Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
A

arabe (musique)

Musique modale, monodique, de transmission orale ou codée.

Les termes de " musique arabe " ou " musique orientale " ont longtemps désigné les musiques conçues ou interprétées au sein de l'islam arabo-irano-turc, sans différencier les spécificités nationales ou locales ou les hybridations exotiques. Si l'on se réfère aux structures modales maqam (modes arabo-irano-turcs), est arabe une musique mettant en jeu des structures : intervalles, genres tétracordes, formules mélodico-rythmiques, modes traditionnels développés au sein de l'islam arabo-irano-turc et dont la forme, improvisée ou composée, les thèmes, les particularités, le rythme, etc., relèvent plus précisément de traditions arabes ou assimilées. On y utilise, entre autres, des intervalles spécifiques que les musicologues mesurent en quarts de ton ou en commas. Si l'on se réfère aux rythmes, la musique arabe (de même que les musiques iranienne, turque, etc.) peut faire appel à une multitude de rythmes binaires ou boiteux dont les cellules juxtaposent, en application de codes précis, des temps denses (dum) et des temps clairs (tak), selon le point d'impact sur l'instrument de percussion. Si l'on se réfère à un critère ethnique, on considère comme arabe toute musique perpétuée ou créée dans un pays arabe, à l'exception des compositions ou interprétations délibérément occidentales. Si l'on se réfère à la langue, on remarque que de nombreuses chansons arabes du XXe siècle, composées sur un livret arabe classique ou contemporain, sont habillées d'orchestrations ou d'harmonisations occidentales et néanmoins considérées comme arabes.

Des origines au VIIe siècle

À l'origine, la musique « bédouine » de la période antéislamique (jahilya) est essentiellement vocale, de tradition orale, et utilise la psalmodie (tartil), la récitation modulée (inchad), la poésie (chir) scandée par des percussions ou la mélopée du caravanier (huda'). Outre le tambourin (daff), les instruments accompagnateurs sont le hautbois (mizmar, zamr), la vièle monocorde (rababa) ou des luths archaïques (mizhar, muwattar, kiran, puis tunbur et tanbura). Des joutes et tournois poétiques ont lieu à La Mecque autour de la Pierre noire (Kaba). Au XXe siècle, on peut avoir une idée de ce que fut cette musique archaïque en découvrant les manifestations traditionnelles des Bédouins, nomades et villageois, les fêtes collectives de la péninsule et du golfe arabiques (sawt et fjir, etc.), les joutes scandées du Liban (zajal), qui minimisent le rôle des instruments.

   Dès le VIe siècle, s'amorce au Moyen-Orient une confluence artistique entre les traditions bédouines et les cultures byzantine et perse sassanide, autour des principautés de Hra et de Ghassan. Au VIIe siècle, l'essor de l'islam va catalyser cette confluence et établir ses fondements techniques avec le rythme (qa), le chant élaboré (ghina) et le luth à manche court (ud). Ces trois éléments définissent une musique « méta-hellénique », monodique, improvisée sur un code modal, dont les intervalles, les genres tétracordes, les modes et les mélodies sont conçus sur le ud avant d'être confiés à la voix du chanteur qui véhicule les mots, la poésie et l'émoi (tarab) en fonction de l'état d'âme (ruh) de l'assemblée.

Apogée abbasside (VIIIe-XIIIe s.)

Sous les califes omeyyades, les musiques de Médine, La Mecque et Damas restent tributaires de préjugés « sémitiques » et confessionnels ; jugées comme un art ludique, elles sont plus volontiers confiées à des esclaves, à des étrangers (Persans ou Noirs), à des minoritaires non musulmans ou à des « entraîneuses » (qayna, qiyana).

   Du VIIIe au XIIIe siècle, le mécénat des califes abbassides d'Iraq accentue les influences helléniques et persanes et marque les âges d'or de la musique au sein de l'islam, en dehors de tout préjugé racial ou religieux, d'où la prolifération des manuscrits et l'hégémonie des savants et artistes : Zalzal, Ibrahm Mawsil (VIIIe s.), Ishaq Mawsil, Ziryab, Kind (IXe s.), Munajjim, Isfahan, Farab (Xe s.), Ibn-Sna, dit Avicenne (XIe s.), Safiy al-Dn (XIIIe s.), Abd al-Qadir Ibn-Ghaib al Hafiz al Maraq (XIVe s.), etc., conduisant à une musique de haute technique conçue sur des ud à cinq rangs couvrant plus de deux octaves, admettant le démanché et les nuances dynamiques et décrivant les genres et modes selon un système commatique. Improvisée au sein des cénacles savants ou à la cour, cette musique raffinée a parfois utilisé des notations alphabétiques. Au XXe siècle, les intervalles commatiques sont encore utilisés en Turquie, par l'école de luth de Bagdad et dans des églises d'Orient (Grèce, Syrie, Iraq, etc.). Ils donnent une idée de ce que fut la technique à l'apogée du XIIIe siècle.

Expansion andalouse (IXe s.)

