Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
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Messiaen (Olivier) (suite)

1947 : une date importante

N'ayant pu être nommé professeur de composition au Conservatoire de Paris, par refus du ministère, Messiaen obtient de Claude Delvincourt une classe « spéciale » créée à son intention, baptisée « classe d'analyse » ou d'« esthétique », et où passeront certains des plus grands noms de la jeune musique internationale : Pierre Boulez, Yannis Xenakis, Jean-Pierre Guézec, Jacques Charpentier, Pierre Henry, Karlheinz Stockhausen, et, aussi, plus tard, Tristan Murail, N'guyen Tien Dao, Paul Méfano, Michèle Reverdy, etc. Le plus grand hommage que lui aient jamais rendu ses élèves, ce fut de dire qu'il avait su, tout en analysant avec passion et acuité Mozart, Stravinski, Berlioz, Webern, etc., révéler chaque personnalité à elle-même et faire éclore en chacun ce qu'il avait à dire ­ si bien que si l'on a fait du simili-Messiaen, ce fut temporairement et par admiration. C'est la même année qu'il commence son Traité du rythme et qu'il commence à être accueilli à l'étranger pour donner des cours qui marqueront cette période de recherche et de rénovation intense de la musique d'après-guerre : à Darmstadt, Sarrebrück, Tanglewood, etc. Peut-être ces rencontres avec les compositions nouvelles, fort préoccupées d'abstraction, ont-elles contribué à la naissance de pages comme les Quatre Études de rythme (1949-50) pour piano (dont le très célèbre Modes de valeur et d'intensité, par ses recherches d'une détermination intégrale des paramètres du son, a tant fait fantasmer ses jeunes élèves sur une « maîtrise totale » de la composition). Sa Messe de la Pentecôte (1950) pour orgue et son Livre d'orgue (1951) marquent un retour à l'instrument de ses premières œuvres. Mais une étape est franchie, depuis les cycles très « sensuels » de l'avant-guerre : le travail rythmique est tendu, serré, la ligne plus abstraite.

   Peu après, en 1952, Messiaen tente un unique essai dans le domaine de la musique concrète, Timbres-Durées, « modeste étude de rythme » qu'il estime être un échec. C'est alors que, en pleine efflorescence de recherches abstraites et techniques, il trouve le modèle, la source qui va lui inspirer une nouvelle série d'œuvres : le chant des oiseaux. Il les étudie systématiquement, se postant dans la nature, avec son papier à musique et son crayon, et, armé de connaissances en ornithologie, il s'immerge dans ce monde immense que la musique avant lui n'ignorait pas, mais qu'elle abordait d'une manière stylisée et simplifiée. Au contraire, il cherche à transcrire ces chants d'oiseaux le plus exactement, le plus « objectivement » possible, pour en faire la matière d'œuvres descriptives dotées seulement d'évocations imitatives des bruits de la nature. Rarement, on aura poussé aussi loin une esthétique de « mimesis », et il y a quelque chose d'émouvant à cet acharnement d'un compositeur, maître de son expression, à s'effacer derrière le « rendu » d'une réalité du monde sonore. Et ce sont des partitions naturalistes comme le Merle noir (1951) pour flûte et piano, le Réveil des oiseaux (1953) pour piano et orchestre (sous-titré Poème symphonique), les Oiseaux exotiques (1955-56) pour piano, 2 clarinettes, percussions et orchestre à vent, et la vaste suite pour piano solo du Catalogue d'oiseaux (1956-1958). C'est naturellement Yvonne Loriod qui tient le piano dans ces œuvres très difficiles d'exécution, à la sonorité piquante et précise ­ aussi éloignées que possible du « flou artistique » où se tiennent souvent les évocations naturelles. Cet homme qui avait su, avec une apparente facilité, faire de la musique à la « première personne », et qu'on pourrait croire si sûr de sa manière, ne dissimule pas que les oiseaux lui ont rendu un « chemin perdu », lui « ont redonné le droit d'être musicien » ­ aveu grave et courageux d'une période de désarroi et de passage à vide. Même une œuvre comme Chronochromie (1960) pour orchestre (« couleur du temps »), si elle pousse à l'extrême le travail abstrait sur les durées, intègre dans son tissu musical un grand nombre de chants d'oiseaux. Certains y voient une tentative inquiète de concurrencer le travail de la jeune génération sérielle montante. Cette même année 1960, sa première femme, Claire Delbos, meurt après une longue maladie. Invité au Japon en 1962, avec Yvonne Loriod qu'il vient d'épouser, il y trouve l'inspiration de ses Sept Haï-Kaï, esquisses japonaises pour ensemble instrumental et piano solo. Mais c'est en 1963 qu'il renoue avec la série abandonnée des œuvres théologiques, à l'occasion d'une commande d'Heinrich Strobel : ce sont les Couleurs de la cité céleste. Dès lors, l'inspiration naturelle et l'inspiration religieuse semblent se réconcilier ; son style devient plus massif, plus épuré, plus simple ­ comme dans Et exspecto resurrectionem mortuorum créé au Domaine musical (1965), nouvelle commande, pour une cérémonie à la mémoire des victimes de la guerre. Une œuvre qui évoque Berlioz, quand celui-ci se fait direct, évident, dépouillé.

