Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
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France (XXe s.)

Ce XXe siècle musical est bien entamé, puisque moins de 20 ans nous séparent de sa fin et les bouleversements esthétiques, techniques, sociaux n'ont pas manqué dans ces 80 années, laissant inchangés, cependant, certaines mentalités, certains critères de jugement, certaines constantes de la musique française. C'est ce surprenant mélange de révolution et de continuité qu'il faut essayer d'évoquer. Il a laissé à la France musicale sa place, une des premières, dans la création contemporaine, avec des musiciens de l'envergure de Messiaen, Boulez, Henry, Dutilleux, Bayle, etc., mais elle les « exporte » finalement assez peu, moins qu'autrefois en tout cas. En revanche, elle « importe » beaucoup et reste un lieu d'accueil et de diffusion sans égal pour la musique contemporaine, où les compositeurs de nombreux pays viennent, sinon s'installer, comme c'était le cas au début du siècle, du moins se faire reconnaître ou confirmer. Mais il faut revenir 80 ans en arrière, pour tenter de reconstituer le fil de cette évolution.

L'apogée

Au début du siècle, Paris est peut-être le centre le plus important de la création musicale internationale, avec les Ballets russes de Diaghilev (1909-1929) qui suscitent les plus grands chefs-d'œuvre, puis les Ballets suédois. C'est là que viennent s'installer, pour quelques années, Stravinski (1919-1939), naturalisé français, et aussi Manuel de Falla, Isaac Albéniz, Serge Prokofiev, etc. (Paris a perdu cette place de capitale de la musique nouvelle, aux yeux du monde : elle reste la ville où l'on joue le plus de musique nouvelle, mais sans le retentissement d'autrefois). Cependant, la révolution schönberguienne se passe ailleurs, à Vienne, et elle ne touchera la France qu'après la Seconde Guerre mondiale. Le mécénat privé favorise les artistes et la création (de Diaghilev, la princesse de Polignac). La France se glorifie de créateurs de réputation internationale comme Debussy (qui, de l'« impressionnisme » qui a fait son succès, s'oriente vers un style plus abstrait et décanté, jusqu'à sa mort en 1918) et Ravel (très célèbre depuis Daphnis et Chloé, 1912, et qui connaît, jusqu'à ses dernières années tragiques, un succès égal, en France et à l'étranger, notamment aux États-Unis), cependant que ceux que l'on considère comme la « vieille garde » assurent le lien avec la tradition, Gabriel Fauré (mort en 1924), Vincent d'Indy (1851-1931, professeur éminent de l'école française, qui a fondé en 1896 la Schola cantorum et fait découvrir en France les musiques anciennes, Bach, Monteverdi, etc.). Des musiciens indépendants s'attachent à retrouver le lien avec la terre, les régions, la musique populaire, sans esprit de clocher ou de xénophobie : Joseph Canteloube de Malaret (1879-1957), Maurice Emmanuel (1862-1938), Guy Ropartz (1864-1955), Paul Ladmirault (1877-1944) et surtout Déodat de Séverac (1873-1921), un des plus originaux, auteur d'un libelle sur la Centralisation et les petites chapelles musicales (1908), qui serait peut-être encore d'actualité. Il est significatif que nos musiciens « régionaux » du début du siècle n'aient jamais connu le succès d'un Dvořák, d'un Kodály dans leur pays. Ils étaient censés représenter une « région » plus que l'identité nationale, et on retrouve là le vieux ghetto des régionalismes en France.

   Le succès de l'école française de l'époque, et surtout de Ravel et Debussy, devait fixer, pour tout le siècle, les traits de cette école aux yeux du monde musical international : charme, raffinement, sensualité, clarté, esprit de légèreté. Cette image n'a pas bougé depuis, et même des créateurs aussi mondialement réputés que Messiaen ou Boulez ne l'ont pas changée, puisqu'on les y confronte eux aussi, souvent pour les assimiler à la « tradition » française. Il faut noter qu'après l'influence incroyable de Wagner dans tout l'art français à la fin du XIXe siècle, la France n'a pas été touchée, ou assez peu, par l'épidémie du postromantisme et de l'expressionnisme.

   À cette époque, un des plus grands musiciens français, Edgar Varèse, allait s'établir à New York (1916) et se faire naturaliser américain, préfigurant l'avènement de New York comme centre de l'innovation musicale, après la Seconde Guerre mondiale. Des œuvres aussi « radicales » que Ionisation (1929-1931) ou Intégrales (1924-25) auraient-elles pu être écrites dans la « douce France » badine de l'entre-deux-guerres ?