Au IXe siècle, une rivalité entre deux solistes de Bagdad, Ishaq Mawsili et Ziryab, provoque le départ de Ziryab pour le Maghreb et l'Espagne musulmane, où il est accueilli à Cordoue par le calife omeyyade. Ziryab, muni d'un ud à cinq rangs et créateur d'une école rationnelle de musique, aurait ainsi favorisé l'essor de la musique arabo-andalouse, illustrée par vingt-quatre « suites » (nawba). Au XXe siècle, cette musique survit au Maghreb (Maroc, Algérie, Tunisie). Elle a conservé des aspects archaïques et ne module pas, restant dans un mode unique durant le déroulement de la « suite ». Afin de pallier les imprécisions dues aux périodes coloniales, il importe de bien restaurer son esprit et sa technique avant de la diffuser.

   Également amorcée à Bagdad et développée en Andalousie au IXe siècle, une réforme de la prosodie conduit à une nouvelle forme poétique, le muwachchah, qui, supplantant l'ancienne qasda, est encore considéré au XXe siècle comme le symbole du classicisme arabe musico-poétique, sous forme de longues suites modulantes appelées fasil ou wasla, et présentant de nombreuses variantes locales.

Récession (XIVe-XIXe s.)

La prise de Bagdad par les Mongols (1258) et celle de Constantinople par les Turcs (1453) modifient l'équilibre de l'islam arabo-irano-turc. L'élitisme musical passe du mécénat des califes abbassides à celui des empereurs ottomans, et les meilleurs artistes sont consacrés à Istanbul. La musique des « provinces arabes » devient un art récessif de colonisés, d'où la régression des formes savantes ou instrumentales et le regain des formes populaires ou vocales, qui se différencient mieux de l'art ottoman.

Réveil du XIXe siècle

Au XIXe siècle, la musique ottomane est florissante et la situation des pays arabes limitrophes de la Turquie reste acceptable. L'Iraq maintient la tradition confluentielle arabo-irano-turque à Bagdad et à Mossoul, avec le genre dit maqam al-iraq, poème chanté par un soliste, le maqamtch, accompagné par un quatuor spécifique, le tchalgh, comportant une cithare-tympanon (santur), une vièle (jawza), un tambour-calice (tabla) et un tambour de basque (daff ou reqq). Ce maqam va être rénové par Rahmallah Chiltag, Ahmad Zaydan et Molla Othman Mawsil, avant d'être repris par les grands chanteurs iraqiens du XXe siècle : Rachd Kundarj, Muhammad Qubbanj et Yusuf Omar. Mais la résurgence de la tradition abbasside élitaire du ud ne se fera qu'en 1936 avec Cherif Muhieddin et son école de luth de Bagdad.

   En Syrie, Alep perpétue le muwachchah, et Damas la notion de classicisme. Au milieu du XIXe siècle, Michel Muchaqa propose une réforme de la théorie et de la pratique du ud et Abu-Khall Qabban rénove le style des chants profanes. Ils annoncent les grands artistes du XXe siècle : le « prince du luth » Omar Naqichbend et le chanteur Sabah Fakhr.

   En Égypte et au Maghreb, la musique s'est appauvrie. À la fin du XIXe siècle, un musicien du Caire, Abdu al-Hammul, a l'idée d'emprunter à Istanbul de nouveaux modes (maqam) et à Alep son art du muwachchah. De toutes parts jaillit l'idée de retourner aux âges d'or et d'analyser les musiques arabes pour mieux les confronter aux musiques européennes. C'est le réveil du nationalisme arabe.

Médias du XXe siècle

Au début du XXe siècle, l'effondrement de l'Empire ottoman facilite le réveil du nationalisme arabe et une renaissance (nahda) littéraire et musicale très active en Égypte. Cette renaissance s'attache au renouveau folklorique (Sayyd Darwch) et classique (Congrès de musique arabe, Le Caire, 1932). Deux talents vocaux exceptionnels (Umm Kulthum et Muhammad Abd al-Wahhab) vont régner sur un demi-siècle de chanson arabe et enchanter les foules. La qualification des artistes égyptiens les incite rapidement à dominer les médias arabophones (cylindre, disque, film, radio, télévision, cassettes), imposant leur style et leurs productions. Mais cette suprématie finit par se changer en monopole du divertissement, étayé par des œuvres commerciales ou démagogiques abusant du mélodrame et des effets faciles. À ce jour, les masses arabes sont dominées par les « variétés » égyptiennes, effet encore accentué par les télévisions qui ont imposé au sein des familles le visage des vedettes élues, les mélodies et les formules stéréotypées.

   Après 1950, le Liban amorce une renaissance folklorique concrétisée par des opérettes ­ destinées aux festivals de Baalbek et confiées principalement à la plume des frères Rahban ou à la voix tendre de la chanteuse Fayrouz ­, colportant une musique hybride promouvant modes orientaux, orchestrations occidentales et danses populaires arabes (surtout la dabka). De réels talents, comme ceux du chanteur Wadi al-Saf ou du joueur de buzuq Matar Muhammad, doivent se frayer un chemin ardu entre les monopoles du Caire et de Baalbek.