Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
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France (1800-1914) (suite)

Une période de transition

La musique affiche toujours un postromantisme ­ tempéré avec Lalo, débordant avec Franck ­ ou fait montre de tendances parnassiennes avec Saint-Saëns pour qui « l'art, c'est la forme ». C'est seulement autour de 1890 que la musique rejoindra les nouveaux courants et qu'à leur tour ils se joindront en elle. De Berlioz à Debussy, cette nouvelle ère de transition aura été une période d'effacement relatif comme l'avait été celle, évoquée plus haut, marquant le passage du classicisme au romantisme entre Rameau et Berlioz. L'époque de Wagner est, en France, moins riche en grands musiciens qu'en fortes personnalités musicales, pour reprendre l'expression de Saint-Saëns sur Jacques Offenbach. Et comme dans toutes ces époques le facteur chance aura diminué, car aucun des quatre Français les plus génialement doués parmi les contemporains de Wagner et de Moussorgski n'aura accompli, comme Berlioz ou Debussy, une trajectoire « normale », la maladie ou la mort les ayant terrassés avant l'heure : qu'il s'agisse de Franck dont le génie fut tardif, de Bizet mort à trente-six ans après Carmen, de Duparc qu'au même âge la maladie contraindra au silence, ou de Chabrier qui débutera à cet âge, lui, mais sera frappé de paralysie à cinquante ans. L'heure pouvait-elle être d'ailleurs aux grandes ambitions ? Il y avait l'apothéose tardive de la figure gigantesque, un rien paralysante, de Wagner, qui venait confirmer à la scène ­ comme Brahms et Bruckner hors du théâtre ­ la vieille suprématie germanique que ne pouvait entamer l'école russe encore ignorée de l'Occident. Sans doute la défaite militaire infligée par la Prusse avait-elle produit en France l'effet d'un nouveau et puissant coup de fouet sur un attelage depuis longtemps en marche. Mais le manque de grandeur et surtout de discernement est propre à cette période et se confirme à l'examen sociologique des deux décennies jalonnées par les septennats de Mac-Mahon et de Jules Grévy. « L'ère vespasienne » selon Paul Morand ; « le monde où l'on s'ennuie », celui de la bourgeoisie à peine remise des frayeurs causées par la Commune, et cela malgré la féroce répression versaillaise, et qui fait barrage à toute opposition non seulement idéologique mais esthétique, traitant de « communarde » la musique de Bizet comme la peinture de Manet. Période cocardière, geignarde (voir les chansons sur l'Alsace et la Lorraine) et grossière qui répudie dans leur grande majorité ses créateurs ­ qui font pourtant sa gloire et préludent au triomphe intellectuel de la France à l'aube du XXe siècle. Elle les contraint à des attitudes de combat, de rejet ou de fuite. C'est ainsi que la peinture impressionniste fait entrer la lumière dans les salons moroses et témoigne d'un panthéisme, d'une virilité, voire aussi d'un épicurisme peu partagés en musique sauf par Bizet et Chabrier (surtout celui-ci). Car la musique a plutôt tendance à se réfugier dans la prière (César Franck), le rêve (Duparc, Fauré), la confidence (Lalo, Gounod) et la sentimentalité, voire la sensiblerie (Massenet).

   Aussi le temps n'est-il guère propice aux grandes audaces, aux grandes perspectives ; pas plus en France que dans l'Europe également bourgeoise, exclusivement, impudemment bourgeoise qui « plafonne » entre Suez (1859-1869) et Panamá (1894), quand le capitalisme atteint son zénith avec les dernières architectures métalliques de Gustave Eiffel et les dernières statues cyclopéennes de Bartholdi. Le confort bourgeois que, musicalement parlant, un Grieg et un Tchaïkovski respectent, quitte à le décorer avec fantaisie, n'est troublé en France que par le feu d'artifice génial mais éphémère de Bizet, les audaces préimpressionnistes et épicuriennes de Chabrier, comme il l'est à l'étranger par Moussorgski, le vieux Liszt et Hugo Wolf dont les grondements sont à peine perceptibles mais néanmoins annonciateurs des grands séismes antitonaux du XXe siècle.

