ethnomusicologie (suite)
L'étude des théories musicales
Avant l'apparition de l'ethnomusicologie, considérée comme une discipline à part, un certain nombre de musicologues avaient entrepris des travaux qui s'appuyaient sur les théories musicales et non pas seulement sur les hasards de l'écoute. Les premières tentatives ont été le Mémoire sur la musique des Chinois (1779) du père Amiot, suivi du Mémoire sur la musique de l'ancienne Égypte (1816) de Villoteau, commandé par Bonaparte. Le Résumé philosophique de l'histoire de la musique de Fétis parut en 1852. En 1886, Carl Stumpf publia un article sur les Chants des Indiens Bellakula. De 1812 à 1824, Albert Lavignac et Lionel de la Laurencie réunirent dans l'Encyclopédie de la musique et dictionnaire du Conservatoire une série d'études sur la musique de la Chine, de l'Inde, de la Turquie, etc., qui restent des documents de premier ordre. Jaap Kunst publia son important ouvrage sur la musique indonésienne De Toonkunst van Bali en 1925, suivi de Music in Java (1949). Alain Daniélou publia en 1943, à Londres, son Introduction to Musical Scales, suivi, en 1949, de Northern Indian Music. Entre-temps, le baron Rudolf d'Erlanger avait publié sous le titre de la Musique arabe, de 1930 à 1959, six volumes de traductions commentées des traités arabes du Moyen Âge sur la musique (al Farabi, Safi ud din, Avicenne, etc.) et des études sur les genres et les systèmes musicaux. Dans l'Encyclopédie Fasquelle de la musique (1958), dirigée par François Michel, plusieurs articles concernant l'Asie sont fondés sur une étude musicale et pas seulement ethnomusicologique. L'Institut d'études comparatives de la musique de Berlin a publié, depuis 1966, en français, anglais et allemand, une série d'ouvrages basés sur les théories musicales des différentes cultures.
Les utilisateurs
Certains musiciens occidentaux se sont intéressés à noter des mélodies populaires ou orientales surtout afin de les utiliser dans leurs compositions et de donner ainsi à celles-ci un caractère national. Nul n'ignore la Marche turque de Mozart, empruntée d'ailleurs à une version hongroise, et beaucoup plus mozartienne que turque. Balakirev fut le premier à recueillir les mélodies populaires des moujiks. D'autres compositeurs russes, de Borodine à Stravinski, s'inspirèrent de mélodies populaires. Bartók nota une quantité considérable de chants hongrois et roumains qu'il utilisa dans son œuvre. Les Espagnols (Falla, Granados) mais aussi Bizet et Ravel s'inspirèrent du cante jondo et du flamenco. Debussy a été fortement impressionné par la musique indonésienne. Ces transpositions dans un autre idiome, si elles peuvent servir à donner une sorte de couleur locale, ne sont que des aperçus pittoresques qui ne donnent aucune idée des possibilités expressives des langages musicaux dont elles prétendent s'inspirer. J.-S. Bach avait été l'un des premiers à utiliser des airs populaires, mais une bourrée de Bach ne permet pas de reconstituer le style des danses dont il a emprunté les thèmes. Les emprunts par les musiciens occidentaux de phrases provenant d'autres langages musicaux les dénaturent et ne laissent rien subsister de leur signification profonde, de ce que, dans leur propre idiome, ils permettent d'exprimer. Il en est de même pour les essais d'harmonisation de la musique modale indienne ou arabe.
L'enregistrement
Ce fut la découverte de l'enregistrement qui permit à des musicologues d'étudier en laboratoire des fragments fixés de formes musicales de tradition orale. L'enregistrement sur cylindre, à l'aide du phonographe Edison, permit de recueillir de brefs mais nombreux documents qui pouvaient être ensuite analysés et commentés sans contact direct avec les musiciens des peuples concernés. En Europe de l'Est, Béla Vikar avait recueilli, en 1889, les chants épiques de la Carélie finlandaise. Il fut le premier à utiliser le phonographe et créa la première phonothèque de Budapest. Après lui, Béla Bartók, assisté par Zoltán Kodály, enregistra des milliers de mélodies hongroises, slovaques, turques, arabes, serbo-croates, ukrainiennes et bulgares. C'est également en 1889 que J. W. Fewkes réalisa aux États-Unis les premiers enregistrements des Indiens Zunis et Passamoquoddy. En 1900, le docteur Azoulay procéda à des enregistrements lors de l'Exposition universelle à Paris. En 1902, le Phonogrammarchiv de Berlin débuta grâce à la visite en Allemagne de l'orchestre de la cour du Siam. Ce centre, auquel collaborèrent Carl Stumpf, Erich von Hornbostel, Robert Lachmann et Curt Sachs, joua un rôle capital. Il fut à l'orgine des méthodes créées pour l'analyse des formes musicales des diverses cultures par la suite employées partout ailleurs. À la même époque, le Finlandais Ilmari Krohn établit un système de classification des mélodies populaires. C'est principalement des travaux du Phonogrammarchiv que naquit ce que l'on devait plus tard appeler ethnomusicologie, qui développa peu à peu des théories souvent contestables sur les origines de la musique et sur le rôle de la musique dans la société ainsi que sur les instruments de musique. Des transcriptions à fins d'analyse fondées sur des enregistrements forment un des principaux aspects de la méthode ethnomusicologique. Mais lorsqu'il s'agit de formes improvisées qui diffèrent à chaque exécution et dont on ne connaît pas les thèmes de base, ce genre de travail risque de rester hors de la réalité. Le Phonogrammarchiv fut fermé à l'époque du nazisme. Plusieurs de ses experts, tels que Curt Sachs et George Herzog, poursuivirent leur travail aux États-Unis. En 1929, Constantin Braïloiu avait créé à Bucarest les archives roumaines de folklore. Réfugié plus tard à Genève, il joua un rôle important dans la formation de l'ethnomusicologie française. Le département d'ethnomusicologie, créé en 1944 au musée des Arts et Traditions populaires, est, depuis sa fondation, dirigé par Claudie Marcel-Dubois. Gilbert Rouget, au musée de l'Homme, s'intéresse principalement à la musique africaine.
