Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
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Messiaen (Olivier)

Compositeur français (Avignon 1908 – Paris 1992).

Il naît dans un milieu cultivé, fils d'un professeur d'anglais, traducteur éminent de Shakespeare, et de la poétesse Cécile Sauvage. Sa mère, enceinte de lui, avait écrit, sous le titre l'Âme en bourgeon, d'étonnants poèmes d'amour maternel prémonitoires de la destinée de son fils, et qui devaient marquer ce dernier.

   Les parents d'Olivier Messiaen s'installent en 1914 à Grenoble, dans le Dauphiné, qui restera son domaine d'élection, où il se retire pour écrire presque toutes ses œuvres. Élevé par sa mère et sa grand-mère pendant la guerre de 1914-1918 (le père étant mobilisé), il commence à étudier le piano avec Mlle Chardon, et se montre très précocement intéressé par la lecture des grandes partitions classiques (il compose déjà, en 1914, une petite pièce pour piano). Pour son dixième anniversaire, son premier professeur d'harmonie, Jehan de Gibon, lui offre en cadeau la partition d'orchestre de Pelléas et Mélisande, qui est pour lui une révélation. Puis la famille s'installe à Paris, et Olivier Messiaen est inscrit au Conservatoire de Paris, où il étudiera pendant onze ans, avec Noël et Jean Gallon (harmonie), Maurice Emmanuel (qui lui révèle la richesse de modalité et la métrique grecque), Paul Dukas, A. Estyle, Marcel Dupré (orgue) et Falkenberg (piano). Sa première page pour orgue, publiée en 1928, le Banquet céleste, adaptation d'une pièce pour orchestre, contient déjà certains de ses procédés d'écriture favoris, entre autres l'emploi d'un mode qui devait devenir son deuxième « mode à transpositions limitées ». Il s'agit de modes où la succession des intervalles est telle, par sa régularité, qu'en les transposant sur d'autres degrés, on retrouve rapidement les mêmes notes que dans la forme originale. C'est ce que Messiaen appelle le « charme des impossibilités ». Le sensualisme exacerbé de l'harmonie, l'étirement de la courbe mélodique et le sujet directement religieux (car Messiaen est un catholique fervent) sont des traits « messiaenesques » que l'on trouve aussi, d'emblée, dans ce premier opus publié.

   Les Préludes pour piano (1929) valent à Messiaen un second prix de composition, et, malgré leurs titres « postdebussystes » (Cloches d'angoisse, les Sons impalpables du rêve), ils annoncent son écriture par « pans » très découpés, où les motifs sont juxtaposés verticalement ou dans le temps, au lieu de s'enchevêtrer (au contraire d'un Richard Strauss), ainsi que son utilisation de l'accord comme « touche de couleur ». L'audition colorée des sons, en couleurs rutilantes de vitrail, ne procède pas chez lui d'une image poétique, ou d'une correspondance diffuse : c'est « à la lettre », qu'il déclare voir les sons en couleurs, c'est un phénomène que l'on appelle « synopsie » et dont la médecine reconnaît l'existence. Ses compositions suivantes, 3 Mélodies pour soprano et piano, la Mort du nombre pour soprano, ténor, violon et piano, Diptyque, 1930, pour orgue, emportent un premier prix. Après un échec au prix de Rome, il est nommé titulaire des grandes orgues de l'église de la Trinité, à Paris, en 1930, à vingt-deux ans. C'est là ­ à cette tribune qu'il va tenir pendant plus de trente ans ­ qu'il a certainement développé, dans l'improvisation à l'orgue, une grande partie de ses trouvailles. Avec ses couleurs qui se juxtaposent, ses oppositions de masse, ses changements abrupts de registre et l'ampleur de sa ligne sonore, le grand orgue est un modèle sous-jacent dans son écriture orchestrale ; de même, cet instrument offre un « banc d'essai » pour ses recherches d'expression, de modalité, d'harmonie, de rythme, étant le dernier instrument de la musique occidentale « sérieuse » à perpétuer la tradition des compositeurs-improvisateurs.

