chant (suite)
La persistance du bien-chanté
S'il est exact que, durant un siècle entier, cette tendance à chanter toujours trop fort allait s'accroître, suscitant par réaction la naissance d'une école incitant à chanter systématiquement tout trop piano, avant que le fossé ne se creusât irrémédiablement entre ces deux tendances, une certaine fidélité à la tradition du bien-chanté persista :
dans les pays demeurés hors des nouveaux courants de création lyrique (États-Unis, Espagne, Scandinavie, etc.), et dont les écoles de chant, comme les publics, restèrent attachés aux normes anciennes ;
dans l'école française d'opéra-comique et d'opéra lyrique, dans l'école russe ou chez les Slaves, où se perpétua la tradition d'un chant toujours attaché à traduire toutes les nuances de l'expression ;
au sein même des courants progressistes, où, tout en adoptant une dramaturgie nouvelle, certains auteurs (Puccini et Cilea en Italie, par ex.) surent néanmoins préserver intactes les prérogatives du chant ;
auprès de certaines catégories vocales délaissées par les auteurs modernes : les ténors légers, les sopranos légers, entre autres, dont le répertoire ne fut pas renouvelé, demeurèrent les héritiers de l'ancien style de chant, au point que la pureté du chant d'un John McCormack (1884-1943), des Devriès, Sobinov, Smirnoff, Jadlowker, d'une Maria Barrientos (1884-1946), d'une Amelita Galli Curci (1882-1963), d'une Toti Dal Monte (1893-1975) acquit une saveur presque anachronique ;
par la pérennité d'une école de chant entretenue par les disciples directs des enseignants formés du vivant de Rossini.
En effet, durant les cinquante années qui suivirent la mort de Rossini (1868), l'interprétation vocale avait subi des bouleversements profonds, dus, bien souvent, à des phénomènes sociologiques particuliers ou communs à tous les pays : ainsi la promotion de nouvelles classes sociales, souvent très éprises de musique et s'accordant mal avec les derniers feux d'un bel canto aristocratique, classes qui se reconnurent plus facilement dans les opéras du type naturaliste, peu enclins aux raffinements de l'art vocal ; ainsi une certaine démesure du postromantisme, tant dans l'Allemagne de Bismarck où le concept du surhomme nietzschéen se doubla, sur les scènes d'opéra, par le culte d'un gigantisme vocal sans fondements, qu'en France où un même besoin de violence, attisé par l'exaltation d'un passé national grandiose destinée à venger l'affront de la récente défaite, rassemblait pêle-mêle le grand opéra, le drame naturaliste, l'interprétation « héroïque » des œuvres de Wagner et de Verdi, cependant que s'accentuait le divorce entre ce style nouveau et l'art vocal « élitaire » cher aux milieux symbolistes et aux auteurs de la mélodie française, tous également hostiles aux plus diverses manifestations de la lyrique italienne. L'héritage belcantiste, qui ne survivait qu'au travers de la faveur populaire envers le vieil opéra-comique, ne pouvait se perpétuer, ne serait-ce qu'en raison de la faible qualité musicale et dramatique de ce répertoire.
Le déclin de l'art du chant
Entre 1900 et 1920 allait donc s'établir un style de chant quelque peu passe-partout, et lorsque l'écriture vocale ne fut plus enseignée aux compositeurs, l'évolution de l'art du chant se sclérosa. L'influence des nouvelles générations fut, dans ce domaine, quasi nulle jusqu'aux alentours de 1950. Alors, des auteurs tels que Luciano Berio, Pierre Boulez, Betsy Jolas, Penderecki, etc., bien que dans un contexte musical très différent, renouèrent avec les vieux principes d'un chant instrumental n'ayant d'autre objet que soi-même. Mais avant ces courants récents, un même type de chant assez déclamatoire avait donc été appliqué aux styles les plus divers, et il l'est encore souvent aujourd'hui, notamment en France. Il est curieux de constater, entre autres exemples, que le chant wagnérien fut absolument trahi en Allemagne (par la volonté expresse des héritiers de Wagner, qui lui appliquèrent ce style déclamatoire) alors qu'il sut conserver une grande partie de sa pureté aux États-Unis, jusqu'aux approches de 1940. Ces conceptions furent également répandues par quelques grands chefs d'orchestre qui allaient succéder dans la faveur du public aux cantatrices, ténors ou pianistes virtuoses naguère adulés : le cas de Gustav Mahler, privilégiant les « acteurs » aux dépens des « chanteurs », en est significatif, mais plus encore celui d'Arturo Toscanini (1867-1957), mythifié pour son prétendu respect apporté aux partitions dont il n'observait, en réalité, que certaines prescriptions instrumentales, manifestant par ailleurs le dédain le plus absolu à l'égard des volontés des compositeurs en matière d'écriture vocale, ne respectant ni les tempi rubati, ni les nuances, ni l'ornementation écrites, et pratiquant au besoin la suppression des pages qui lui déplaisaient !
