Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
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Saint-Saëns (Camille)

Compositeur français (Paris 1835 – Alger 1921).

Normand par son père, emporté deux mois après sa naissance par une phtisie que lui-même cherchera à éviter toute sa vie en multipliant les fuites vers les pays du soleil, Saint-Saëns fut élevé par sa mère et sa grand-tante. Sachant ses notes avant de savoir lire, il a à peine cinq ans quand il compose son premier morceau, et dans le même temps, il tient le piano dans une sonate pour violon et piano de Beethoven. Dès lors il ne quittera plus le piano, dont il sera l'un des virtuoses les plus accomplis et ne cessera de composer, avec une facilité et une constance infatigable, qu'à la veille de sa mort, « produisant, ainsi qu'il l'a dit, des œuvres pour accomplir une fonction de (sa) nature, comme un pommier produit des pommes ».

   À sept ans on le confie à Stamaty. Déjà se manifeste son indépendance, cette indocilité en face de qui contrarie ses idées, sa volonté. En définitive, il ne fut reconnaissant à son professeur de piano que de l'avoir dirigé vers Maleden ­ « professeur incomparable », assurait-il ­ qui lui enseigna la théorie et la composition. Que ce premier maître, par l'exemple de son enseignement en marge des voies officielles, ait affermi son indépendance ne semble guère douteux. À onze ans il donnait, salle Pleyel, ses deux premiers concerts. Entré en 1849 au Conservatoire dans la classe d'orgue de Benoist, il en sort, en 1851, avec un premier prix.

   Improvisateur remarquable, il est salué par Liszt comme « le premier organiste du monde ». Cette même année 1851, Halévy l'accueille dans sa classe de composition. Plus tard, juge redouté des candidats au concours de Rome, il se voit refuser alors, et à deux reprises, ce prix. Exceptionnel échec à l'aube d'une carrière jalonnée de succès quasi constants.

   En 1852 la société Sainte-Cécile couronne son Ode à sainte Cécile. Cette même société exécute en 1853 sa Ire symphonie et, trois ans plus tard, une seconde restée inédite. Depuis 1853, il a été nommé organiste à Saint-Merri qu'il quittera en 1858 pour tenir le grand orgue de la Madeleine. En 1877, un héritage le libère de toute contrainte.

   De 1861 à 1865, il avait effectué un bref passage à l'école Niedermeyer, comme professeur de piano, où il eut Fauré et Messager parmi ses élèves. Aux côtés de Castillon et de Bussine, il fonde, au lendemain du désastre de Sedan, la Société nationale de musique qui, sous sa fière devise « Ars Gallica », accueille l'école française moderne. Il en démissionnera en 1886, se trouvant en désaccord avec les disciples de Franck, d'Indy en tête. Dès 1861, il avait ébloui Wagner par ses dons ; Berlioz, dans une lettre de 1867, le signale comme « un maître pianiste foudroyant… et l'un des plus grands musiciens de notre époque ». L'admiration qu'il suscite chez ses aînés est partagée par ses camarades ­ notamment par Bizet ­ qui voient en lui le chef de l'école française.

   Comme compositeur, il aborde tous les domaines, tous les genres, religieux comme profanes, s'inspirant de tous les styles, à l'aise dans les formations vocales et instrumentales les plus variées.

   Curieusement, ce grand pianiste n'a laissé, parmi les trente-quatre œuvres qu'il a dédiées à son instrument, aucune partition vraiment marquante. On relèvera néanmoins ses Variations sur un thème de Beethoven pour 2 pianos, op. 35 (1874), et trois cahiers de 6 Études chacun, op. 52 (1877), op. 111 (1899), op. 135 (1912), les dernières pour la main gauche seule. Maniant les timbres orchestraux avec une éblouissante sûreté, c'est en l'associant à l'orchestre qu'il a privilégié son instrument, notamment dans cinq concertos op. 17 (1858), op. 22 (1868), op. 29 (1869), op. 44 (1875) et op. 103 (1896).

   En disciple de Liszt, il s'est plu à sonder les ressources offertes par la virtuosité et a également confié trois concertos au violon, op. 20 (1859), op. 58 (1858), op. 61 (1880), sans préjudice d'un Rondo capriccioso (1863) et d'une Havanaise (1887), ainsi que deux autres concertos au violoncelle op. 33 (1872) et op. 119 (1902).

   Pionnier dans le domaine de la musique de chambre, il n'a pas écrit moins de trente-six œuvres, la première étant un Quintette, op. 14, datant de sa vingtième année. On y trouve deux sonates pour violon et piano, op. 75 (1885) et op. 102 (1896) ; deux sonates pour violoncelle et piano, op. 32 (v. 1873) et op. 123 (1905) ; deux trios, op. 18 (1863) et op. 92 (1892) ; un quatuor pour cordes et piano, op. 41 (1875) ; deux quatuors à cordes, op. 112 (1899) et op. 153 (1918) ; un septuor op. 65 (1881), sans parler du célèbre Carnaval des animaux (1886).

   Il fut l'un des rénovateurs de la symphonie. Sur les cinq qu'il composa, deux sont restées inédites. La troisième, op. 78 (1886), dédiée « à la mémoire de Franz Liszt », innove, tant dans sa composition orchestrale que sur le plan formel. À la suite de Liszt, il est le premier compositeur français à s'aventurer dans le poème symphonique qui lui inspire, coup sur coup, le Rouet d'Omphale (1872), Phaéton (1873), la Danse macabre (1874) ­ née d'une mélodie ­, et la Jeunesse d'Hercule (1877).

