Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
C

clavecin (en angl. harpsichord ; en all. kielflügel ou cembalo ; en ital. clavicembalo) (suite)

La facture française

Nous avons vu précédemment que la Bourgogne était le lieu d'origine du clavicymbalum, et l'absence de documents contraires nous autorise à supposer que ce type d'instrument était répandu dans toute l'Europe cultivée d'alors. Les liens économiques et culturels privilégiés que le « grand duc d'Occident » entretenait avec les autres pays a certainement favorisé la rapide expansion du prototype décrit par Henri Arnaut de Zwolle. De nombreuses représentations en attestent dans des pays aussi divers que l'Angleterre, les Pays-Bas, l'Allemagne, la Suède et jusqu'en Istrie, ancienne dépendance vénitienne maintenant rattachée à la Yougoslavie.

   Les facteurs ont dû s'intéresser rapidement à la construction de l'instrument à sautereaux, car les noms de plusieurs d'entre eux nous sont parvenus. En revanche, et c'est là le principal paradoxe de l'école française, pas un seul clavecin antérieur à la seconde moitié du XVIIe siècle n'a survécu. Curieuse situation où les textes sont nombreux (H. A. de Zwolle, Mersenne, Trichet, La Rousselière, l'Encyclopédie, etc.) et où les instruments font défaut.

   Entre 1440 et 1636, année de la publication de l'Harmonie universelle du religieux Marin Mersenne, existe un trou de deux siècles sur lequel nous ne savons presque rien. L'instrument décrit par Mersenne semble s'inspirer de la tradition italienne : construction légère, éclisses fines et courbe prononcée supposant l'adoption assez rigoureuse de la règle de la juste proportion. L'instrument possède deux rangs de cordes et son clavier unique contient quatre octaves entièrement chromatiques, d'ut à ut.

   Les quelques clavecins de la fin du XVIIe siècle qui nous restent montrent une amplification de ce schéma. Tous ces instruments possèdent deux claviers et n'ont apparemment jamais été des instruments transpositeurs, au sens flamand du terme. La caisse est plus imposante, sensiblement plus longue et plus large et les éclisses en noyer ou en sapin sont d'une épaisseur moyenne entre les mesures italiennes et les mesures flamandes. L'instrument est entièrement monté à partir d'un fond en sapin et, comme en Italie, adopte les équerres soutenant les éclisses et les contre-éclisses. Les facteurs empruntent cependant à leurs homologues du Nord des arcs-boutants renforçant la caisse à la hauteur des contre-éclisses. Un module assez long (de 302 à 320 mm pour l'ut de 1'), associé à une correction importante de la règle de la juste proportion, confère à ces instruments de la fin du siècle une courbe tenant le milieu entre celles des deux précédentes écoles. Tous ces clavecins sont tendus de trois rangs de cordes (2 X 8' + 1 X 4') et leur étendue maximum est de quatre octaves plus une quarte (de sol à ut) avec l'octave courte à la basse. Les facteurs qui ont le mieux illustré cette période portent les noms de Denis (toute une dynastie), Jaquet, Richard, Barbier, pour les facteurs parisiens, ou encore l'étonnant Vincent Thibaut de Toulouse pour la province.

   À leurs successeurs revient le mérite d'avoir profondément modifié ces éléments afin de donner naissance au grand clavecin français du XVIIIe siècle. S'inspirant désormais plus étroitement des modèles flamands, les Nicolas Dumont (actif entre 1673 et 1708), Pierre Bellot (1675 – apr. 1732) et surtout Nicolas Blanchet (1660-1731) donnent naissance à des instruments à forte personnalité. Ceux-ci possèdent un ou deux claviers de plus de quatre octaves (fa à ré, fa à mi) faisant parler deux ou trois rangs de cordes (2 X 8' ou 2 X 8' + 1 X 4'). La construction de la caisse s'apparente à la méthode flamande, avec l'emploi systématique du tilleul comme matériau de base, la table étant, bien entendu, en épicéa. Le barrage, de même que la structure interne sont fidèlement dérivés des modèles flamands dont ils sont, parfois, la simple amplification. Un module de cordes assez long (compris entre 340 et 365 mm), associé à une règle de proportion radicalement corrigée (basses raccourcies et aigu allongé), confère à ces instruments un aspect robuste et puissant non dénué d'élégance. Si la décoration de la table s'inspire nettement des instruments anversois ­ avec plus de modelé, cependant ­, le décor extérieur ainsi que celui du couvercle reflètent les caractéristiques des styles et des ornements en vigueur à la cour de France. Le piètement ressortit lui-même beaucoup plus à l'histoire du siège qu'à celle de la facture instrumentale : balustres ou colonnes torses en bois naturel jusqu'à la fin du XVIIe siècle, pieds à gaine avec entretoises sous Louis XIV, solides pieds cambrés nerveusement sculptés de la Régence.