Des collectionneurs, tels que Henry Balfour en Angleterre, avaient commencé à réunir d'importantes collections d'instruments de musique dits « primitifs ». Le musée de Terwuren en Belgique possède une vaste collection d'instruments principalement africains. Ces instruments furent analysés et décrits sans tenir compte des techniques des luthiers qui les construisaient, ni de l'habileté des musiciens qui les utilisaient. Curt Sachs publia une History of Musical Instruments (1940), André Schaeffner, son Origine des instruments de musique, en 1936. Tran Van Khe, à Paris, prépare une importante étude comparative des instruments de musique chinois, vietnamiens, coréens, mongols et japonais. Les méthodes de classification proposées diffèrent peu de celles des anciens traités hindous. Il aura fallu attendre 1980 pour qu'un luthier italien, Paolo Ansaloni, s'intéresse aux secrets de la technique indienne, aux proportions des instruments, aux bois et aux vernis utilisés qui ne sont pas moins étonnants que ceux de Stradivarius.
Art musical ou musique ethnique
Les valeurs d'art ne font pas normalement partie des préoccupations des ethnologues. La Revue du musée de l'Homme (Paris) de 1967 mentionne, à propos du fonds discographique du musée, une « rubrique destinée à annoncer régulièrement les disques de musique "primitive et exotique" ». Dans le département d'ethnomusicologie, des enregistrements de clarines de vaches savoyardes, des sonogrammes de bergers des Pyrénées, voisinent avec des ragas exécutés par Ravi Shankar, considérés comme un matériel intéressant essentiellement les « hommes de science ». Parlant de la musique de l'Inde, le célèbre ethnomusicologue allemand Marius Schneider n'hésitait pas à dire : « Ces musiques nous intéressent en tant qu'objets d'études scientifiques. Mais la musique c'est Bach et Mozart. » Ce genre de point de vue semble aujourd'hui dépassé. Il existe une tendance, particulièrement aux États-Unis, à remettre à sa place le concept d'ethnologie et à ramener les diverses disciplines groupées artificiellement dans l'ethnomusicologie aux catégories plus générales de musicologie, d'organologie, de sociologie de la musique qui s'appliquent également à la musique occidentale. Le musicologue américain Charles Seeger considère que la musique dans son ensemble concerne la musicologie et que des termes tels que musicologie historique ou ethnomusicologie sont malheureux. De même, François Caillat remarque : « En prenant les musiques de tradition orale pour objet d'étude, l'ethnomusicologie semble recéler un paradoxe… Si la méthode d'enquête et de collecte se dessine effectivement très vite, il n'en est pas de même des buts… L'ethnomusicologue, en voulant chercher les différentes modalités du fait musical, ne se donne-t-il pas une méthode sans objet réel ? »
Considérer la musique écrite comme un domaine à part est probablement une erreur. Le langage parlé ou musical évolue par tradition orale et non sur la base de l'écrit. Il ne faut pas confondre langage et littérature. Il apparaîtrait plus normal de considérer la musique occidentale comme un cas particulier dans le cadre d'une musicologie générale, fondée sur la tradition orale et l'aspect audible de la musique, que comme l'objet d'une musicologie considérant essentiellement l'aspect écrit, c'est-à-dire la méthode de fabrication et de transmission. La musique comme phénomène social n'est pas vraiment différente en Occident de ce qu'elle est dans d'autres civilisations. On ne peut parler d'organologie sans tenir compte de l'origine asiatique de beaucoup d'instruments tels que le luth (de l'arabe el ud), le violon, la guitare. Une meilleure connaissance des valeurs d'art musical des autres civilisations conduira probablement à une reconsidération de ce que l'on a appelé, un peu hâtivement, ethnomusicologie.
La grande musique de l'Inde, de la Chine, du Japon, de l'Indonésie est le fruit d'une philosophie, d'une esthétique, d'une théorie complexe résultant d'une longue évolution. Elle est apte à exprimer les émotions les plus subtiles et les plus profondes. En tant que « langage de l'âme », elle reprend peu à peu la place qui lui était due parmi les autres arts. Quelles que soient les structures qu'il emploie, on ne peut séparer un langage de sa signification puisque c'est sa raison d'être. Il en est de même du langage musical qui n'a d'autre sens que ce qu'il permet d'exprimer à ceux qui l'emploient. Dans une thèse publiée en 1977, le musicien indonésien Sutarno explique : « Quelles que soient les conclusions apportées par les chercheurs étrangers dans leurs essais d'histoire de la musique javanaise, je ne peux entrer dans leurs considérations puisque le musicien javanais c'est moi, que je ressens ainsi la musique, que je la pratique dans cet état d'âme et que l'histoire de la civilisation javanaise m'appartient. »