Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
O

opéra (suite)

L'Allemagne

Un divorce s'accentue bientôt entre un art moribond entretenu dans les cours, et celui, trop difficile, de Wagner. La parenté avec l'opéra-comique français est indéniable chez Konradin Kreutzer (1780-1849), auteur du Veilleur de nuit de Grenade (1834), une solide « opérette » bourgeoise, et chez Friedrich von Flotow (1812-1883), qui, formé à Paris, s'essaie à l'opéra romantique (Alessandro Stradella, 1844) et assure son succès dans le monde entier avec l'aimable et habile Martha (1847) ; l'influence de Mendelssohn est notable, d'autre part, chez Albert Lortzing (1801-1851), auteur fécond et inspiré de Tzar et Charpentier (1837), l'Armurier, et de Undine (1845), où il aborde le fantastique, et plus encore chez Otto Nicolaï (1810-1849), auteur des brillantes Joyeuses Commères de Windsor (1849). Après 1850, c'est l'influence de Liszt et de Wagner qui se fera aussi sentir chez Peter Cornelius (1824-1874), dont le Barbier de Bagdad (1858) fit scandale à sa création, puis celle de Brahms chez Max Bruch.

   Pourtant, auprès de ces professionnels de l'opéra-biedermeyer, on ne peut que mentionner l'effort isolé de Schumann. Sa Genoveva (1850) manque d'une rigueur dramatique qui fût à la hauteur de son inspiration musicale ; elle se situe plutôt dans la lignée de ses opéras de concert tels que Faust, ou le Paradis et la Peri, chefs-d'œuvre appartenant plus à la musique « pure ». Wagner (1813-1883), lui, possédait à fond ce professionnalisme : aussitôt joué, adulé ou haï, il rédige ses propres livrets, dès ses opéras de jeunesse inspirés par Auber, Weber, Spontini, puis Meyerbeer. Malgré le triomphe de Rienzi (1842) écrit dans le style de ce dernier, il renonce, comme Mozart après Idoménée, au succès facile, fondé sur des structures périmées, et préfère suivre une voie différente en donnant, par son œuvre, une réponse aux problèmes métaphysiques de l'heure. Dès 1843, le Vaisseau fantôme refuse toute concession à l'anecdote et fait du surnaturel la substance même d'un langage où l'orchestre est le protagoniste absolu, ne concédant aux chanteurs ­ symboles plus que personnages d'opéra ­ que des airs et ariosos parfaitement intégrés à la continuité du discours musical, dont le leitmotiv est à la fois la clef et un signal incantatoire. En outre, comme Mozart, Wagner se présente sous les traits du héros ­ ici, le Hollandais en quête de rédemption ­ portant à la dimension du mythe l'héritage de la vieille pièce à sauvetage.

   Mesurant l'échec de conceptions aussi hardies, Wagner plaquera ce surnaturel sur un fonds historique (et nationaliste) dans Tannhäuser (1845) et Lohengrin (créé en 1850), retournant au découpage en airs, scènes et cortèges, et laissant ainsi l'auditeur mieux satisfait et libre de s'intéresser ou non au message rédempteur. Et c'est parce qu'il n'en escompte même pas la représentation scénique qu'il peut se livrer à la pure spéculation philosophique de Tristan et Isolde (créé en 1865), dont le thème même (l'essence profonde de l'amour, plus que la contingence sociale, le rend irréalisable) engendre un langage particulier aux modulations infinies, au discours sans solution de continuité, où le leitmotiv est plus explicite que le mot, simple prétexte à une effusion lyrique incantatoire, une solution quasi idéale au problème de l'androgynie originelle du verbe et du son. Wagner, qui n'avait pas cherché à créer un système, mais avait usé du seul langage qui convînt ici, retrouve néanmoins quelques-uns de ces postulats en composant les 4 longs drames qui constituent l'Anneau du Nibelung (1849-1874, créé en 1876), épopée et critique sociale, où la mythologie, redevenue mythe, ne sert que de toile de fond à une remise en question de l'humanité, sauvée de la volonté de puissance par le geste rédempteur de « l'héroïne ».

