opéra (suite)
L'éveil des nationalismes
En Italie, en Allemagne et même en France, l'opéra fut, à sa manière, « national ». Mais les nationalismes qui s'éveillèrent ailleurs, liés à l'émancipation de nouvelles ethnies, devaient naturellement être édifiés sur un folklore épique ou musical, limitant ainsi une expérience à laquelle seule la Russie saura donner une portée universelle.
L'Espagne
La tonadilla avait survécu avec Laserna, Moral et Manuel García (l'interprète de Rossini), plus tard avec F. Sors, et Gomis, cependant que J. C. de Arriaga, mort à vingt ans, donnait à Bilbao en 1820 des Esclavos felices, qui évoquaient plutôt Schubert. Dès 1830, le vieux processus du XVIIIe siècle se reproduisit : on traduisit les opéras italiens, puis des Italiens vinrent écrire en espagnol, alors que, au contraire, Tomas Genovès (1806-1861) donnait el Rapto (1832), puis se fixait en Italie. Les poèmes de Métastase, traduits, furent mis en « zarzuelas » par Baltasar Saldoni (1807-1889), Ramón Carnicer (1789-1855) et Don Hilarion Eslava y Elizondo (1807-1878), auteur de las Treguas de Ptolemeida (1842). Ce genre composite se perpétuera avec Francisco Gomès, Ignacio Ovejero, puis Cuyas, Rovira, Gironella, Grassi, Sariols, et Joaquin Espin Guillén (Padilla o el asedio de Medina, 1845), lorsqu'en 1856 s'ouvrit à Madrid le Teatro de la zarzuela, réservé au théâtre espagnol authentique, comique ou sérieux.
À l'origine, la zarzuela grande était en fait un opéra en 3 actes, plus proche de celui d'Auber ou de Donizetti que de l'ancienne tonadilla, comme en témoigne Jugar con fuego (1851) de Francisco Asenjo, dit Barbieri (1823-1894). De même, Emilio Arrieta (1823-1894) obtint plus de succès en transformant sa Marina en grand opéra (1871) ce que Gounod venait de réaliser avec Faust , dont le style évoquait plus Verdi que celui des véritables auteurs nationaux. C'est dans la zarzuela authentique qu'excella un Joaquin Gaztambide (1822-1870), auquel succédèrent les auteurs de zarzuelas pequeñas Ruperto, Chapi, Giménez, et Tomas Breton (1850-1923). Ce dernier écrira même un opéra de trempe vériste (la Dolorès, 1895), au moment où Albéniz, Granados et De Falla s'essayent au contraire à la zarzuela populaire avant d'élargir leurs horizons. Face à la toute-puissance de l'opéra italien, il faudra longtemps pour imposer un véritable opéra national. Felipe Pedrell (1841-1922), qui fut avec Asenjo-Barbieri le père de la musicologie espagnole, écrivit en catalan le Dernier Abencérage (1874) et les Pyrénées (1902), qu'on créa à Barcelone… en italien.
La Pologne
Des vaudevilles y avaient paru dès le XVIIIe siècle, mais la Misère rendue heureuse (1778) de Kamiensky (1734-1821), le Miracle supposé (1794) de Jan Stefani, les œuvres de Jan Holland, puis de Josef Elsner (1769-1854), le maître de Chopin, se référaient plus au style galant de Mannheim qu'au fonds national. Celui-ci se dégagera grâce à Stanislas Moniuszko (1819-1872), qui fit de Halka (1847) la première œuvre autochtone véritable, puis utilisa largement le chœur dans Hrabina (1860) et dans Straszny Dwor (1865), sans toutefois faire école.
