Hongrie (suite)
De l'occupation turque à la naissance d'un style national
Pendant tout le XVIe siècle, la plaine hongroise est soumise aux pillages et à un état de guerre latent. La campagne se dépeuple ; des prédicateurs prêchent la réforme, traduisent la Bible en hongrois et reprennent à leur compte des chants religieux en langue vulgaire. La Transylvanie est devenue un État indépendant, une colonie turque qui s'ouvre désormais plus vers la Roumanie que vers la Hongrie (1541-1718). Paraissent, en particulier à Cracovie, des recueils d'Históriás ének (chants historiques), la Chronique d'Andras Farkas, où se mêlent des éléments grégoriens et hussites (comme en Bohême) sur le plan mélodique, des poèmes archaïques, humanistes, dans le souvenir de l'époque du roi Mathias, modernes, d'origine étrangère. En 1553, l'imprimeur Hoffgreff de Kolozsvár (aujourd'hui Cluj, Transylvanie) fait paraître un recueil de chants historico-bibliques, puis la Chronique de Sebestyén Tinódi, qui fait la première synthèse de la tradition d'éléments archaïsants et étrangers, populaires et savants, héroïques et balladiques. Péter Selymes de Ilosva, Mihaly Moldovai, Péter Kákonyi, Balás Székely, András Batizi composent également des chants historiques, des széphistoriák (« belles histoires »), qui passent de l'épique à l'esprit courtois de la Renaissance européenne. Ainsi György Enyedi, pasteur, reprend des contes de Boccace, tandis que le poète Balint Balassi écrit poèmes lyriques et cantiques religieux, redonnant ainsi une nouvelle matière aux nombreux chants populaires. Parmi les ecclésiastiques, Peter Bornemissza se révèle comme l'une des figures les plus originales de son siècle (KURTAG, 1972). Parmi les premiers instrumentistes ayant laissé des partitions aujourd'hui partiellement retrouvées, citons le luthiste Valentin Bakfark, l'organiste János Kajoni*, le luthiste et prince Pal Esterházy, l'organiste János Wolmuth. Sous l'influence de la Contre-Réforme, des cantus catholici paraissent en langue hongroise à l'usage des fidèles : ils sont signés de Ferenc Szegedi, de Túrócz, de György Náray, d'Istvan Illyés, tandis que Kajoni réunit le Codex qui porte son nom (1634-1671), manuscrit en tablature d'orgue offrant danses, chants, suites à la française, pièces religieuses. Le Codex de Vietorisz (1680), également en tablature d'orgue, offre chansons d'amour et contes courtois. D'autres manuscrits (Löcse, Stark de Sopron, d'Ivan Nagy) attestent l'importance de la musique instrumentale écrite. Le prince Esterházy et János Kusser font naître la suite d'orchestre et le premier théâtre musical. Dans un esprit de résistance nationale se développe alors le chant kuruc sous l'impulsion du prince François II Rákóczi, sous forme instrumentale aussi bien que vocale. Rares sont les traces authentiques de poésie ou de musique instrumentale kuruc, comme cette fameuse Marche de Rákóczi orchestrée par Berlioz. La mode de la chanson, en revanche, évolue, prenant en compte des textes d'étudiants, tandis que le grand poète János Arany se constitue un melodiarium personnel. Un manuscrit de 450 chants (Otödfélszáv ének) est collationné par Adam Pálóczi Horváth. En 1740, un jeune professeur de collège calviniste, György Marothi, se met à enseigner le chœur a cappella à 4 et à 8 voix, ouvrant au patrimoine mélodique hongrois l'extension polyphonique. Ce nouvel essor national se trouve conjoint aux visites de plus en plus fréquentes de musiciens, compositeurs et instrumentistes venant de Vienne, de Mannheim, de Prague, de Hambourg, de Berlin, etc., pour enseigner le piano-forte et propager le goût pour la musique rococo et l'opéra à l'italienne.