   La question wagnérienne se posera de moins en moins jusqu'à la bataille de Pelléas et Mélisande (1902) au cours des dix dernières années du XIXe siècle où, dans le théâtre lyrique, le naturalisme a le vent en poupe avec Alfred Bruneau entre le Rêve (1891) et l'Ouragan (1901), mais trouve toutefois en Louise (1900) de Gustave Charpentier son succès durable tant sur le plan international que national. Mais l'emprise wagnérienne s'étend bien au-delà du seul théâtre où la fameuse « réforme " s'est opérée. Par ailleurs, les Expositions universelles de 1878 et ­ surtout ­ de 1889 ont contribué à élargir les horizons musicaux ; elles sont en partie à l'origine de la découverte de la musique russe dont l'influence comme celle de Grieg et des Espagnols ouvrira de nouvelles perspectives, contrebalançant pour une part le déferlement de Wagner trop longtemps retenu comme les eaux d'une écluse. Nous assistons alors aux dernières vagues d'un romantisme exacerbé qui viennent s'échouer aux frontières du siècle où les thèmes d'inspiration germanique trouvent encore à féconder le poème symphonique (l'Apprenti sorcier de Paul Dukas, 1897 ; la Procession nocturne d'Henri Rabaud, 1910) ou la mélodie (Quatre Poèmes de « l'Intermezzo » de Guy Ropartz, 1899). De cette ultime phase transitoire entre romantisme et symbolisme Ernest Chausson († 1899) sera l'incarnation type, assurant le trait d'union par excellence entre Franck et Debussy. Le symbolisme dicte ses chefs-d'œuvre à la mélodie française parvenue à son apogée avec le Fauré de la maturité et le jeune Debussy, principalement autour de 1895, tandis qu'un impressionnisme continuateur de Chabrier et du Chopin des Nocturnes et de la Barcarolle est à la source d'un épanouissement sans doute plus tardif de la musique de piano avec Fauré (Sixième Nocturne, 1894) et Debussy qui se retourne vers des formes baroques (Pour le piano, 1901) tout comme le jeune Ravel (Menuet antique, 1895 ; Pavane pour une infante défunte, 1899). Car la musicologie en tant que science apparaît, s'impose et impose les maîtres du passé qu'elle fait revivre à jamais, surtout ceux de la Renaissance, tout comme elle collecte et revalorise le trésor de la chanson de terroir en voie de perdition.

   Au seuil du XXe siècle, la musique en France tend vers un idéal toujours plus panthéiste en réaction sans doute contre le repliement sur soi et contre les brumes légendaires d'outre-Rhin. Mais elle ne franchit que rarement les salons et les salles de concert. Elle peut faire montre, quand l'occasion lui en est offerte, d'aller en plein air et d'afficher un sentiment de la grandeur avec des moyens appropriés mais cela ne peut être le fait que d'initiatives purement individuelles comme, par exemple, les fêtes de Béziers, à l'origine de nos actuels festivals et qui dictent à l'intimiste Gabriel Fauré son impressionnante musique de scène pour Prométhée (1900).

   Avec la trinité Fauré-Debussy-Ravel, la musique française, qu'illustre également une pléiade de très grands talents susceptibles d'atteindre à de hauts sommets comme Paul Dukas, va se trouver placée en position de phare de la création européenne comme elle ne l'avait plus été depuis longtemps en tant qu'école. À tel point que des étrangers feront carrière, pour un temps du moins, à Paris, et que presque toute la nouvelle école espagnole aura grandi dans le giron de la musique française, laquelle fera encore autorité notamment sur les nouveaux symphonistes italiens. Mais, comme en peinture, il y aura des réactions anti-postimpressionniste et antisymboliste ; d'une part, le classicisme renouvelé de Ravel s'oppose à Debussy, mais il y aura des Cézanne de la musique, tels Florent Schmitt avec son impressionnant Psaume XLVII (1904), Albéric Magnard († 1914), qui exerça sur Milhaud une attirance plus connue que celle, pourtant de même nature, d'un Paul Ladmirault sur Georges Auric. Phénomène tout naturel qui s'étend à l'étranger, où surgissent Bartók, Prokofiev et Scriabine, mais qui vient contrecarrer l'école française sur son propre terrain avec la bataille du Sacre du printemps (1913) de Stravinski ouvrant, un an après la première berlinoise de Pierrot lunaire de Schönberg, l'une des portes du XXe siècle musical. Il n'en reste pas moins que l'influence française sera encore durable par-delà ces événements auxquels le premier conflit mondial apportera une éclatante confirmation de par son irréversible coupure opérée dans l'histoire du monde.