   En même temps, des honneurs divers ne cessent de couronner Messiaen : festivals, prix, fondation d'un concours de piano qui porte son nom au festival de Royan, poste enfin concédé de professeur de composition au Conservatoire de Paris, nomination à l'Institut en 1967, etc. La fondation Gulbenkian lui commande un colossal ensemble orchestral et choral sur la Transfiguration de Notre-Seigneur Jésus-Christ (1965-1969), sorte de grande tapisserie qui est l'apothéose de sa dernière manière. Ses Méditations sur le mystère de la Sainte-Trinité (1969, créées à Washington, 1972) pour orgue renouent dans certaines parties avec le vieux rêve d'une « langue musicale », par un système de transcription en notes et en durées des lettres de l'alphabet et des catégories grammaticales. Il s'agit d'une des œuvres les plus directement théologiques de Messiaen, autour d'un sujet qui est un des mystères les plus secrets du dogme catholique. Enfin, après un appendice au Catalogue d'oiseaux, la Fauvette des jardins (1970), il s'acquitte d'une nouvelle commande, pendant monumental aux Sept Haï-Kaï précieux et ouvragés inspirés par le Japon. Ici, ce sont les paysages des États-Unis qui dilatent son inspiration aux dimensions d'une vaste symphonie cosmique, plus berliozienne que jamais, et cependant pénétrée de sentiment religieux : Des canyons aux étoiles (1970-1974), œuvre apaisée aux admirables paysages. En 1983 est créé à l'Opéra de Paris Saint François d'Assise, opéra en 3 actes et 8 tableaux, en 1986, à Detroit, un nouveau cycle pour orgue, le Livre du Saint Sacrement, en 1987 à Paris Six Petites Esquisses d'oiseaux pour piano, et en 1989 à Paris la Ville d'en haut et en 1992 à New York Éclairs sur l'au-delà. Il a écrit également Un sourire, hommage à Mozart (1991). L'orchestration de Concert à quatre pour flûte, hautbois, violoncelle, piano et orchestre a été terminée par Yvonne Loriod (1992-1994). En 1995 ont paru les deux premiers des sept tomes de son Traité de rythme, de couleur et d'ornithologie.

   Si, pour parler de la musique de Messiaen, on reprend souvent les termes de son auteur (« un arc-en-ciel théologique », une musique du « son-couleur »), on a tendance à la considérer comme un bloc, sans la moindre faille. C'est tout à fait le contraire, et les différentes couleurs de cet arc-en-ciel ont été réunies à travers une certaine somme de doutes, de choix, de renoncements. Dans cette recherche, c'est le problème de la « durée » qui tient une place centrale. Dès le début de son œuvre, ses recherches ont assez vite « saturé » les domaines de l'harmonie et de la modalité ­ évidemment parce que, avant lui, la musique occidentale avait déjà beaucoup exploré ces dimensions.

   Du côté des durées, en revanche (par opposition au rythme pulsé, régulier, mesuré, qui est pour lui le contraire du rythme), il n'a cessé d'explorer, d'essayer. Quant à la « couleur », si importante dans son œuvre, elle n'est pas, comme chez d'autres, créée par des alliages raffinés et insaisissables, c'est une véritable couleur franche, qui peut être créée par des « accords » aussi bien que par des timbres bruts d'instruments. La « durée » et la « couleur » sont bien parmi les dimensions les plus secrètes de la musique occidentale.

   Pour caractériser son esthétique, on peut reprendre une notion qu'il utilise souvent quand il parle de sa technique : celle de « valeur ajoutée ». Ce musicien, qui prend partout son bien, n'a garde de fondre tous ses procédés dans un creuset d'où ils ressortiraient complètement agglomérés, fusionnés, indistincts. Là où d'autres confondent et mélangent, il « ajoute », ostensiblement : chez lui, le « décoratif », en tant que procédé qui consiste à « ajouter », devient un principe esthétique, qui cesse d'être antinomique avec le « structurel ». Messiaen assume pleinement les guirlandes saint-sulpiciennes des ondes Martenot, le brillant pailleté de l'aigu du piano, la virtuosité instrumentale dans ce qu'elle a de plus ostensible, l'effet de « richesse » accumulative des notes ajoutées dans l'harmonie ­ d'où le rapprochement malintentionné fait par certains entre son esthétique et celle d'un Gershwin. Combien il a raison pourtant de suivre ici son goût ­ car il a toujours su s'exprimer en vrai et grand musicien avec les moyens qui lui convenaient, et que d'autres pouvaient mépriser. Ce n'est d'ailleurs pas sans avoir essuyé l'ironie, le mépris ou le refus, qu'il est devenu le musicien universellement estimé qu'il est aujourd'hui.