opéra (suite)
L'opéra à Venise
C'est à Venise qu'apparut en 1571 le terme de libretto, c'est-à-dire petit livre, le spectateur pouvant ainsi suivre le texte complet de l'action chantée, intercalée dans les divertissements allégoriques donnés dans les théâtres privés. Or, lorsque le Teatro Nuovo, propriété de la famille Tron, disparut en 1629, la Sérénissime décida de le remplacer par un théâtre public et payant, innovation absolue dans l'histoire des arts. Ce Teatro San Cassiano fut inauguré en 1637 avec Andromede de Fr. Manelli (1595-1667), dont on apprécia surtout les splendeurs orchestrales et scéniques. Une dizaine de salles furent en effet ouvertes durant le siècle à un public populaire, peu soucieux de mythologie, marquant aussitôt sa préférence pour la comédie d'intrigues aux ressorts complexes, avec ses nombreux personnages, ses travestissements et sa tendance à l'exotisme facile. Comme dans l'opéra romain, les personnages du « quotidien » y côtoyaient ceux de la mythologie ou de l'histoire, en une totale imbrication de comique et de sérieux. Le vieux Monteverdi y scella néanmoins la marque de son génie, et c'est par la musique qu'il traduisit le burlesque de certains personnages du Retour d'Ulysse (1641) et du Couronnement de Poppée (1642), partition vraisemblablement collective, écrite sur l'excellent texte de Busenello, qui, à la fin morale de rigueur, substitua le triomphe du vice sur la vertu, mais maintint une constante dignité littéraire aux poèmes qu'il fournit également au successeur de Monteverdi, Fr. Cavalli (1602-1676), notamment La Didone (1641), où il osa porter à la scène un dénouement tragique.
La typologie vocale semblait, à Venise, plus abstraite qu'à Rome, le castrat incarnant indifféremment héros ou déesses. La somptuosité de décors signés Bibiena, Torelli ou Tacca, compensait la maigreur d'un orchestre utilisé essentiellement pour l'ouverture, les ballets et scènes descriptives (chasses, orages, tempêtes, etc.), mais quasi absent dans l'accompagnement de l'aria et du récitatif. Comme Monteverdi, Cavalli adopta dans ses tragédies le schéma romain avec son prologue allégorique, et maintint une certaine osmose entre un récitatif issu du style représentatif mais largement ornementé, un arioso expressif, et des arias variées et riches, excellant en particulier dans le genre du lamento. Mais, peu à peu, l'opéra vénitien tendait aussi à séparer plus nettement le récit et l'aria, une conséquence de la baisse de qualité des livrets. G. Faustini (v. 1619-1651), qui écrivit pour Cavalli les comédies L'Ormindo et La Calisto, estimait que la valeur du livret n'importait guère, et son successeur A. Aureli versa dans une certaine trivialité, de même que G. A. Cicognini, qui cultiva le grotesque dans Giasone (1649), un chef-d'œuvre que Cavalli sauva par la musique, et notamment par la scène de folie de Médée, un modèle imité durant tout le siècle. Enfin, si avec Ercole amante (Paris, 1662), Cavalli suggéra à Lully le schéma du futur opéra français, il n'eut guère à Venise de successeur à sa mesure.
Seule personnalité authentique de l'époque, Giovanni Legrenzi (1626-1690) souscrivit néanmoins à l'esthétique du spectacle en présentant sur scène des éléphants et 150 trompettes dans Totila (1677), opéra dont il sut toutefois varier à l'infini les 80 arias, faisant preuve de sa maîtrise et d'une grande sensibilité (notamment dans Il Giustino, 1683), et demeurant l'idéal de toute la génération suivante. Plus cosmopolite, Pietro (dit Marc'Antonio) Cesti (1623-1669) démontra sa facilité dans les aimables ariettes qui entrecoupent un morne récit (Orontea, 1656 et 1666, dont la musique sauve un livret ridicule), et il mit en musique pour Vienne en 1667 un fastueux Pomo d'oro, longue parodie du jugement de Pâris, dont on acclama surtout les 24 superbes décors.
On peut, en résumé, estimer qu'à Rome, comme à Venise, la variété des structures, le mélange souvent heureux des genres, la beauté d'un chant assez longtemps vierge de tout excès de virtuosité avaient su créer un opéra séduisant, qui avait sans doute manqué d'avocat très éloquent, et que sa fantaisie et sa déraison même rapprochaient de l'esthétique du baroque. L'opéra lullyste, d'une part, l'extrême rationalisation du XVIIIe siècle italien, de l'autre, allaient saper ce bel équilibre, qui, beaucoup plus tard, devait redevenir l'objet de bien des vœux.