   En 1931, le triptyque symphonique des Offrandes oubliées lui vaut un certain succès. Passionné d'étude, il continue, sorti du Conservatoire, à apprendre à toutes les sources. Il étudie ainsi l'accentuation chez Mozart, le rythme chez les modernes, Debussy, Stravinski (dont il analyse le Sacre du printemps sous un angle rythmique qui est une révélation pour beaucoup de ses élèves) ; il recherche, avec le peintre suisse Blanc-Gatti, des rapports précis entre la couleur et le son ; enfin, et surtout, il étudie la métrique grecque, les neumes grégoriens et le système rythmique hindou (les deci-tâlas, qu'il est le premier à adapter dans la musique occidentale ; il s'agit de périodes rythmiques complexes). Dans ces études, il approfondit sa plus originale préoccupation : celle d'une nouvelle « durée ». Si, en effet, son harmonie et son système modal sont déjà personnels et tout de suite identifiables, ils n'en procèdent pas moins directement d'une tradition française (Fauré, Franck, Debussy) ; mais son sens particulier du rythme, comme le contraire d'une pulsation régulière, lui appartient complètement, et c'est bien dans un grand Traité du rythme, commencé depuis longtemps et pas encore achevé en 1981, qu'il compte tracer le bilan de sa recherche. Ainsi son style se cristallise-t-il assez rapidement, dans des œuvres comme Apparition de l'Église éternelle (1932) pour orgue et la suite symphonique de l'Ascension (1932) en quatre méditations, adaptée pour l'orgue en 1933. Olivier Messiaen, à une ou deux exceptions près, a toujours refusé de couler son inspiration religieuse dans le moule des genres liturgiques traditionnels : messes chantées, requiems, cantates, motets, etc. De même, s'il emprunte à tous les genres (concerto, symphonie, sonate), il n'en adopte jamais le cadre tout préparé. Chaque œuvre est unique, et il évite instinctivement tout cycle, renouvelant le même effectif instrumental (quatuor, trio, etc.). Il compose son premier cycle d'orgue important, en 1935, la Nativité du Seigneur, qui systématise l'emploi des modes à transpositions limitées (qu'il a très vite répertoriés et classés), des rythmes inspirés des tâlas hindous et des « valeurs rythmiques ajoutées », qui, comme le dit Alain Périer, « prolongent dans le temps ce que la note ajoutée à un accord prolonge dans l'espace (des hauteurs) ». Ces innovations n'empêchent pas ces pièces d'offrir un « plaisir d'écoute », et ce sera une des originalités de Messiaen que d'avoir su « séduire » des auditeurs de tous bords, en faisant cohabiter la recherche formelle et l'hédonisme musical, en dépassant l'antinomie qui, à ce moment-là, divisait en France les compositeurs en « sensualistes » et en « spéculateurs ». Aussi, avec son exigence musicale, il est bien placé, en cette année 1936, pour former, avec André Jolivet, Daniel-Lesur et Yves Baudrier (l'instigateur de cette réunion), le groupe Jeune France, dont le programme est de contribuer à « régénérer » spirituellement et esthétiquement la musique française, qui oscille souvent entre la facilité paresseuse, le néoclassicisme exsangue et la cérébralité. La guerre séparera ce groupe, après qu'il eut délivré son message par des concerts en commun accueillis avec faveur. La même année, 1936, Messiaen est nommé professeur à l'École normale de musique et se marie avec la violoniste Claire Delbos, dont il aura un fils, Pascal, né en 1937. Sous le surnom de « Mi », son épouse lui inspirera plusieurs pièces, dont les Poèmes pour Mi (1936) pour soprano et piano, où le sentiment religieux cherche à épouser l'amour humain ­ de même que plus tard, dans son cycle « tristanesque » (Harawi, Turangalîla-Symphonie, 5 Rechants), il cherchera à sauver cet amour humain de la malédiction.

