Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
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chant (suite)

La vogue d'un « aigu héroïque »

Ce qu'avaient déjà tenté la Pasta et la Malibran, le ténor G. B. Rubini (1794-1854) le réussit en son incarnation idéale de l'amant romantique aux passions malheureuses. Il fut l'interprète d'élection du romantisme lunaire de Bellini, qui sollicita sa voix jusqu'au fa4 dans Bianca e Fernando, puis dans les Puritains (1835). Son partenaire Antonio Tamburini (1800-1876), cependant, donnait à la voix de basse des inflexions ténorisantes. Comme le note Rodolfo Celletti, « en moins de dix ans, si les notes extrêmes des voix n'ont pas changé, la tessiture moyenne du chant s'est élevée d'une tierce avec Bellini, Donizetti, Meyerbeer et Berlioz ». Mais à cette exaltation d'un romantisme byronien devait succéder le culte du nouveau héros hugolien, né de la bataille d'Hernani et des barricades de Juillet. Le registre aigu de la voix, après avoir traduit l'aspiration de l'être vers son idéal de pureté, devint l'image de ses sentiments généreux, héroïques, image liée par conséquent à un souci, tout à fait inconnu jusque-là, de vaillance vocale.

   Alors que Garcia demandait seulement au début du siècle que l'aigu ne fût pas moins puissant que le médium, le Français Gilbert Duprez (1806-1896), afin de mieux traduire par son chant la violence libertaire du personnage d'Arnold dans Guillaume Tell de Rossini, réussit à donner un éclat nouveau à la voix de ténor, en reculant les limites extrêmes des résonances dites de poitrine, non plus seulement jusqu'au si bémol ou au si3 comme David ou Rubini, mais jusqu'au do4, note dès lors appelée, lorsqu'elle était chantée selon cette technique, « ut de poitrine ». Duprez fit entendre cette note à Lucques, en 1831, lors de la création italienne de Guillaume Tell et réédita son exploit à Paris, en 1837, avec un succès foudroyant. Notons que le diapason avait alors déjà atteint (et allait dépasser souvent) l'étalon actuel de 442 fréquences.

   Le succès de Duprez détermina peut-être le suicide de son prédécesseur Adolphe Nourrit (1802-1839), haute-contre à la déclamation noble et large, bien plus apprécié que Duprez par Rossini lui-même, et qui, comprenant qu'une ère était décidément révolue, tenta en vain d'imiter son cadet. En effet, alors que Duprez continuait par ailleurs à savoir utiliser toutes les ressources du registre de tête (Donizetti, en 1835, lui écrivit un mi bémol4 dans Lucie de Lammermoor), son innovation fit souche. Même si son fameux « ut de poitrine » n'était encore qu'un son en voix mixte, habilement coloré de résonances plus viriles, mais n'ayant pas l'éclat que lui donnent les ténors modernes, les chanteurs et cantatrices de toutes tessitures se lancèrent à sa suite dans la même recherche d'effets, amenuisant, au profit d'un aigu héroïque, le registre grave de leur voix jusqu'à son atrophie partielle. Le contralto devint mezzo-soprano, la basse se fit baryton, ce qui affirmait définitivement l'existence de cet échelon désormais indispensable entre la véritable basse et le nouveau type de ténor aigu, et le soprano rossinien s'effaça peu à peu devant un nouveau soprano spinto, capable encore d'exprimer l'angélisme de l'« éternel féminin », par l'usage de notes aiguës éthérées : malheureusement, cet usage ne résista guère au désir des cantatrices ­ et non des compositeurs ­ d'exécuter dans la nuance forte toute note tant soit peu élevée de leur registre.

   À la même époque, l'orchestre des opéras croissait en volume sonore et les compositeurs qui, de Spontini à Verdi, firent trop souvent doubler la ligne de chant par les instruments contraignirent insensiblement les chanteurs à rivaliser de puissance avec ceux-ci. Le chant perdit ainsi sa souplesse, et l'écriture mélismatique, jugée par certains surannée, fit place à une écriture syllabique que les excès du romantisme allaient plus tard transformer en scansion exagérée, insistant sur les consonnes. C'est en vain que Verdi voulut concilier « le feu et la flamme » avec la voix de son soprano sfogato (« élevé, aéré »), le chant pathétique de son baryton avec les « éclats terrifiants » réclamés à Macbeth et Rigoletto, et la langueur amoureuse d'un ténor prompt à tirer l'épée. Comme le note Rodolfo Celletti : « Pour la première fois dans son histoire, un problème d'éthique allait avoir des répercussions sur la technique même du chant, à partir d'un fait anodin en soi. »

La notion de « répertoire »