La Hongrie
Il est aisé de comprendre qu'un opéra magyar ne pouvait naître avant longtemps, et, encore au XIXe siècle, c'est à l'étranger que Liszt, Goldmark, Heller, Remenyi, Kalmán, Lehar, etc., recherchèrent le succès. Parmi les plus anciennes tentatives nationales on retient, en 1793, Pikko Herceg et Jutka Perzsi de Josef Chudy, puis Béla Futása (la Fuite de Béla) de Ignác Ruzitska en 1822, avant l'affirmation d'une véritable école, née avec Ferenc Erkel (1810-1893), qui donna Báthory Mária en 1840, et surtout Hunyadi Laszlo (1844) et Bánk Bán (1861). Grâce à son action, Mihaly Mosonyi (1815-1870) put renoncer à écrire en allemand, et tira de l'épopée nationale Szép Ilon (1861) et Almos (1862, créé en 1934), où il eut recours au folklore verbunkos et aux chœurs populaires.
La Tchécoslovaquie
Avant que des frontières ne puissent aussi y définir une école, les musiciens originaires de Bohême avaient déployé une vaste activité autour de l'école de Mannheim : Benda, Kohut, Vorišek, Vranicky (devenu Wranitzky à Vienne), Tomašek écrivirent en allemand, ou en italien comme Myslivecek (1737-1781), que sut apprécier Mozart. Si les premiers essais en langue nationale remontaient à 1737, le chemin fut long avant la traduction en tchèque d'un opéra de cour viennois (la Famille suisse, de Weigl, en 1823) et l'ouverture de l'Opéra national, en 1826, avec Dráténík de František Škroup (1801-1862). La langue allemande y alterna longtemps avec le tchèque, et si Smetana choisit d'emblée l'épopée nationale (les Brandebourgeois en Bohême, 1866) et s'illustra dans la tragédie comme dans la comédie (la Fiancée vendue, 1866), il n'aborda guère plus les problèmes de la langue que Dvořák, dont Alfred (1870) fut écrit en allemand, et qui ne changea en rien son style dans Rousalka (1900) et Armide (1902), alors que Fibich, Foerster et déjà Janáček (v. infra) avaient virtuellement résolu la question.
L'opéra russe
À la mort de Fomine, on se souciait encore peu que l'opéra fût ou non l'expression profonde de la langue, mais Boieldieu devait pourtant être, de 1803 à 1811, le dernier hôte étranger qui l'ignorât. Parmi de nombreux Italiens venus encore tenter l'aventure, Catterino Cavos (1776-1840), après avoir abordé d'une même plume l'opéra-comique français et l'opérette russe, s'inspira dès 1803 du véritable fonds merveilleux slave, avec le Prince invisible, Ilya le bogatyr, l'Oiseau de feu et même Ivan Soussanine (1815), faisant preuve d'une science que ne pouvaient posséder les Alabiev, Titov, Varlamov et autres auteurs de romances à la mode. Si l'excellent Degtiariov (1766-1813) réserve au genre oratorio de véritables épopées populaires, et qu'Alexis Lwov (1799-1870), auteur de l'hymne russe, continue jusqu'à sa mort à écrire en italien et en allemand, Alexis Vierstowsky (1799-1862), dans un romantisme un peu naïf, dépasse largement les données du vieux vaudeville, et pose avec son Tombeau d'Askold (1835), demeuré longtemps à l'affiche, les bases mêmes des structures de l'opéra national.
C'est grâce à sa naissance aristocratique que Glinka (1804-1857) put acquérir une vaste culture cosmopolite, puis se faire ouvrir toutes les portes : sa Vie pour le Tsar (1836), qui reprend le sujet de Soussanine traité par Cavos et exalte un thème patriotique par excellence (la fondation de la dynastie des Romanov), ne s'en coule pas moins malgré ses nombreux chœurs assez originaux dans les moules franco-italiens, assortis d'un discret emprunt aux échelles modales slaves. Ces audaces, plus évidentes dans Rousslan et Lioudmila, d'après Pouchkine (1842), firent condamner l'œuvre par l'aristocratie pétersbourgeoise, qui la jugea trop slave ; pourtant, Glinka qui s'était contenté d'adapter a posteriori des paroles à sa musique n'avait pas même songé aux problèmes de la phonétique. Dargomyjski (1813-1869) les résoudra magistralement avec sa Rousalka (1855) et surtout son Convive de pierre (inachevé), mis en musique sur le texte même de Pouchkine, sans l'intermédiaire d'un livret (LITTERATÜR-OPER). Mais si elles épousent toutes les inflexions du langage, ces deux œuvres se dégagent encore mal des structures fermées traditionnelles ; c'est pourtant avec un réalisme sans précédent (le réalisme étant, depuis deux siècles, l'apanage du genre comique) qu'il traduit dans sa Rousalka la folie d'un meunier, par une déclamation haletante et non plus au moyen des coloratures italiennes.