   La Fête des belles eaux, pour ondes Martenot, commandée pour l'Exposition universelle de 1937, lui donne l'occasion d'expérimenter pour la première fois un instrument dont il a su s'approprier la beauté presque vulgaire de timbre, en l'utilisant dans une fonction délibérément « décorative ». La naissance de son fils Pascal lui inspire un autre cycle mélodique pour soprano et piano, les Chants de terre et de ciel (1938), dont il écrit le texte, comme pour répondre à ces poèmes que sa mère lui dédiait quand il était encore dans son ventre. Ce cycle peu connu révèle une face rarement soulignée de Messiaen : le doute. C'est qu'il n'est pas si facile, si l'on est exigeant envers ses croyances, de « dédramatiser » l'état d'enfance et de rédimer l'amour humain. Ici, comme dans les Poèmes pour Mi, comme plus tard dans les 5 Rechants, les Petites Liturgies, Harawi, Messiaen ne laisse à personne d'autre le soin d'écrire le texte ; un texte où l'on retrouve les mêmes procédés que dans sa musique, de juxtaposition d'éléments hétérogènes : onomatopées (en référence au babil enfantin), interrogations religieuses, images « surréalistes » (ces « oiseaux buvant du bleu », qui, curieusement, indisposaient si fort, au début, des gens avisés comme le critique Claude Rostand). Mais le texte, ici, n'a d'autre prétention que de donner matière au chant ; un chant destiné à la voix de femme, comme toujours chez lui, ou presque.

   Quand la Seconde Guerre mondiale éclate, Messiaen achève un de ses plus beaux cycles d'orgue, les Corps glorieux (créés après la guerre), qui utilisent souvent une écriture monodique. Mobilisé, il est capturé par les Allemands, déporté au camp de Görlitz en Silésie. C'est là que, dans des conditions de vie extrêmes, dans la faim et le froid qui lui donnent des hallucinations « synoptiques » d'auditions colorées, il écrit, pour le jouer avec trois compagnons de captivité, l'étonnant Quatuor pour la fin du temps (1941) pour piano, violon, violoncelle et clarinette. La « fin du temps » telle que l'annonce l'Apocalypse, texte inspirateur de cette œuvre magique, est représentée ici par l'emploi de rythmes non rétrogradables, assimilant le temps à un espace, puisqu'ils forment la même figure qu'on les lise dans un sens ou dans l'autre, en remontant le temps. Le premier mouvement notamment, Liturgie de cristal, avec ses superpositions de parties instrumentales tournant chacune indépendamment dans son aire, illustre génialement cette véritable « suspension du temps », cette giration complexe qui pourrait se prolonger dans l'éternité ­ étant conçue comme une combinaison d'ostinatos portant indépendamment sur l'harmonie, la mélodie et le rythme ­, de telle façon que l'on perçoive une périodicité, mais insaisissable. On y rencontre aussi, pour une des premières fois, clairement désignés comme tels, mais non encore transcrits d'après nature, les chants d'oiseaux qui domineront une partie de son œuvre future. L'œuvre est créée au stalag dans ces extraordinaires circonstances, le 15 janvier 1941. Mais l'auteur est rapatrié en 1942 à Paris. Là, Claude Delvincourt le fait nommer professeur d'harmonie au Conservatoire de Paris.