   Les deuxième et troisième générations de facteurs français se contentent de parfaire ces modèles, grâce surtout à des mécaniques irréprochables et un timbre fortement caractérisé. Parmi ces facteurs, les Blanchet (François-Étienne Ier et II), Jean-Claude Goujon, les frères Hemsch, puis plus tard Pascal Taskin fournissent la cour et les musiciens parisiens, pendant que Collesse, Donzelague et Stirnemann à Lyon ou Sébastien Garnier à Reims honorent les commandes des amateurs provinciaux. À l'aube de la Révolution, le clavecin français typique est un instrument à un ou à deux claviers, d'une étendue de cinq octaves complètes (du fa au fa), possédant trois rangs de cordes (2 X 8' + 1 X 4'), que les inventions de Taskin (jeu de « peau de buffle », genouillères pour actionner les jeux) ou de Sébastien Érard (clavecin « mécanique ») ne préservent pas de la tourmente. Prudemment, certains facteurs commencent d'ailleurs à commercialiser des pianos-forte. Il n'y a pas, comme en Italie, de relative homogénéité du timbre des clavecins français. Un instrument de Vincent Thibaut, par exemple, ne préfigure en rien la sonorité d'un grand clavecin de Hemsch des années 1750. Au premier convient parfaitement la grandeur un peu hiératique des pièces de Chambonnières, Danglebert ou Louis Couperin, cependant que le second rend pleinement justice aux suites de François Couperin le Grand groupées en « ordres », ou à la prodigieuse invention des œuvres de Jean-Philippe Rameau. Ces derniers clavecins se caractérisent essentiellement par la somptuosité de leur grave, le moelleux du médium et la brillance parfois agressive de leurs aigus. Ils ne sont absolument pas « polyphoniques » et l'interprétation d'œuvres allemandes y est parfois problématique. Par contre, la musique française pour clavecin se montre toujours en parfaite adéquation avec le type d'instrument qui l'a vue naître.

Le ravalement des clavecins flamands

Les clavecins anversois ont été prisés, de tout temps, loin de leur pays et particulièrement en France. À la fin du XVIIe siècle, leur étendue s'avère trop restreinte et leur ancienne mécanique a du mal à rivaliser avec les claviers neufs parisiens. Les facteurs de la capitale agrandissent donc le vieil instrument tout en conservant la majeure partie des bois originaux, cause de ce timbre si recherché. Le clavecin est totalement mis en pièces, élargi et rallongé, les chevalets et sillets prolongés sont redivisés pour correspondre à la mesure de l'octave française, plus étroite que celle des Flandres. L'ensemble de la décoration est soit simplement retouché, soit entièrement refait au goût du jour. La mécanique (claviers, registres, sautereaux) est refaite à neuf selon l'étendue de la « musique nouvelle », et l'instrument plus que centenaire recommence une nouvelle vie sous le nouveau vocable de « Rückers-Blanchet » ou « Rückers-Taskin » ! Il y a, certes, différents degrés dans l'ampleur de ces reconstructions et certains instruments sont « ravalés » plusieurs fois. Cette opération, extrêmement coûteuse puisqu'elle s'élève au prix d'un bon clavecin neuf, devient la spécialité de certains facteurs parisiens qui y déploient une habileté diabolique. Ceux-ci proposent même parfois des « clavecins contrefaits de Flandres », totalement neufs mais qui ont l'honnêteté de se présenter comme tels ! C'est ainsi que les « petites affiches » de 1769 ont proposé « un clavecin du célèbre Goujon, tenant l'accord deux ans ( !), ayant pour titre Rückers, les claviers sont de Blanchet… ».

   Ces pratiques ne parviennent pas à sauver « le royal et majestueux clavecin » de Balbastre d'une disparition certaine, alors que « le nouveau venu, cet instrument de chaudronnier » que fustige Voltaire fait peu à peu la conquête des cœurs et des esprits : ici commence l'histoire du piano.