Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
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Mozart (Wolfgang Amadeus) (suite)

Des années difficiles

Mozart revint à Vienne à la mi-novembre 1787. Le 7 décembre, Joseph II lui conféra, assorti d'un traitement de 800 florins, le titre de " compositeur de la chambre impériale et royale ". Pour le même emploi Gluck en avait eu 2 000. De plus en plus incompris des Viennois, de plus en plus assailli par des problèmes d'argent, Mozart vécut dans la capitale autrichienne la totalité de l'année 1788. Pour survivre, il dut se livrer à des travaux alimentaires : réorchestration, pour le baron Van Swieten, d'Acis et Galatée et du Messie de Haendel (tâche achevée en mars 1789 pour ce qui concernait ce dernier oratorio). En juin, juillet et août, il composa ses trois ultimes symphonies : no 39 K.543, no 40 K.550, no 41 Jupiter K.551. C'est un des épisodes les plus tristes, mais aussi les plus significatifs de l'histoire de la musique que cette mise à l'écart, par une société frivole, d'un génie de première grandeur, qui, sur le plan de l'esprit, est pourtant l'une des gloires de son siècle. Joseph Haydn s'indignait à juste titre lorsque, répondant à Franz Roth qui lui demandait un opéra (lettre de décembre 1787), il formula l'avis très net selon lequel c'était à Mozart et non à lui-même qu'il fallait s'adresser. " Si seulement, écrivit-il, je pouvais graver dans l'esprit de tout ami de la musique, mais surtout dans l'esprit des princes de cette terre, les inimitables travaux de Mozart, les leur faire entendre avec la compréhension musicale et l'émotion que j'y apporte moi-même, par Dieu, les nations rivaliseraient pour avoir ce joyau chez elles… Je m'étonne que Mozart, cet être unique, ne soit pas encore appointé dans une cour royale ou impériale. Pardonnez-moi si je m'échauffe : c'est que j'aime tant cet homme ! "

   Le 8 avril 1789, Mozart entreprit, dans la voiture de son élève le prince Karl von Lichnowski, un nouveau voyage qui le mena à Prague, Dresde, Leipzig, Postdam. À Leipzig, où Jean-Sébastien Bach avait vécu pendant de nombreuses années, il " se fit entendre gratuitement sur l'orgue de la Thomaskirche " et joua " une heure entière devant un nombreux auditoire d'une manière pleine de bonté et d'art " (déclaration d'un contemporain citée par Reichardt). À Postdam, il fut reçu par Frédéric-Guillaume II, bon violoncelliste amateur pour lequel il écrivit, en juin 1789, mai et juin 1790, les trois Quatuors à cordes K.575, 589 et 590 (pour le roi de Prusse, Haydn avait composé ses Quatuors op. 50).

   Après son retour à Vienne, le 4 juin 1789, Mozart reçut, de la cour impériale, la commande d'un nouvel opéra pour le prochain carnaval. À l'époque, il affrontait les pires difficultés matérielles, ainsi qu'en témoigne la poignante lettre du 12 juillet adressée à Michaël Puchberg : " Me voici dans une situation telle que je ne peux la souhaiter même à mon pire ennemi ! Et si vous, mon excellent ami et frère, vous m'abandonnez, je suis " aussi malheureusement qu'innocemment " perdu, moi, ma pauvre femme malade et mon enfant. " On imagine ce que, d'un tel désarroi moral, un compositeur romantique eût tiré d'exhibitionnisme complaisant… Chez Mozart, comme chez tout " honnête homme " de la fin du XVIIIe siècle, il n'était pas question d'exposer ses problèmes personnels sur la place publique. C'est pourquoi il composa un Cosí fan tutte plein de fraîcheur, de tendresse et dont tous les aspects tragiques (car, dans l'argument bâti par Da Ponte, il y en a !) ne nous sont jamais crûment violemment présentés. La première répétition avec orchestre de Cosí fan tutte eut lieu le 21 janvier 1790 en présence de Puchberg et de Joseph Haydn. Donnée, cinq jours plus tard, en " première mondiale ", l'œuvre obtint un succès correct, sans plus… Cette fois-ci, le comte Zinzendorf, qui, sept ans et demi auparavant, n'avait pas apprécié l'Enlèvement au sérail, alla jusqu'à noter dans son journal que " la musique (était) charmante et le sujet fort amusant ".