   Ses Visions de l'amen pour deux pianos, créées par Yvonne Loriod et lui-même en 1943, marquent sa rentrée dans la vie musicale « normale ». Et, en 1944, il se sent assez sûr de son langage pour publier un des plus étranges recueils que compositeur ait jamais publié : sa Technique de mon langage musical, qui est un inventaire, avec des exemples musicaux à l'appui, de tous les procédés qu'il utilise librement, modes à transposition limitée, accords avec notes ajoutées, emploi de rythmes avec valeurs ajoutées, ou « non rétrogradables », structures rythmiques empruntées à la Grèce ancienne, ou à la musique indienne, ainsi qu'aux neumes du plain-chant ­ une des sources les plus importantes dans son inspiration. Chez Guy-Bernard Delapierre, il donne un cours de composition non officiel, dont les premiers élèves ­ qui adoptent comme nom de tribu « les Flèches » ­ se nomment Pierre Boulez, Serge Nigg, Yvonne Loriod, Jean-Louis Martinet, Maurice Le Roux. En 1943-44, il écrit coup sur coup deux de ses œuvres les plus importantes, qui deviendront parmi les plus populaires et les plus souvent jouées ; leur style est devenu plus rapidement classique, plus immédiatement saisissable que celui de ses œuvres ultérieures : il s'agit de ses Trois Petites Liturgies de la présence divine (1944) pour chœur féminin, piano, ondes Martenot et orchestre, et des Vingt Regards sur l'Enfant Jésus (1944), vaste cycle pour piano solo. Cette dernière œuvre, dynamique et massive, colorée, orchestrale, s'appuie sur des leitmotive brefs et caractérisés. Une fois de plus, on y trouve la référence à l'« enfant merveilleux » qu'il fut lui-même pour sa mère, qui écrivait avant sa naissance : « Je souffre d'un lointain musical que j'ignore. » Quant aux Trois Petites Liturgies, dont il écrit lui-même le texte jubilatoire, si elles apparaissent aujourd'hui comme du pur Messiaen « tel qu'en lui-même », quelles discussions, quelles colères n'ont-elles pas déclenchées après leur création le 21 avril 1945 à Paris, lors de leur création aux concerts de la Pléiade, devant un public prestigieux ! Comme dans beaucoup d'autres « scandales » musicaux, ici la contestation n'attaque pas de front la musique, mais un élément secondaire : le texte et sa sensualité religieuse, son prétendu « charabia ». Devant l'incompréhensible violence de certaines attaques, on peut penser pourtant que la musique aussi, et surtout, était en cause, parce qu'elle gênait par son insolite fusion de la sensualité et du mysticisme, de l'hédonisme et de l'abstraction, comme un défi aux catégories communes, et, enfin, par son affirmation totale d'un tempérament unique et « violent » (la violence est, en effet, un des aspects les moins soulignés et pourtant les plus sensibles de l'art de Messiaen).

   C'est après cette consécration doublée d'une contestation agressive, après cette reconnaissance de son œuvre dans toutes ses dimensions que Messiaen aborde directement le thème de l'amour humain asocial, non conjugal, à travers le mythe de Tristan et d'Isolde. Il s'agit de « sauver » Tristan et de conjurer, de toute la force d'une foi, la présence de l'instinct de mort inscrit au cœur de la plus grande histoire d'amour ­ de proclamer que cette mort qui est, apparemment, l'issue fatale du désir est, en fait, la porte d'une renaissance vers un amour plus élevé. Pour illustrer ce thème, il y met les grands moyens : un grand cycle de mélodies pour soprano et piano, Harawi, chant d'amour et de mort (1945), une gigantesque symphonie en 10 mouvements pour grand orchestre avec piano solo et ondes Martenot, la Turangalîla-Symphonie (1946-1948), commande de Serge Koussevitski, et les 5 Rechants (1948), pour ensemble vocal mixte à 12 voix réelles ­ cette dernière œuvre se référant à la polyphonie française (Claude Le Jeune en particulier), dont elle retrouve avec succès la fraîcheur et la vie. Trois œuvres on ne peut plus différentes de proportions malgré quelques traits communs (référence à la langue « quechua » dans Harawi et les Rechants ; mélange singulier de luxuriance et de simplicité absolue). Il est indiscutable que, après cet énorme triptyque, Messiaen meurt et renaît, qu'il laisse derrière lui, tel le serpent, une de ses peaux successives, et qu'il fera son deuil d'une certaine immédiateté hyperexpressive, dont la Turangalîla jette les derniers feux. Il entre, dès lors, à quarante ans passés, dans une période de recherches techniques, où certains voient la partie la plus aride de sa production. Quand il dira, plus tard, que la nature et les oiseaux, ces « petits serviteurs de l'immatérielle joie », l'ont ressourcé, l'ont sauvé de la stérilité artistique, on doit le prendre au sérieux et cesser de croire qu'il a pu créer ce qu'il a créé avec une tranquille assurance protégée du doute.