Cette même « quête de vérité », Moussorgski (1839-1881) lui donna d'emblée toute sa force dans son acte unique le Mariage (1868), d'après le texte de Gogol, réalisant ainsi l'union absolue du vers et de la musique tant chantée qu'instrumentale dans un langage absolument « inouï », où la conversation musicale n'est brisée par aucune césure et ne contient aucune aria. Le génie de l'auteur, l'un des plus étonnants précurseurs qui fût jamais, n'explique pas tout : la Russie, nation neuve, n'avait eu à surmonter ni héritage classique, ni romantisme, ce courant s'avérant lettre morte pour la nature réaliste de Moussorgski, qui fonde sa sémantique sur la rythmique de la langue, sur les modes et les accords de la vieille liturgie, procédés « barbares » qui deviendront la base des langages de Ravel, Bartók et Stravinski. Moussorgski magnifia aussitôt ses découvertes dans Boris Godounov (1869 et 1872), opéra fait de courts tableaux en structures ouvertes, riche en chœurs d'une puissante originalité, où les rares citations du folklore s'incorporent sans hiatus à la langue générale, langue sans équivalent dans toute l'Europe, et où la peinture des caractères et l'emploi du leitmotiv sont poussés beaucoup plus loin que chez Verdi et Wagner qu'il se targuait d'ignorer. Et c'est pour marquer davantage son désengagement vis-à-vis de la tradition qu'il baptise ensuite sa Khovanchtchina « drame musical populaire ».
Son message demeura pourtant lettre morte (sauf pour Debussy qui en eut connaissance), ses œuvres ayant été divulguées longtemps plus tard dans les arrangements très occidentalisés de Rimski-Korsakov (1844-1908). Ce dernier, compagnon d'armes des premières années de Moussorgski, avait d'abord conçu une puissante Pskovitaine (1873) dans un esprit assez proche de Boris, avant de retourner aux schémas traditionnels dans un merveilleux assez naïf, réussissant enfin une meilleure synthèse du langage et de la forme dans Mlada (1892), Sadko (1898), et plus encore dans Katschei l'immortel (1899) et le Coq d'or (1907), deux œuvres qui annoncent respectivement Debussy et Stravinski et qui représentent certainement ce que l'opéra européen pouvait offrir de plus avancé sur le plan de l'écriture musicale. S'il faut aussi saluer dans le Prince Igor de Borodine une intéressante opposition entre folklores russe et oriental, mais dans un cadre dépassé, on peut oublier les opéras de César Cui, moins russe que français (cf. Angelo, d'après Hugo, 1876), cependant que l'influence allemande laissait des traces dans Doubrowsky (1895) de Napravnik (1839-1916), et même chez Anton Rubinstein (1829-1894), dont le Démon (1875) et le Marchand Kalashnikov (1880) contiennent néanmoins quelques beaux exemples de réalisme. Et, malgré sa prédilection pour Wagner, dont il traduisit et divulgua l'œuvre, A. Serov (1820-1871) s'était parfois rapproché de l'idéal réaliste, dans Judith et Holopherne (1863) et Rogneda (1865), œuvres demeurées en deçà de leurs ambitions. Tchaïkovski (1840-1893), enfin, sans chercher à briser les moules traditionnels, s'inspira de Gounod et de Schumann, mais n'en donna pas moins de très émouvants portraits de la bourgeoisie russe dans le slavisme authentique d'Eugene Oneguine, d'après Pouchkine (1879), où l'introspection psychologique débouche sur un lyrisme pathétique que l'on retrouve dans la Dame de pique (1890) et jusque dans l'épopée (Mazeppa, 1884).