La fin

Nous en arrivons à cette année 1791 au cours de laquelle Mozart écrivit tant de chefs-d'œuvre ­ comme si des forces nouvelles et inépuisables lui avaient été accordées ­ et dont, pourtant, il ne vécut pas les derniers jours. Le Concerto pour piano et orchestre K.595, le Quintette à cordes en mi bémol majeur K.614, l'Ave verum K.619, la Clémence de Titus, la Flûte enchantée, le Concerto pour cor inachevé K.412, terminé par Süssmayr, le Concerto pour clarinette K.622, le Requiem inachevé K.626 : tel est, réduit à ses composantes essentielles, le bilan de cette étape ultime sur le chemin de la beauté et de la vérité. Au printemps, Mozart commença à travailler à la Flûte enchantée (Die Zauberflöte), dont le livret avait été rédigé par Emmanuel Schikaneder, directeur du théâtre Auf der Wieden, im Freihaus. Début août, le théâtre national de Prague lui commanda, sur le sujet imposé de La Clemenza di Tito (livret de Métastase), un opera seria pour les fêtes du couronnement de Léopold II comme roi de Bohême. La " première " devant avoir lieu le 6 septembre et, par conséquent, disposant d'un très court délai, il se fit aider, dans la rédaction des récitatifs, par son élève Franz Xaver Süssmayer. C'est avec ce dernier, qui, quelques mois plus tard, allait terminer le Requiem, qu'il se rendit à Prague, où il resta peu de temps. L'histoire anecdotique veut que, au moment du départ pour Prague, certain inconnu l'ait abordé pour lui demander où en était la messe de requiem qu'il lui avait récemment demandée. On sait maintenant ­ depuis pas mal de temps, d'ailleurs ­ que les histoires mystérieuses sur l'origine du Requiem relèvent de la légende et que la commande de l'œuvre en question (laquelle émanait du comte Walsegg) fit l'objet d'un contrat en bonne et due forme passée par devant le notaire.

   Le 30 septembre 1791, la Flûte enchantée était représentée pour la première fois à Vienne avec, notamment, Schikaneder dans le rôle de Papageno. Le premier acte déconcerta les auditeurs, mais la suite déchaîna les applaudissements. Et pourtant, selon la Berliner Musikalische Zeitung (1793) : " L'admirable musique de Mozart fut massacrée à tel point qu'elle vous aurait fait fuir de dégoût. On ne pouvait y entendre ni un seul chanteur ni une seule chanteuse qui sorte seulement de la médiocrité. " Ces déplorables conditions d'exécution ­ à supposer qu'elles fussent aussi mauvaises ! ­ n'influèrent pas négativement, semble-t-il, sur un succès qui, au contraire, se confirma les jours suivants.

   Mais de ce succès, qui aurait pu relancer sa carrière, Mozart n'en profita pas beaucoup. Car, le 5 décembre 1791, à minuit cinquante-cinq, il avait cessé de vivre. L'événement fit peu de bruit, l'enterrement fut des plus modestes. Le temps n'était pas mauvais, mais seuls quelques amis suivirent le corbillard, et l'on égara, dans l'anonymat de la fosse commune, le corps de cet homme exceptionnel. Haydn était à Londres lorsqu'il apprit la nouvelle. Il mesura aussitôt, lui, la perte irréparable que l'humanité venait de subir. " Pendant quelque temps, écrivit-il en janvier 1792 à Michaël Puchberg, je fus hors de moi à cause de sa mort. Je ne pouvais croire que la Providence eût si tôt repris la vie d'un homme indispensable. Par-dessus tout, je regrette qu'avant sa mort il n'ait pu convaincre les Anglais, qui marchent dans les ténèbres à ce propos, de ce que je leur prêche jour après jour… Soyez assez aimable, mon cher ami, pour m'envoyer une liste de ses œuvres inconnues ici : je consacrerai tous mes efforts à les promouvoir au bénéfice de sa veuve. J'ai écrit, il y a trois semaines, à la pauvre femme et lui ai dit que lorsque son fils préféré atteindrait l'âge nécessaire, je consacrerai toutes mes forces à lui donner des leçons de composition, gratuitement, de telle sorte qu'il puisse, d'une certaine manière, remplacer son père. "