L'opéra à Naples
L'analyse moderne a renoncé à définir un type « napolitain » relatif à cette époque. En fait, les compositeurs de la péninsule se retrouvèrent à Naples parce que trop d'interdits frappaient l'opéra à Rome, et qu'à Venise le genre sombrait dans la médiocrité. En outre, Naples, plus peuplée que Rome, Venise et Milan réunies, affirmait une tradition culturelle due à sa langue, ses fêtes théâtrales, et un rayonnement acquis grâce à la domination ibérique et à ses conservatoires uniques en Europe et propres à attirer compositeurs, musiciens et interprètes.
Francesco Provenzale (v. 1627-1704), longtemps considéré comme le père de l'école napolitaine, sut avant tout « associer sa parfaite connaissance du style vénitien à l'art de la villanelle », et, auteur d'une douzaine d'opéras, mit le meilleur de son talent dans ses comédies Lo Schiavo di sua moglie (1672) et Stellidaura vendicata (1678), utilisant parfois d'excellents livrets napolitains de A. Perucci. Mais la démocratisation des théâtres ne créa pas pour autant un style vraiment propre à cette ville où se côtoyaient les œuvres en dialecte, l'héritage du théâtre espagnol (jusqu'aux opéras de langue ibérique de Coppola), les spectacles de la commedia dell'arte et les drames sacrés.
Plus tard, le Sicilien A. Scarlatti, formé à Rome, imposera à Naples certains archétypes de l'opéra italien.
Naissance de l'opéra français
Dans un pays où l'esprit s'opposait « au genre le plus irrationnel qui soit », l'opéra n'apparut pas, ainsi qu'en Italie, comme un fait culturel inéluctable. Né, lui aussi, dans le cadre aristocratique de la cour, il eut, certes, pour objectif d'exalter la grandeur du règne de Louis XIV, mais il devait, en fait, consacrer les retrouvailles du vers et de la musique, qui, quelques siècles plus tôt, s'étaient séparés sur le parvis des églises, et avaient, par des voies autonomes, atteint à un même stade de perfection qui exigeait de nouvelles épousailles. On trouve donc à la base du genre naissant un certain nombre d'éléments complémentaires, juxtaposés plutôt que fondus entre eux : la tragédie de Corneille et le vers de Racine, une capacité orchestrale plus riche qu'en Italie, un goût du spectacle en soi, un vieil engouement pour le ballet, autant d'éléments susceptibles de compenser le niveau très modeste de l'école de chant française.
La France avait connu sous Louis XIII des ballets chantés solidement structurés, puis des pastorales, plus prisées par la noblesse que l'opéra italien, importé par Mazarin. Malgré un réel succès public, cette dernière tentative échoua, brisée aussi par les cabales politiques (en partie justifiées par les intrigues du castrat A. Melani, espion des Médicis). Lorsque fut créée une Académie royale de musique et de danse (plus tard Académie impériale, puis Opéra de Paris, nom que nous lui conserverons ici, quelle qu'en soit l'époque), le privilège en échut à l'abbé Perrin et à son musicien, Robert Cambert (env. 1628-1677), dont la Pastorale d'Issy (1659) avait connu un réel succès. Leur Pomone, spectacle d'inauguration de l'Opéra en 1671, malgré un galbe musical et littéraire assez faible, imposait néanmoins toutes les structures d'un genre qu'allait cultiver Jean-Baptiste Lully (1632-1687), Florentin naturalisé français. C'est lui qui fixa le cadre immuable de ce que les historiens nommeront plus tard la tragédie lyrique, avec son ouverture, son prologue allégorique et ses 5 actes, faisant une large part à la danse et à l'élément visuel, et dans laquelle, malgré le support mythologique, le roi était le véritable protagoniste, soit directement présent, soit par héros interposé. Saisissant avec habileté ce qu'il convenait d'adopter ou de rejeter du modèle italien, Lully tira la leçon des représentations parisiennes d'Ercole amante de Cavalli, où ses propres intermèdes dansés avaient eu plus de succès que le style de chant, qu'il convenait donc d'adapter au goût français.