L'époque du verbunkos (1800-1895)
Différentes sources instrumentales sont à l'origine de la vogue du verbunkos, danse de racoleurs : éléments hungaro-turcs, tradition kuruc, pièces pour violon amenées par des Tziganes d'origine sud-asiatique. En général, le verbunkos se compose d'une danse lente (lassu) enchaînée sur une danse vive (friss). Ses particularités mélodiques, tonales et rythmiques vont se répandre dans la musique savante du XIXe siècle, donnant leur teinte à la hongroise à de nombreuses œuvres étrangères, de Haydn à Wagner, en passant par Liszt et Brahms. Ces deux derniers vont ainsi rendre hommage à la musique hongroise en la confondant avec la musique tzigane, patrimoine totalement différent à l'origine. Les Tziganes, par l'art de leurs violonistes et cymbalistes virtuoses (J. Bihari, Pista Dankó, jusqu'à Árpád Rácz, Béla Radics), jouent un rôle essentiel dans la propagation du verbunkos. Parallèlement à la vogue de ce nouveau style alla ungherese naît une véritable littérature nationale hongroise sous l'impulsion de György Bessenyei, de Ferenc Kazinczy, déclenchant la querelle des tenants de l'ouverture à l'Occident et de la tradition populiste (Horváth). Une troupe théâtrale s'installe à Buda, dirigée par Lavotta, puis par Csermák. Deux opéras hongrois de J. Ruzitska sont représentés à Kolozsvár en 1822, telle la Fuite de Béla, tandis que s'installe à Pest un théâtre allemand. Pest devient la capitale culturelle du pays. Un Théâtre national ouvre ses portes en 1837, mettant à l'affiche des œuvres étrangères, mais également hongroises : le Choix du roi Mathias de J. Heinisch et György Arnold, Aurélia, la Ruse d'András Bartay, les Chercheurs de trésor de Márk Rózsavölgi, puis Mária Báthori de Ferenc Erkel, qui devient l'un des principaux animateurs de la vie musicale hongroise, comme chef d'orchestre au Théâtre national de Pest et comme auteur de huit autres opéras, tels László Hunyadi (1844), Bánk bán (1861) et la trilogie historique György Dózsa (1867), György Brankovics (1874) et les Héros anonymes (1880). M. Mosonyi, György Császár, Károly Huber, Gábor Mátray, etc. écrivent également pour la scène de Pest. C'est à Veszprém, vers 1830, qu'est publié le plus grand recueil de verbunkos, dû à Ignác Ruzitska, suivi d'autres livraisons établies par Rózsavölgyi à Pest. Une véritable vogue de la danse hongroise se répand à travers l'Europe ; csárdás, körtánc apparaissent et sont adoptées dans les milieux populaires, malgré leur origine aristocratique. Le recueil de Veszprém de Ruzitska relance parallèlement la vogue des chants hongrois, empruntant leur substance à des poèmes de Petöfi, de Vörösmarty, des frères Kisfaludy, d'Arany, etc., et mis en musique par des musiciens comme Béni Egressy, József Szerdahelyi, Kálmán Simonffy, Elemér Szentirmay, Pista Dankó, Élek Erkel, József Dóczy, Lajos Serlih. Par eux, le répertoire verbunkos tient lieu de musique traditionnelle et prend une dimension cosmopolite, d'où le folklore paysan est totalement exclu. Liszt, musicien hongrois, pénètre en un génial raccourci l'esprit de cette tradition populiste magnifiée par le verbunkos : Rhapsodies hongroises (I à XV), puis de Hungaria jusqu'à la Messe de Gran, enfin les créations profondément originales des années 1880-1886 que sont les Portraits historiques hongrois, Csárdás macabre, les quatre dernières Rhapsodies, le Chant royal ou les Deux Csárdás de 1884. À partir de 1867, l'art spécifiquement national perd de sa popularité, et ce sont des élèves de Liszt, Mosonyi ou Volkmann, qui imposent une esthétique proche de la musique allemande (Brahms et Wagner). On peut citer don Mihalovich, Károly Aggházy, Géza Zichy, Károly Szabados, Árpád Szendy, tandis que des compositeurs-interprètes, tels Károly Goldmark, Jenö Hubay ou des Hongrois naturalisés allemands, comme Jozsef Joachim, imposent l'école hongroise de violon. Le verbunkos disparaît des partitions de musique pure (quatuors, concertos) pour ne plus subsister que dans l'opérette et fait alors les beaux jours de Vienne (Imre Kálmán, Franz Lehar). La Hongrie se dote d'institutions prestigieuses : l'Académie de musique en 1875 (premier président : F. Liszt), Opéra de Budapest (1883). Budapest devient, à l'égal de Berlin, l'un des plus prestigieux conservatoires de l'Europe : en piano avec Mihalovich, Szendy, Istvan Thomán (professeur de Bartók), élèves de Liszt, Ernö Dohnanyi, élève de Thomán ; en violon avec Hubay, Carl Flesch, Leopold Auer, von Vecsey, Szigeti, Telmanyi, Zathureczky.
En cette fin du XIXe siècle, la Hongrie semble avoir oublié son patrimoine folklorique presque millénaire et respirer au diapason de l'Europe postromantique.