   De Constance Weber, Mozart avait eu six enfants, quatre garçons et deux filles. Quatre d'entre eux, Raymond-Leopold, Thomas Johann-Thomas-Leopold, Thérèse, Anna-Maria, étaient morts en bas âge, ce qui n'avait rien d'étonnant compte tenu de l'effroyable mortalité infantile de l'époque. Après la disparition de Wolfgang, Constance se retrouva avec un fils de sept ans, Karl Thomas, et un tout petit Franz Xaver né le 26 juillet 1791. Par la suite, le premier devint fonctionnaire à Milan, où il mourut en 1858. Quant au second (c'est probablement à lui que Joseph Haydn fait allusion dans sa lettre à Puchberg), il eut des maîtres tels que Neukomm, Hummel (ancien élève de son père), Albrechtsberger, Vogler, Salieri, vécut comme musicien professionnel ­ pianiste et compositeur ­ et termina sa vie à Karlsbad, le 29 juillet 1844. Ce fut, semble-t-il, un créateur estimable, que la postérité eût peut-être mieux traité si le génie paternel ne l'avait doté d'un terrible handicap.

   Dans sa musique, Mozart n'a rien d'un révolutionnaire comme Schönberg ou d'un expérimentateur comme Haydn. À l'instar de Schubert, quelques années plus tard, il se satisfait des formes et des structures établies par ses devanciers ou par ses contemporains. Mais, par la perfection de son écriture, la richesse, l'originalité, le renouvellement quasi permanent de son inspiration, l'acuité d'une sensibilité toujours en éveil, il " transcende " tous les schémas, toutes les organisations à l'intérieur desquels il se meut. Contrairement à Joseph Haydn, grand magicien de la musique instrumentale, il trouve dans le théâtre chanté l'expression la plus directe, la plus pure de son génie dramatique. Mais il partage aussi, avec Jean-Sébastien Bach, le privilège de réussir souverainement dans tous les genres qu'il aborde. La symphonie, par exemple, n'est pas vraiment au centre de ses préoccupations principales. Mais il écrit des symphonies sublimes qui, pour l'époque, sont les seules qu'on puisse mettre en parallèle avec celles du Kapellmeister d'Eszterháza.

   De Haydn, dont la pensée discursive et poétique tout à la fois le remplit d'admiration, il apprend l'art du développement thématique, des enchaînements logiques et irréfutables. Mais, plus que Haydn qui, pour échafauder une construction grandiose, se contente souvent d'un thème, voire d'un motif banal, Mozart compte aussi sur le pouvoir expressif, sur la puissance de séduction du beau chant, du cantabile souple, généreux, tel qu'il l'a découvert en Italie. C'est pourquoi, sans doute, il a tant d'estime pour Johann Christian Bach (le Bach de Londres) et pour sa délicieuse musique " galante ". L'inconvénient avec lui ­ si l'on peut dire ! ­ c'est qu'il n'a pas de véritable descendance. Sans Joseph Haydn et sa prodigieuse évolution esthétique, Beethoven et ­ quoi qu'on en ait dit ­ une bonne part du romantisme sont inexplicables, impensables. Mozart, auquel d'aucuns se sont longtemps référés pour évoquer les notions restrictives de grâce, de raffinement, de " joliesse ", demeure unique, inclassable. Est-ce cela qui nous le rend si précieux ?