Ce n'est pas un hasard si, à l'époque même où Verdi entraînait le chant sur des pentes vertigineuses (avant Wagner, et beaucoup plus que lui, pour peu que l'on observe scrupuleusement ses indications), paraissait à Paris le Traité complet de l'art du chant de Manuel Garcia Jr (1847, rév. 1856). Faisant le point sur l'évolution en cours, celui-ci signait là un ouvrage, qui demeure, aujourd'hui encore la base de toute étude du chant. Il y énonçait en termes clairs et indiscutables les principes essentiels de l'émission vocale, qui découlent de facteurs physiologiques et musicaux immuables et peuvent être adaptés ensuite à tout nouveau type de chant. Garcia y réaffirmait les principes de respiration que nous avons déjà évoqués (toutefois la respiration nasale, autrefois réputée la seule à garantir le fonctionnement parfait de l'émission chantée, devenait dans certains cas inconciliable avec les nouveaux styles d'écriture) et insistait plus que jamais sur la nécessité d'opérer la parfaite fusion des registres (qu'il nommait, lui aussi, de poitrine, de fausset, puis de tête), ces registres ayant des zones communes excédant parfois l'octave. Cette fusion réalisée sans discontinuité audible, grâce à divers artifices, dont la coloration appropriée des voyelles, et la modification insensible de celles-ci, tout au long de l'étendue vocale, grâce également à l'adoption des premières résonances de « fausset » dès le bas médium de la voix, assurait la parfaite homogénéité du chant, et permettait de le colorer et de le nuancer à l'infini sur toute la tessiture. Ce principe respectait en outre toutes les exigences de la colorature en permettant, néanmoins, de se plier aux impératifs d'un chant plus dramatique, lequel peut parfaitement être soumis à cette technique de base. La mise au point de Garcia Jr arrivait d'autant plus à propos que, jusque-là, les diverses modes observées dans le chant avaient seulement suivi l'évolution de la musique et n'avaient eu d'autre fin que de faciliter l'exécution d'œuvres contemporaines. Mais à l'époque de Garcia Jr s'imposait la notion de « répertoire », qui obligeait désormais le chanteur à pouvoir interpréter tous les styles du passé, tout en demeurant disponible aux expressions nouvelles et aussi diverses qu'allaient être celles de Verdi, Gounod, Wagner, Mascagni, Debussy ou Strauss.

   Il faut constater que, depuis lors, aucun élément essentiel n'est apparu qui soit venu infirmer les données établies par Garcia. Les acquisitions plus récentes de la voix humaine, telles que les effets à bouche fermée, l'annexion du rire, du hoquet et de certaines onomatopées (ainsi que l'a réussi avec un véritable génie une cantatrice du XXe siècle, Cathy Berberian, d'abord rompue au plus pur belcantisme), débordent le cadre d'une étude réservée au chant. Mais les deux seules créations véritables postérieures à cette époque ont été, d'une part, le parlando introduit par Dargomyjski et Moussorgski dans la Russie des années 1860-1880, et repris à leur compte par Debussy, Ravel et leurs autres disciples ; d'autre part, le Sprechgesang, sorte de chant parlé ou de déclamation mélodique. Il s'est révélé que la première de ces innovations était parfaitement réductible aux principes traditionnels, dont Moussorgski n'entendait pas s'écarter, même s'il haïssait la colorature italienne ; et que la seconde, de par la volonté délibérée de son promoteur, échappait au domaine du chant, malgré les tentatives (demeurées un phénomène marginal, isolé dans le temps et les lieux), qui furent faites au début du siècle en Allemagne, d'appliquer à l'univers vocal de Wagner et de Strauss un style de chant dérivé du Sprechgesang. Les importantes mutations que l'on a pu constater dans la manière de concevoir le chant depuis un siècle sont, en fait, beaucoup moins dues à l'évolution de l'écriture lyrique qu'à l'inobservation des règles du chant par ses interprètes : ni les auteurs du grand opéra français ni les compositeurs véristes n'avaient su prévoir les trahisons que des chanteurs infidèles pourraient infliger à leurs œuvres.

   Il n'en est pas moins vrai que certains auteurs lyriques les incitèrent à cette inobservation en gonflant immodérément la sonorité des orchestres, en abaissant les tessitures des rôles (ainsi que le pratiquèrent Wagner, puis Verdi à la fin de sa carrière), en ne sollicitant plus les notes extrêmes des voix. Les chanteurs purent ainsi abuser de la puissance exclusive de leurs notes centrales, perdant ainsi progressivement toute souplesse, atrophiant, parfois irrémédiablement, leur organe. Comme toujours, un phénomène social est lié à ce stade d'évolution : en l'occurrence, la démocratisation de l'opéra, souhaitée par Verdi, et déjà déplorée, en 1845, par Rossini, qui la commentait ainsi : « Il ne s'agit plus aujourd'hui de savoir qui chante mieux, mais qui crie le plus », ajoutant quelques années plus tard : « Plus on gagne de force dans l'aigu, plus on perd de grâce (…), et lorsque la paralysie de la gorge survient, on a recours au chant déclamé, c'est-à-dire, aboyé et détonnant (à savoir, chanté trop bas). Alors, pour couvrir ces excès vocaux, on fait donner l'orchestre plus fort. »