Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
C

chanson populaire (suite)

Fonctions et thèmes

La chanson peut parler de tout, mais c'est à l'origine un art populaire (les chansons « savantes » cherchant souvent à rejoindre cette inspiration). Elle est la musique du quotidien, qui aide la vie, en accompagne les grandes dates et les petits moments. Le nombre et la diversité des chansons de travail, dans le folklore, est infini : chansons de piroguiers, travailleurs en forêt, mineurs, laboureurs, bergers, scieurs de long, forgerons, fileuses, lavandières, chaudronniers, sorcières ! Il y a aussi les chansons de ceux qui sont exclus ou persécutés : chansons de prison, de soldats, de matelots, qui chantent la femme absente, le bonheur pour plus tard ; les chansons de ceux qui marchent, chemineaux, charretiers, rouliers, ambulants, mendiants ; il y eut même les chansons de camps de concentration. La chanson remplit plusieurs fonctions : elle trompe l'ennui ou la nostalgie, aide à soutenir l'effort physique et à supporter le malheur, permet de rêver, mais aussi elle inscrit le travail et le quotidien dans une dimension symbolique et transcendante, dans un espoir de libération ou de mieux-être (tels les work-songs ou les negro-spirituals). Et enfin, elle affirme et soude l'identité professionnelle, régionale, nationale, linguistique, celle du clan, du groupe (chansons de compagnonnages), de la société occulte. L'existence et le sens de beaucoup de chansons sont incompréhensibles si on méconnaît cette fonction symbolique au service d'une reconnaissance d'identité. Dans les fêtes, elle soutient la danse, souligne le caractère solennel de la circonstance, ponctue le temps et la vie en toutes occasions. Elle est aussi chanson de révolte, qui unit, qui entretient l'espoir et la combativité, pour laquelle on se bat, avec laquelle on accepte la mort (l'identification de la chanson à la mort, acceptée ou subie comme destin, s'affirme dans un nombre considérable d'histoires, de récits, de films, d'opéras). Chanson militante, protest-song ou negro-spiritual, elle joue souvent sur le sous-entendu et le double sens, littéral et symbolique. « I'm on my way and I don't turn back » (je suis sur mon chemin et ne reviendrai pas en arrière), ce texte qu'on pouvait et qu'on laissait entendre comme celui d'une anodine chanson de route fut adopté comme hymne dans la lutte des Noirs pour leurs droits civiques aux États-Unis.

   Les thèmes de chansons sont à la fois innombrables et répartis en genres, en « topiques » : chansons d'amour évidemment, sentimentales, tragiques, libertines ; chansons de métiers, de groupes, de collectivités (« C'est nous les… », ou même « C'est moi le… »), donc chansons faisant appel à la connivence ; dans le même sens, chansons « territoriales », de campagne ou de ville, définissant et chantant les lieux d'attache de la vie des hommes (Paris, la Canebière à Marseille, le village, les montagnes de l'Idaho), avec l'accent et les argots adéquats ; chansons-faits divers, quand les journaux étaient rares et la radiotélévision, inexistante ; chansons des petits riens de la vie, des petits détails concrets de l'existence négligés par les autres expressions artistiques (de ce point de vue, la chanson est souvent l'art du concret, qui se prolonge en une dimension symbolique, comme dans le Poinçonneur des Lilas de Serge Gainsbourg, chanson de petit métier et allégorie de l'existence) ; chansons des sentiments de la vie, des états d'âme ; chanson triviale ou tragique ; chanson souvent scatologique ou obscène, comme le graffiti ; chanson « morale » véhiculant des valeurs (le plus efficacement, peut-être, quand celles-ci ne sont pas nommées explicitement) ; chansons pour rêver sur un ailleurs de prospérité (les États-Unis dans la chanson européenne), de mystère (l'Orient) ou de soleil (chansons hispanisantes et italianisantes, en faveur jusque dans les années 50 et tombées en désuétude avec la banalisation de l'ailleurs par la télévision et les voyages moins chers) ; chanson « surréaliste », appel au rêve (Strawberry Fields des Beatles) ; enfin, et tout particulièrement en France, chansons rhétoriques, pur jeu sur le signifiant verbal, à la faveur du contexte musical : chansons de sous-entendus, d'à-peu-près, d'assonances, d'onomatopées, de calembours, avec Charles Trenet, Bobby Lapointe, les comptines d'enfant, les chansons idiotes de Dranem, les « amphigouris » du XVIIIe siècle, les vieilles chansons de route. Une chanson peut aussi être construite sur un nom, nom de femme, nom de lieu, nom de rien du tout, nom magique. Au-delà de ces jeux que connaissent toutes les civilisations, ce qu'on appelle en France la « chanson littéraire » a tendance à verser dans un maniérisme verbal qui dépasse le plaisir des sonorités. En résumé, les plus belles chansons ne sont pas toujours celles qui se situent d'emblée sur un plan général, mais celles qui, du quotidien, de l'humble détail, font surgir tout le tragique ou la grandeur : dans le répertoire d'Édith Piaf, on peut ainsi préférer à la pompeuse chanson des Trois Cloches, qui veut résumer toute une vie, ces deux vers bouleversants des Amants d'un jour : « Moi, j'essuie les verres/au fond du café. »