Malgré tout, le processus de décadence fut assez lent pour que le disque, apparu dans les années 1900, nous ait conservé l'image sonore des innombrables grands chanteurs de cette époque. En 1913, un spécialiste du chant tel que Reynaldo Hahn jugeait la santé de cet art irrémédiablement compromise par rapport à un passé récent. Mais le disque, même s'il ne sélectionnait que les meilleurs chanteurs, fut le parfait témoin de ces mutations quasi physiologiques : la raréfaction des grands sopranos dramatiques au-delà des années 20, l'inaptitude aux nuances et à la colorature de la plupart des interprètes doués de grandes voix, l'adhésion des nouvelles écoles au chant déclamé. Il nous révèle cependant que les plus éminents représentants de la nouvelle vague lyrique avaient d'abord été d'excellents chanteurs formés selon les plus pures exigences du vieux style : Gemma Bellincioni (1864-1950), Eugenia Burzio (1879-1922), Anna Bahr-Mildenburg (1872-1947), Enrico Caruso (1873-1921), Ernst Van Dyck (1861-1923), Titta Ruffo (1877-1953), Fedor Chaliapine (1873-1938) et bien d'autres qui connurent d'abord un légitime succès et purent ensuite malmener des voix encore capables de résister à ces excès, mais autant de grands interprètes dont les successeurs ne copièrent que les manifestations extérieures de ces excès.
Au-delà de 1940, ces excès devinrent la base même des études du chant et, lorsque la guerre eut précipité le déclin d'une tradition dont les derniers représentants s'éteignaient après de longues carrières sainement conduites, de nouvelles valeurs en particulier le physique et le jeu de l'acteur, impossibles à ignorer à l'ère du cinéma remplacèrent celles du chant, au lieu d'y ajouter leur nécessaire complément. L'enseignement perdit peu à peu toute base solide et les grandes Méthodes furent oubliées ou ignorées. Parallèlement, les techniques modernes d'enregistrement fournissaient une image totalement artificielle de la voix chantée, une image déformée que tentèrent maladroitement de reproduire de nouvelles générations de jeunes chanteurs qui, du fait de la guerre, n'avaient jamais pu apprécier, au théâtre, les derniers tenants de la vieille école, dont l'éclatante supériorité était démontrée par le nombre : à la veille de 1900, la Scala de Milan comptait un fichier de deux cent quatre-vingt-dix ténors prêts à intervenir à la moindre défaillance de l'artiste engagé ! Les années qui suivirent 1950 virent avaliser ce renoncement au texte écrit, à ses nuances, à ses exigences de diction et de virtuosité. Le mélange des registres n'étant plus enseigné, non plus que la messa di voce (BEL CANTO), le chant devint monocorde, parfois lourd, dur, inapte à l'interprétation du fait de voix courtes, forcées, blanches et pauvres en ressource musicale, et dont le style musical déficient n'était que le fruit d'une technique vocale déficiente. Impossible à soumettre à ce chant athlétique, le répertoire de concert, d'oratorio et de mélodies fut, en revanche, trop souvent abandonné à d'excellents musiciens ne disposant pourtant d'aucune base de technique vocale. Et c'est en l'absence de toute unité d'école de chant que cet après-guerre ne put tresser de couronnes qu'à une poignée d'artistes lyriques, parfaitement exceptionnels dans tous les sens du terme, sans que le public semble avoir bien perçu, pour nous en tenir à deux exemples éloquents, quelle prodigieuse technique de chant avait soutenu les premiers pas et l'art d'interprètes d'une Maria Callas (1923-1977) ou d'un Dietrich Fischer-Dieskau (1925), ni bien compris que les dons hors pair de quelques autres artistes n'aient trop souvent débouché, faute de bases techniques suffisantes, que sur d'éphémères carrières.