Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
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Wagner (Wilhelm Richard) (suite)

Le théâtre lyrique, lieu d'initiation

On ne comprendrait rien au génie de Wagner si l'on ne voulait voir en lui qu'un compositeur d'opéras parmi les plus joués du répertoire. Obsédé toute sa vie par la fondation d'une école, Wagner considérait le théâtre lyrique comme le lieu d'une initiation. C'est en ce sens qu'il faut comprendre les termes « jeu scénique solennel » (Bühnenfestspiel) et « jeu scénique solennel sacré » (Bühnenweihfestspiel) attachés à l'Anneau et à Parsifal. La fusion entre les différents arts (poésie, musique, théâtre, danse) obéit par conséquent à un projet pour l'homme, dont Wagner a tenté de définir les lignes dans ses différents essais théoriques : il s'agit, pour commencer, de débarrasser l'Allemagne de ses aspirations troubles, d'évacuer les démons (juifs pour la plupart) importés d'Europe au temps de l'Aufklärung. On restaurera ainsi un nouveau berceau de civilisation, où pourront se régénérer et se reconnaître un peuple, une génération, une époque.

   Alors que le rationalisme de l'Aufklärung ramenait l'art à une imitation de la Nature, le génie allemand dégagera une vérité au-delà des apparences. Une telle attitude, recherche constante de l'identité individuelle en relation avec l'appartenance au Tout, est, selon Wagner, l'expression la plus haute de la vraie foi ; elle définit une communauté nationale, terme plus mystique que politique, mais dont il conviendra de traduire politiquement l'impérieuse nécessité.

   La tragédie, alpha et oméga de tous les autres arts (tous viennent d'elle et tendent à y retourner), apparaît au compositeur le meilleur moyen d'aider les hommes à communier au spectacle de leur propre aventure : ils s'y reconnaîtront, prendront conscience d'une même détresse. Dès lors, ils n'auront de cesse de mettre un terme à leur errance souffrante en se regroupant derrière un chef capable de porter le poids de l'exigence spirituelle de ses sujets et de la traduire en actes.

   L'artiste, au cas où le souverain oublierait ce devoir sacré, interviendra pour éclairer l'âme de ceux qui cherchent et les guider provisoirement. C'est ce rôle que Wagner estime jouer à son époque. Et si le compositeur ne formula clairement les principes du drame musical qu'au moment où il construisait l'Anneau du Nibelung, toutes ses œuvres antérieures, à compter du Vaisseau fantôme, conduisent à cette alchimie où le texte devient musique, la musique action et l'action théâtre.

Un langage personnel

Il n'est pas indifférent, bien au contraire, que Wagner ait été le premier compositeur à écrire lui-même ses livrets. L'unité de sa pensée créatrice demeurant assurée, les livrets furent naturellement rédigés, dans leur durée comme dans leur structure, en fonction de la partition à venir. Restant maître de son temps dramatique, Wagner renonça progressivement au découpage traditionnel des opéras en airs, récitatifs et ensembles. Plus exactement, il rejeta leur juxtaposition arbitraire pour les réintroduire dans la continuité du drame, dont le déroulement ne pouvait être rythmé par des numéros au rôle trop précis : celui, par exemple, d'assurer à chaque soliste, en quantité équivalente, des « moments de bravoure ».

   Rejetant de même la succession de mélodies autonomes, il crée la mélodie continue, tout entière issue du discours et le soutenant. Il est ainsi conduit à inscrire le mouvement musical dans de longs espaces de temps, qu'il baptise « actes » sans rechercher pour eux une terminologie nouvelle : comment, d'ailleurs, qualifier les quatre tableaux de l'Or du Rhin, exécutés sans interruption ? C'est l'alternance des rythmes qui structurera la partition du drame musical, reproduisant une sorte de respiration tout à la fois physique et intellectuelle.

   De ce point de vue, le rythme de la phrase musicale est lié à celui de la phrase écrite. L'alternance des sonorités, des consonnes et voyelles, la sonorité propre de la phrase induisent son traitement musical, pléonastique, complémentaire ou contradictoire, faisant du texte lui-même une partition.

