Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
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Russie (suite)

Les grands maîtres du XIXe siècle

Les écoles nationales du XIXe siècle, parmi lesquelles l'école russe, peuvent être reliées à l'essor des nationalités, mouvement dont l'Europe fut agitée de 1815 à 1914. Sur un plan plus strictement musical, elles correspondirent souvent à un désir de se libérer de l'emprise germanique et des techniques d'écriture considérées à tort ou à raison comme « scolaires » (par exemple la fugue). En Europe centrale, dans les pays soumis à la domination autrichienne, ces deux aspects se trouvèrent parfois étroitement liés. En France, la seconde attitude fut largement celle de Berlioz, avant d'être celle de Debussy. En Russie, les choses ne furent pas toujours aussi simples. Dans ce contexte, Glinka doit sa position exceptionnelle au fait que, contemporain (à un an près) de Berlioz, il fut le premier en date des grands musiciens « nationaux » européens, et aussi au fait que dans sa personnalité et ses œuvres se trouvent dès l'abord condensés tous les problèmes des musiques dites « nationales » du XIXe siècle et même, dans une large mesure, du XXe.

Glinka et Dargomyjski

Mikhaïl Ivanovitch Glinka (1804-1857) eut une importance historique tout à fait comparable à celle d'un Liszt. Ce véritable père spirituel non seulement du groupe des Cinq, mais de toute la musique russe, déclara avoir voulu « unir par les liens légitimes du mariage le chant populaire russe et la bonne vieille fugue d'Occident », non en sacrifiant comme ses prédécesseurs le premier à la seconde, mais par des concessions mutuelles. Il y réussit largement, mais on trouve quand même chez lui un conflit plus ou moins latent entre d'une part la sonate et la fugue, types d'expression aristocratiques, internationaux et « intellectuels », et d'autre part la chanson et la danse populaires, types d'expression nationaux et largement gouvernés par l'instinct. Une chanson populaire est une entité en soi, et le problème avec une chanson populaire utilisée dans une œuvre de vastes dimensions est que, une fois qu'on l'a énoncée, il ne reste plus qu'à l'énoncer encore, en général de plus en plus fort. Kamarinskaia de Glinka et plus tard Dans les steppes de l'Asie centrale de Borodine illustrent parfaitement ce type de démarche, et ce n'est pas par hasard, mais bien pour introduire la diversité nécessaire, qu'en contrepartie ces ouvrages se caractérisent, comme tant de musique russe, par une infinie variété du coloris orchestral.

   La Vie pour le tsar ou Ivan Soussanine (1836), le premier des deux grands opéras de Glinka, marqua l'acte de naissance officiel de la musique russe (sa première représentation fut dirigée par Catterino Cavos), mais fut considéré par les aristocrates comme de la « musique de cocher ». Plus russe encore devait se révéler en 1842 Rouslan et Ludmilla, d'après un poème fantastique de Pouchkine : ce fut l'échec et Glinka s'expatria, avant de mourir sans se douter de sa destinée posthume de chef d'école.

   Parmi ses admirateurs, un homme d'une quarantaine d'années nommé Aleksandr Sergueïevitch Dargomyjski (1813-1869). Particulièrement attiré par la musique française, Dargomyjski écrivit deux opéras remarquables sur des livrets de Pouchkine, Roussalka (représenté en 1856) et le Convive de pierre (ce dernier laissé inachevé et complété par Rimski-Korsakov et César Cui). Contrairement à Glinka, qui composait sa musique (récitatifs y compris) d'abord, puis y faisait adapter les paroles, Dargomyjski dans le Convive de pierre ne changea pas une virgule au poème de Pouchkine, et réalisa plus de trente ans avant Debussy une réforme de l'opéra bien proche de celle de Pelléas, tout en annonçant fortement Boris Godounov de Moussorgski.

Le groupe des Cinq

Rimski-Korsakov et César Cui, qui terminèrent le Convive de pierre, étaient avec Balakirev, Borodine et Moussorgski membres du fameux groupe des Cinq, né vers 1862 sous l'égide du critique Vladimir Stassov, qui le baptisa « la toute-puissante petite clique ». Le groupe surgit dans une ambiance de fermentation politique et intellectuelle intense : abolition du servage en 1861, arrivée sur la scène d'écrivains explosifs tels que Tourgueniev, Dostoïevski et Tolstoï, délibérément tournés vers le peuple, fondation en 1863 par treize élèves « dissidents » de l'Académie des beaux-arts de Saint-Pétersbourg de la Société des expositions ambulantes.