   D'un grand nombre de mélodies (119), on extraira les curieuses Mélodies persanes, op. 26 (1870). Incroyant, il a pourtant écrit un Oratorio de Noël (1858), le Déluge (1875), un Requiem (1878), The Promised Land (1913).

   Épris de théâtre comme tous les musiciens de sa génération, il a connu l'amertume de ne point voir ses œuvres lyriques remporter le succès qu'il en escomptait, à l'exception toutefois de Samson et Dalila (1877) qui s'est imposé non sans difficultés. Du grand opéra historique à l'opéra-comique léger, il a été tenté par tous les genres consacrés et fit représenter successivement la Princesse jaune (1872), le Timbre d'argent (1877), Étienne Marcel (1879), Henri VIII (1883), Proserpine (1887), Ascanio (1890), Phryné (1893), les Barbares (1901), Hélène (1904), l'Ancêtre (1906), Déjanire (1911), sans parler du ballet Javotte (1896).

   À cette importante production, il faut ajouter de nombreuses révisions de partitions de M.-A. Charpentier, de Gluck, et surtout l'édition des œuvres complètes de Rameau dont il fut l'un des plus ardents à remettre en lumière le génie oublié. Il laisse aussi plusieurs ouvrages parmi lesquels Harmonie et Mélodie (Paris, 1885) et Portraits et Souvenirs (3e éd., 1909), d'un intérêt qui ne s'est pas émoussé. Le fait, par contre, que ce fort en thème n'ait pas laissé le plus petit ouvrage didactique témoigne de son éclectisme, de sa hantise de tout systématisme qui, dès qu'il le subodore, le hérisse.

   Son savoir est prodigieux. Debussy qui ne l'aimait guère affirmait : « Saint-Saëns est l'homme qui sait le mieux la musique du monde entier. » Cette érudition, l'admiration qu'il porte aux grands maîtres du passé, son extraordinaire don d'assimilation jugulent plus son inspiration qu'ils ne la libèrent. Et, de son propre aveu, il impose à sa nature une « raideur » qui ne lui est pas naturelle et que la perte tragique de ses deux jeunes fils accentuera encore. Qu'il desserre son corset et libère en lui le gamin espiègle, il s'exprime avec une fantaisie pleine d'invention, une alacrité pimentée qu'on découvre moins dans ses grandes œuvres ambitieuses que dans ses pièces plus légères, en tout cas dans de nombreux scherzos où éclate sa verve primesautière comme dans la Danse macabre ou dans ce petit chef-d'œuvre d'humour corrosif qu'est le Carnaval des animaux ­ où il se met en scène parmi les Fossiles ! ­, qu'il refusa de faire éditer de son vivant par crainte, sans doute, de laisser paraître un portrait de lui trop ressemblant et non conforme à l'idée qu'il s'était faite de sa « figure ».

   Quelque précaution pourtant qu'il ait prise pour se montrer insensible et comme détaché d'une œuvre qu'il entendait hautainement maîtriser sans en être la proie ni la dupe, on perçoit, néanmoins, çà et là, chez ce romantique enchaîné, la palpitation d'un cœur qui bat. On a cru voir en lui le plus parfait représentant de la doctrine de l'art pour l'art et lui-même a prêté le flanc à cette interprétation. « Pour moi, a-t-il dit, l'art c'est la forme. L'expression, la passion, voilà qui séduit avant tout l'amateur. Pour l'artiste, il en va autrement. L'artiste qui ne se sent pas pleinement satisfait par des lignes élégantes, des couleurs harmonieuses, une belle série d'accords ne comprend pas l'art… Pendant tout le XVIe siècle on a écrit des œuvres admirables dont toute émotion est exclue. »

   Au vrai, il fut un incorrigible amateur de pittoresque et excella dans le tableau de genre. De caprices danois en fantaisies africaines, il recueille la couleur locale, pratiquant le placage en tout genre et faisant se côtoyer, comme des accessoires d'atelier destinés à situer le tableau, gammes modales, exotiques, rythmes folkloriques. Mais la perfection de son métier ­ sa maîtrise orchestrale, notamment ­ ennoblit tout ce qu'il touche et lui a valu des admirations qui se révélèrent fructueuses, celles de Fauré, de Ravel, pour ne citer que ces deux grands créateurs.

   S'il a fini par incarner une tradition académique, vieillard illustre, statufié avant sa mort, fatigué peut-être par tant d'honneurs venus à lui, membre de l'Institut, n'oublions pas tout ce que la musique française lui doit et tout spécialement un retour aux sources les plus nobles et les plus pures de notre art dans ce qu'il offre d'incomparablement dessiné, un regard pénétrant et une ardeur de prosélyte envers Bach et Rameau dans un temps où ils étaient quasi oubliés sinon méprisés et, à l'opposé, une défense de ceux qu'on aurait pu croire les plus éloignés de son art impassible, les démiurges de l'ombre, ces musiciens maudits que dans sa jeunesse généreuse il avait exaltés, les Liszt, Berlioz, Schumann, Wagner.