   Au balancement régulier de la poésie classique allemande (Goethe, Schiller, etc.), qu'il imite au début, Wagner substitue bientôt un langage plus personnel. Retrouvant, peut-être inconsciemment, le Stabreim du Moyen Âge allemand, il est le premier à utiliser rationnellement les multiples possibilités de la langue allemande dans un but musical. Il remplace la rime par une succession d'allitérations qui rythment des phrases à la syntaxe très libre. Le procédé culminera dans Tristan, mais ne figurera plus dans les Maîtres (rimés) que de manière négligente ou narquoise. Quant au texte de Parsifal, il n'obéit plus à d'autre règle que celle d'une musicalité propre, sereine, comme parfaitement maîtrisée : la lente minutie avec laquelle Wagner composa la partition explique sans doute l'adéquation parfaite entre notes et mots. Il est enfin le premier à avoir utilisé la respiration ou le cri comme modèles pour un développement musical, le premier aussi à caractériser des personnages par l'emploi exclusif de certaines sonorités verbales.

   La musique elle-même est action : les préludes et ouvertures ne sont plus de simples morceaux symphoniques plus ou moins bien accrochés à l'œuvre ; ils résument l'action passée ou à venir, introduisent en un lieu, préparent un climat, annoncent un personnage ou un événement, et ne se contentent plus d'exposer les thèmes des airs principaux. Certes, l'éthique de la philosophie allemande a toujours chargé la musique d'un sens qui dépasse le plaisir de l'oreille : venant après Weber et Beethoven, Wagner voyait sa route tracée. Il lui revient de l'avoir explorée complètement.

   Le rôle ainsi dévolu à la partition est tout d'abord permis par l'emploi systématique du leitmotiv, ou motif conducteur. Chaque personnage, dans les différents aspects de son histoire ou de sa personnalité, chaque sentiment, objet, situation, se voient attacher un thème, parfois réduit à quelques notes, ou à un accord, voire à une tonalité ou une structure rythmique. Chaque motif est susceptible d'altérations, de renversements, d'autant de modifications qu'il sera nécessaire pour traduire musicalement l'évolution d'une pensée. Il ne s'agit pas d'une « carte de visite » ou d'un commentaire pléonastique, mais bien d'un langage parallèle.

   Toutefois, Wagner ne comprit qu'avec l'Anneau tout le parti qu'il pouvait tirer du motif conducteur. L'ouverture du Vaisseau fantôme expose les thèmes du Hollandais, du Rachat par l'amour et du Chœur des matelots, mais ils reviendront dans la partition sous la même forme et dans la même orchestration, utilisés plus comme repères mnémotechniques que pour préciser la psychologie des héros. Tannhäuser et Lohengrin témoignent d'une lente évolution : l'augmentation du nombre des leitmotive permet naturellement de diversifier leurs fonctions. Mais, de l'Or du Rhin à Parsifal, Wagner ne cessera de raffiner son système, en liaison avec les progrès de son langage orchestral. Car le rôle dévolu à l'orchestre est bien entendu fondamental, et pas seulement parce que l'orchestration, elle aussi, sert aux variations des motifs. Le drame musical exige en effet de l'orchestre une participation constante aux fluctuations de l'action.

   À dire vrai, Wagner a peu innové en matière d'orchestre : il emploie celui de Beethoven (le Beethoven de la 9e Symphonie) en renforçant les pupitres de cuivres. Ses trouvailles en matière de coloris et d'alliages de timbres viennent plutôt de la révolution qu'il introduit dans l'harmonie. La cassure, cette fois encore, se situe au niveau de Tristan. Jusque-là, Wagner est fondamentalement tonal, modulant peu, même si l'écriture harmonique se complique au fur et à mesure qu'il acquiert du métier. Non que Tristan échappe réellement aux lois de la tonalité, mais Wagner y rompt avec Beethoven (accords parfaits, tonalités précises, cadences stables, etc.) pour retrouver Bach et exacerber le chromatisme. L'écriture devient contrapuntique, chaque partie acquiert son autonomie, et les leitmotive circulent librement de l'une à l'autre, donnant à la trame musicale une animation constante.

   Souvent, Wagner affleure la bitonalité : cette incertitude savamment calculée le conduit à utiliser de préférence appoggiatures, altérations, notes de passage, et surtout les accords de septième et de neuvième, soumis à un travail complexe et novateur quant à leur agencement. Tristan, en particulier dans l'acte III, donne donc l'exemple : il n'en faudrait pas croire pour autant que, dès ce moment, Wagner n'évoluera plus : les Maîtres apparaissent essentiellement diatoniques, tandis que Siegfried (pour l'acte III) et le Crépuscule des dieux, d'une part, Parsifal, d'autre part, seront soumis à des recherches assez différentes quant à la polyphonie, l'art de moduler, de structurer les cellules musicales, d'orchestrer enfin.