   En outre, Wotan, le dieu des dieux, c'est encore Wagner lui-même, qui, en se peignant sous les traits d'un « voyageur », souligne par là cette affinité profonde avec Schubert, dont le lied, par ses thèmes mais aussi par sa technique, avait été la source véritable de son inspiration. Le piano, qui, avec Schubert, était acteur et témoin du drame, est ici porté à la dimension d'un orchestre multiforme, reflet du cosmos, pour cela écartelé de l'extrême grave à l'extrême aigu, et fonction incantatoire permanente. Reprenant instinctivement les options de Rameau, Wagner insère dans ce discours apparemment continu de véritables monologues d'action ou de réflexion, mêle récit et aria dans la formule presque unique de l'arioso, mais, par ailleurs, se prive des ensembles vocaux, raison d'être de l'opéra, à moins de n'en faire que des éléments du « décor » orchestral (cf. les Filles du Rhin). Sa colossale comédie pangermaniste les Maîtres chanteurs, puis l'ultime message de Parsifal (1882) n'apportaient désormais plus de renouvellement au langage de l'opéra, qui avait déjà pris d'autres directions. Mais, au-delà d'un possible « système », maintes fois dénoncé et maladroitement imité par des cohortes de médiocres, l'œuvre demeure davantage par sa remise en question de l'éthique même de l'opéra, et plus encore par l'originalité du langage musical, qui, sur le plan de l'écriture, avait définitivement rendu caduc tout retour au passé.

La France

Réservé à l'aristocratie et à la grande bourgeoisie, l'opéra ne peut alors s'y prêter à la revendication politique, viser au sacral, ni appeler au même consensus populaire que Verdi et Wagner. En outre, le Français, méfiant envers la fiction opéristique, fermé au surnaturel et peu soucieux d'exploiter son propre fonds merveilleux, ne désire ni surhomme, ni héros, mais un théâtre accessible, où Faust soit un homme de 1859. Le Paris de 1830, s'il attire les artistes du monde entier, n'est plus un foyer de création, mais un gigantesque lieu de consommation, où l'on célèbre le grand opéra, l'opéra-comique, l'opéra bouffe, l'opéra italien, l'opérette, la musique symphonique et la musique de chambre, chacun en un lieu bien précis, et pour des publics réservés, quasi incompatibles ­ une situation presque inchangée de nos jours. Et c'est pourquoi les meilleurs musiciens du règne de Louis-Philippe ne tentèrent pas l'aventure lyrique ­ Boëly et Alkan ­, s'y frottèrent à peine, ou en vain, comme Onslow et Berlioz. Le clivage de principe se poursuivra jusqu'à l'absurde entre opéra et opéra-comique, lorsque cette dernière forme aura renoncé aux dialogues parlés et repris à son compte la véritable tragédie humaine.

   Plus tard, comme Carmen (1875), c'est à son public et non à celui, hautainement traditionnel, de l'Opéra que seront offerts Werther puis Pelléas et Mélisande. Car, avec sa formule, l'opéra-comique avait servi les audaces des encyclopédistes, celles de Méhul et de Cherubini ; plus tard, de véritables novateurs comme Gounod et Bizet s'en accommoderont, et, plus encore, Offenbach dont l'œuvre parodique, mais d'une exceptionnelle qualité théâtrale et musicale, triomphera sans peine des productions rétrogrades de l'opéra officiel. Le vieil individualisme français condamnera aussi bientôt la spécialisation du compositeur, telle qu'elle avait été pratiquée de tout temps. Sans lien d'école, l'opéra français sera alors défendu soit par quelques fidèles au talent trop modeste, soit par les plus grands compositeurs, mais qui ne lui accorderont qu'une parcelle de leur talent, sans se pencher sur ses problèmes spécifiques. Aussi bien le panorama qui suit ne peut-il que tenter d'ordonner quelques tendances, sans s'attarder sur la personnalité de chaque auteur.

L'opéra-comique

Le meilleur des successeurs de Boieldieu, Louis Ferdinand Hérold (1791-1833), admiré par Schubert, disparaît jeune à l'aube du règne de Louis-Philippe ; la place sera dominée pendant un demi-siècle par D. F. E. Auber (1782-1871), qui, après le succès du Maçon (1825), tenta de se démarquer de l'influence italienne, notamment avec Fra Diavolo (1830) ; collaborateur attitré de Scribe, il sut soigner son écriture vocale, approfondit les structures de ses opéras-comiques (que rien ne distingue de ses opéras), mais demeura indifférent à toute évolution de l'harmonie. Adolphe Adam (1803-1856) fut plus sensible à un discret romantisme, de même que le très traditionnel Ambroise Thomas (1811-1896), successeur d'Auber à la direction du Conservatoire en 1871, et, qui, malgré sa prolixité, attendit longtemps le succès que lui apportèrent le Caïd (1849) et surtout l'anachronique Mignon (1866). Et, s'il faut mentionner le talent original d'Hippolyte Monpou (1804-1841), les œuvres françaises de l'Anglais Balfe, de l'Allemand Flotow et de l'Italien Donizetti (la Fille du régiment, 1840), on peut dire que la pauvreté musicale de leurs rivaux et successeurs explique qu'une opérette de qualité, l'opéra bouffe d'Offenbach, et les œuvres plus audacieuses qu'accueillera Carvalho sur la scène du Théâtre-Lyrique aient pris le relais d'un genre moribond qu'entretinrent A. L. Clapisson (1808-1866), Albert Grisar (1808-1869), François Bazin (1816-1878), Louis Aimé Maillart (1817-1871), Victor Massé (1822-1884), Ferdinand Poise (1828-1892), Fr. A. Gevaert (1828-1908) jusqu'à Benjamin Godard (1849-1895), qui, à la veille de l'éclosion naturaliste, pouvait encore écrire un Jocelyn (1888), dont la musique semble se référer à l'époque du poème de Lamartine.