Or, si l'on critique justement le principe du récitatif arioso de Lully, il faut se souvenir qu'il n'était pas l'élément majeur de l'édifice, et qu'il devait au moins autant à l'assimilation des formules de l'opéra romain qu'à la déclamation des comédiens de l'Hôtel de Bourgogne. Les véritables modèles du genre furent, en fait, plus que les ballets et pastorales de cour, plus que les comédies-ballets de Molière auxquelles il avait collaboré, une Andromède de Corneille et de D'Assoucy (1650) elle-même démarquée des spectacles italiens , et les opéras de Rossi, Cavalli et quelques autres qu'il avait connus. Témoins l'ouverture créée par L. Rossi rebaptisée ouverture à la française , la présence des ballets à chaque acte comme dans Sant'Alessio de Landi, le prologue allégorique et les chœurs déjà présents chez Mazzocchi, jusqu'aux effets d'écho, pris de La Vita humana de Marazzoli, et aux interventions du violon sur la scène, procédé employé par M. A. Rossi. Enfin, le merveilleux de la machinerie était l'œuvre de Torelli, et les danseurs de formation italienne. Mais alors que les opéras italiens du XVIIe siècle tombèrent dans l'oubli, éclipsés par l'attrait de la nouveauté, ceux de Lully subsistèrent et passèrent longtemps pour des créations originales. En outre, la pauvreté même de l'harmonie lullyste concourut à donner à son orchestre cette pompe insolite et caractéristique, partie intégrante d'un ensemble qui, moins « lyrique » que l'opéra italien, n'en était guère plus « tragique » pour autant, et cela explique que des musiciens tels que Couperin et Charpentier se soient désintéressés d'un genre qui leur parut mineur. Car si les vers de Quinault (1635-1688) sont beaux, ses tragédies, comme celles des auteurs vénitiens, empruntent à une mythologie décorative, surchargée, où, dès Alceste (1674), la trame puisée chez Euripide s'efface devant les intrigues de maints personnages secondaires. Malgré ces paradoxes, il faut s'incliner devant la rare unité de cet opéra français, sa logique et son infaillible perception d'une esthétique idoine aux buts de « l'opéra versaillais ».
La mort prématurée de Lully, qui avait régné par monopole de fait sur la scène française, causa un vide que ne comblèrent ni Lalande et Couperin, engagés sur d'autres voies, ni Marc Antoine Charpentier (v. 1636-1704), élève de Carissimi à Rome, auteur de 8 opéras, dont seule Médée fut donnée à l'Opéra (1693) et dérouta le public par ses subtilités harmoniques, mais aussi par un manque certain de ce sens architectural qu'avait possédé Lully. Deux de ses fils Jean Louis (1667-1688) et Louis (1664-1734) Lully ne purent s'affirmer, alors que les chanteurs et instrumentistes italiens, appréciés du public, étaient de retour ; et les véritables successeurs du Florentin furent d'abord son ancien collaborateur Pascal Collasse (1649-1709), auteur de 12 œuvres lyriques, son élève Henry Desmarets (1661-1741), harmoniste raffiné et auteur d'une Vénus et Adonis (1697), André Cardinal Destouches (1672-1749), l'auteur d'Omphale (1701) et de Callirhoé (1712), dont le récitatif et le chœur témoignent d'une belle ampleur, enfin François Rebel (1701-1775), qui, notamment dans Pyrame et Thisbé (1726), collabora avec François Francœur (1698-1787), un directeur de l'Opéra.
En marge de cette école, la claveciniste Élisabeth Jacquet de La Guerre et le violiste Marin Marais (1656-1728) s'intéressèrent au genre : Alcyone (1706), de ce dernier, contient une « tempête » restée célèbre. Il faut réserver une place à part à André Campra (1660-1744) et à Jean-Joseph Mouret (1682-1738), tous les deux d'origine provençale, qui furent les instigateurs d'un esprit nouveau et insérèrent même des ariettes italiennes dans leurs œuvres. Le premier a été auteur de belles tragédies (Tancrède en 1702, Idoménée d'après Danchet en 1712). Le second fut plus à l'aise dans le style léger exigé par la Régence ; tous deux furent aussi les artisans essentiels du nouvel opéra-ballet, né à la disparition de Lully, et ne différant vraiment de l'opéra français que par le renoncement à l'unité d'action (et de lieu). On doit à cet opéra-ballet de nombreux chefs-d'œuvre, de l'Europe galante (1697) et des Fêtes vénitiennes (1710) de Campra aux Fêtes de Thalie (1714) de Mouret, jusqu'aux Éléments créés aux Tuileries (1721) de Lalande et Destouches. Enfin, il faut créditer Mouret de la création de l'opéra-pastorale, et Michel Pignolet de Montéclair (1667-1737) de l'introduction du thème biblique, avec une Jephté (1732) d'une puissance inattendue par la richesse de ses chœurs et de sa déclamation. L'année suivante, l'accès de Rameau à la scène lyrique allait éclipser tous ces musiciens.