L'esthétique du divertissement

La fin du premier conflit mondial amène un besoin de divertissement, de rafraîchissement, et, dans la musique, de « nouvelle simplicité ». C'est alors que Cocteau (1889-1963) publie, en 1918, son manifeste le Coq et l'Arlequin, dédié au très jeune Georges Auric, plaidoyer pour une nouvelle musique française, aérée, sobre, sèche, précise, populisante sinon populaire, influencée par le jazz, le music-hall, mais nue et stylisée ; musique où la ligne prime sur le pointillisme debussyste, le « pâteux » germanique, ou la « pédale russe ». Erik Satie, alors âgé de plus de cinquante ans, désigné par Cocteau comme « modèle » et référence pour cette nouvelle musique, réunit autour de lui, en 1919, les Nouveaux Jeunes dont certains se retrouveront parmi le groupe des Six l'année suivante. En 1917, le ballet Parade (argument de Cocteau, décors de Picasso, musique de Satie) avait contribué à lancer cette nouvelle tendance. Ironique destin que celui de Satie, longtemps considéré comme un amuseur, et qui se voit aujourd'hui porté au pinacle, recevant les hommages de John Cage et de la jeune école américaine, devenant le musicien français le plus estimé dans les cercles d'avant-garde, pour de tout autres raisons que celles pour lesquelles l'avait élu Cocteau. Ce renversement de perspectives montre bien que la vision que nous avons de la musique française contemporaine est forcément vouée à se transformer constamment.

   Autour de Satie, devait se former le groupe dit de l'école d'Arcueil, avec Henri Sauguet (1901-1989), Henri Cliquet-Pleyel (1894-1963), Maxime Jacob (1906-1977, entré en religion sous le nom de Dom Clément Jacob) et le chef d'orchestre Roger Désormière. Quant au groupe des Six, il réunissait six compositeurs amis que le critique Henri Collet, en 1920, s'était amusé à désigner ainsi, par analogie avec les Cinq russes, mais qui, sans ce coup de pouce journalistique, n'auraient peut-être pas eu l'idée de s'associer, même temporairement : Georges Auric (1899-1983), Louis Durey (1888-1979), Arthur Honegger (1892-1955), Darius Milhaud (1892-1974), Francis Poulenc (1899-1963) et Germaine Tailleferre (1892-1983). Ils composèrent peu souvent ensemble, à part un petit album pour piano et le spectacle des Mariés de la tour Eiffel (1921), écrit par Cocteau. Autrement, quoi de commun, à part leur évidente « francité », entre un Auric, musicien plutôt intime et secret, derrière ses succès de musique de film et sa carrière officielle ; Francis Poulenc, qui débute comme amuseur-virtuose et qui se permettra de plus en plus de se laisser aller à être grave, religieux ; Darius Milhaud, le plus fécond, puissant et méditerranéen ; et Honegger, d'ascendance suisse, le seul du groupe (avec Louis Durey ?) à n'être pas tenté par le petit format et l'art d'agrément ­ son Roi David (1921) manifestait sans détour son goût de la grandeur, son style compact et ramassé, marqué par la tradition germanique, aux antipodes des joliesses de certains de ses amis. Avec le temps, on peut trouver, en effet, bien distingué et superficiel cet « encanaillement » de la musique, qui s'exhibait dans certaines œuvres de Poulenc, de Milhaud, mais aussi chez Sauguet, et plus tard chez Jean Françaix (1912), Jacques Ibert (1890-1962), Manuel Rosenthal (1904), etc.

   La transposition des musiques de foire ou de jazz manquait souvent de force et de santé, et, même chez Satie, sentait le clin d'œil facile, le parisianisme, le renfermé. On se bornait souvent, pour faire moderne, à décorer un langage traditionnel de petites insolences d'écriture, de cotillons dissonants. On comprend la réaction de rejet de l'école sérielle de l'après-guerre, et de Boulez en particulier, qui avait un peu l'air d'une expiation d'anachorètes intransigeants, après cette débauche d'hédonisme au petit pied. Il reste qu'il faut éviter d'enfermer tous ces musiciens du groupe des Six, ou de l'école française d'agrément qui leur a emboîté le pas, dans l'image qu'ils ont offerte souvent au public, comme piégés par ce qu'on attendait d'eux. Milhaud est plus grand que son Bœuf sur le toit, Poulenc que ses Biches, Auric que la Valse du Moulin-Rouge, Jacques Ibert que ses Escales, malgré les qualités de ces pièces. Pourquoi ne joue-t-on plus leurs œuvres plus ambitieuses, ou si peu ? Est-ce pour payer le prix de certaines complaisances ? Seul en définitive un Ravel est resté intact en sacrifiant au goût du clin d'œil et des citations de musique populaire, sans se diminuer. Parallèlement, un Paul Dukas et un Albert Roussel, épargnés par la mode et le succès, devaient poursuivre jusqu'à leur disparition une œuvre solidement ancrée dans la tradition contrapuntique et harmonique.

   En définitive, la musique française, après la réaction nationaliste antiwagnérienne, en était arrivée à vivre en état de protectionnisme esthétique, fermée aux courants germaniques et italiens, superficiellement ouverte aux musiques populaires (pas assez intimement pour y puiser de la force), et incapable, comme elle l'a toujours été, de se revivifier dans ses propres traditions et dans les musiques du terroir, à de rares exceptions près.