L'opéra

En raison de leur trop faible audience, les chefs-d'œuvre de Berlioz (1803-1869) demeurèrent en marge de toute évolution : c'est essentiellement sa difficulté d'exécution qui fit échouer Benvenuto Cellini (1838), qui sublimait sans peine le genre, et c'est au public de concert que le musicien préféra offrir sa Damnation de Faust (1846), seule authentique expression du romantisme musical français, dont les maladresses de l'écriture vocale comptent moins que la richesse de l'orchestration et du poème, dû également à Berlioz. Les Troyens (composés en 1856-1858) ­ qui ne furent même pas joués alors intégralement, malgré un lyrisme bouleversant ­ ne constituaient plus qu'un hommage superbe au néoclassicisme de type glucko-spontinien, en dehors des courants nouveaux. Quant au « grand opéra », il apparaît surtout comme un domaine réservé au spectaculaire, à la danse, et aux livrets d'Eugène Scribe (1791-1861), dramaturge habile à brosser de grands tableaux et des situations fortes à l'aide d'alexandrins et d'octosyllabes sonnant admirablement, malgré leur syntaxe souvent défectueuse : on a surnommé « opéra Franconi » (du nom du fameux directeur de cirque) ce genre pompeux, pour lequel les Auber et Adam n'avaient guère les épaules assez larges, mais auquel satisfirent les productions de Meyerbeer, savamment écrites pour la voix, bien orchestrées : élagués d'inutiles effets extérieurs, les Huguenots (1836) et le Prophète (1849) sont beaucoup mieux que des témoignages d'époque, cependant que l'Africaine (1865, posth.) démontrait une grande capacité de renouvellement.

   Meilleur musicien, J. F. Halévy (1799-1862), le maître de Bizet, laissa, avec la Juive (1835), le chef-d'œuvre de ce genre auquel souscrivirent encore Donizetti (la Favorite, 1840 ; Dom Sebastien de Portugal, 1843, etc.) et Verdi (les Vêpres siciliennes, 1855), mais aussi Louis Niedermeyer (1802-1861) et Félicien David (1810-1876), égarés dans un monde peu accordé à leur nature sensible, et plus tard Gounod, Saint-Saëns et Massenet, qui ne livreront pas là non plus le meilleur d'eux-mêmes. La formule survécut davantage avec A. Thomas, dont Hamlet (1868) offre un effort de renouvellement, puis avec les obscurs Auguste Mermet (1810-1889), auteur de Roland à Roncevaux (1864) et Labarre, Duprato, Joncières, Eugène Diaz, Paladilhe (Patrie, 1887), mais surtout avec Ernest Reyer (1823-1909), qui, dans Sigurd et Salammbô, sut encore, au-delà de 1870, combiner avec talent l'héritage de Berlioz et de Meyerbeer.

Le renouveau et l'opéra lyrique

Léon Carvalho, après avoir ouvert la salle du Théâtre-Lyrique aux chefs-d'œuvre étrangers du passé, sut y accueillir David et Berlioz, puis Saint-Saëns, Delibes, Bizet (v. infra), mais surtout Charles Gounod (1818-1893). Ayant su écouter la leçon venue d'Allemagne, cet authentique musicien avait dérouté les spectateurs de l'Opéra (Sapho, 1851), mais révéla sur cette scène une veine intime plus heureuse avec le Médecin malgré lui, Faust (1859, écrit avec dialogues parlés, et sans ballet), Mireille (1864) et Roméo et Juliette (1867), ouvrages dont le chant tout en demi-teintes, allié au type de livret « petit-bourgeois », délimitait parfaitement un opéra lyrique de demi-caractère, authentiquement français, justement exalté par Debussy, et dont, après 1870, Massenet offrira une image rassurante.