   L'esthétique du groupe des Cinq, telle qu'elle fut formulée par César Cui, se résumait en quatre points assez peu précis, et qu'auraient pu reprendre à leur compte, ou presque, tous les réformateurs de l'opéra de Monteverdi à Debussy en passant par Gluck, Mozart et Wagner. La musique dramatique devait avoir une valeur propre de musique absolue, indépendante du texte. Elle ne devait pas ignorer le texte. Les formes de la musique d'opéra devaient dépendre non de moules traditionnels, mais naître de la situation dramatique et des exigences du texte. La musique enfin devait traduire avec le maximum de relief les divers personnages, et restituer fidèlement, sans anachronismes quand il s'agissait d'ouvrages historiques, la couleur locale.

   Partisan du « retour à la terre » et de l'appel au « génie de la race », le groupe des Cinq fut en réalité composé de personnalités fort diverses et d'importance inégale. Son « directeur musical et artistique » fut Mili Balakirev (1837-1910), que ses tâches de mentor, de pédagogue et d'animateur, qu'il prit très à cœur, empêchèrent de produire beaucoup. Parfait autodidacte, il mit plus de vingt ans à mener à bien son poème symphonique Thamar, que Rimski-Korsakov devait largement piller dans Schéhérazade. Des Cinq, aucun n'était à l'origine musicien de profession. Seul le fécond César Cui (1835-1918), qui devait finir général dans l'armée, avait fait des études musicales assez poussées. Paradoxalement, c'est le seul à être tombé dans un oubli à peu près total, y compris dans son propre pays.

   Nikolaï Andreïevitch Rimski-Korsakov (1844-1908), d'abord officier de marine, est une tout autre personnalité, et c'est lui dont la production est la plus vaste. À l'âge de trente et un ans, il se résolut à passer par l'apprentissage traditionnel, et s'isola pendant cinq ans pour travailler l'harmonie et le contrepoint. Nommé professeur au conservatoire de Saint-Pétersbourg, il acquit un très grand renom, en particulier comme orchestrateur. Ses deux domaines de prédilection furent le poème symphonique et surtout l'opéra. Des pages comme le Capriccio espagnol, la Grande Pâque russe et Schéhérazade ont fait le tour du monde, ce qui n'est malheureusement pas le cas d'Antar (1903), partition moins spectaculaire mais plus intense. Dans ses quinze opéras, ce maître de la féerie musicale s'exprima encore plus complètement, surtout dans les deux derniers, Kitège (1904), où l'on a vu une sorte de Parsifal russe, et le mordant Coq d'or (1907), où Rimski-Korsakov tend la main au jeune Igor Stravinski, son élève. Enfin, Rimski-Korsakov fut aussi un ami très fidèle, à qui l'on doit de connaître les grands opéras de Moussorgski et de Borodine.

   Sans lui, ni la Khovanchtchina de Moussorgski ni le Prince Igor de Borodine n'existeraient : l'un, à la mort de Moussorgski, se présentait comme un recueil de pages de musique inorganisées, et de l'autre, à la mort de Borodine, seul un tiers environ était réellement écrit.

   Aleksandr Borodine (1833-1887), fils naturel d'un prince géorgien, poursuivit une carrière de chimiste. Malgré son existence agitée, il trouva le temps de beaucoup composer. C'est le symphoniste du groupe des Cinq ; par une sorte de miracle, il parvint à concilier expression nationale et esprit symphonique.

   Modest Petrovitch Moussorgski (1839-1881), le plus génial des Cinq, né dans une famille noble, fut d'abord officier d'active (il démissionna à l'âge de vingt ans pour se consacrer à la musique). À l'opposé du Prince Igor de Borodine, issu de Glinka, Boris Godounov se situe dans la descendance à la fois de la Vie pour le Tsar et du Convive de pierre de Dargomyjski. Une première version (1869) fut refusée, la dernière fut représentée à Saint-Pétersbourg en 1874. Pouchkine fournit une fois de plus le canevas de l'ouvrage. Moussorgski fut à la musique de la Russie ce que Dostoïevski fut à sa littérature. Il mourut miné par l'alcool, et en proie à une affreuse solitude, mais demeure avec Igor Stravinski le plus grand musicien qu'ait produit son pays.