   Si la chanson est, à l'origine, un art populaire, il y eut des chansons d'artistes, d'étudiants, d'intellectuels, de toutes les coteries possibles, mais jamais, à notre connaissance, des chansons de bourgeois, de patrons, de gens en place. Toutes les chansons imposées par les pouvoirs sont des chansons que ceux-ci se sont attribuées. C'est ce qui fait de la chanson le contraire d'un art officiel ­ mais aussi son ambiguïté, puisqu'elle parle à tous, peut être reprise par tous, quand elle parle des choses les plus générales (ambiguïté illustrée par le film de Rainer-Werner Fassbinder sur la célèbre chanson Lily Marlene, 1981).

   Pour s'associer à tous ces thèmes, la musique des chansons fait appel à ses ressources symboliques, imitatives ou expressives les plus simples : telle modulation de mineur en majeur dans une chanson révolutionnaire, évoquant le passage de l'oppression à l'espoir, a pu soulever les consciences et convertir les plus hésitants.

Brève histoire de la chanson populaire française

Il n'y a pas de chanson que française, mais il est impossible d'évoquer toutes les chansons nationales. Rappelons d'abord que, depuis les années 60-70, un fait domine : l'écrasante hégémonie des chansons anglosaxonnes, propagées dans le monde entier, et souvent reprises ou imitées dans la langue d'origine par les Brésiliens, Japonais, Français ou Suédois. Les rythmes, les mélodies, les orchestrations sont souvent les mêmes, et il n'y a souvent d'autre différence que celle de la langue (quand ce n'est pas l'anglais) entre tous les équivalents mondiaux de nos Mireille Mathieu ou de nos chanteurs de charme, d'un bout à l'autre de la planète. Face à ce modèle anglo-saxon qui a envahi la France à partir des années 20 et 30, celle-ci a connu des alternances d'imitation, de réaction, mais il faut remonter plus loin, au XVIIe siècle, pour trouver les sources de la chanson française moderne.

   À cette époque, la chanson populaire était un art de rue, de transmission orale : chansons d'amour, romances, complaintes relatives à des faits divers, colportées dans les campagnes ; pamphlets politiques (comme les « mazarinades » contre Mazarin) équivalents des « dazibaos », ou journaux muraux de la Chine populaire moderne. Comme le soulignent France Vernillat et Jacques Charpentreau, ces chansons ne naissaient pas toutes faites du sein du peuple, et ce furent souvent des chansonniers professionnels qui firent parler sa voix. On ne pouvait distinguer entre les chansons savantes et les chansons folkloriques, et cela est toujours resté plus ou moins vrai. Une date déterminante, pour le développement d'une « chanson littéraire » autonome, aurait été la fondation, en 1733 ou 1734, par Piron, Crébillon fils et Collé des Dîners du Caveau, dans un cabaret rue de Buci à Paris, où l'on se réunissait pour manger et présenter des chansons nouvelles où les contemporains étaient souvent épinglés. Non sur des musiques originales, mais, le plus souvent, sur un nombre limité de « timbres ». Le principe du caveau se continua, entre 1796 et 1801, dans les Dîners du Vaudeville (normalement destinés à des couplets à succès), puis dans le Caveau moderne, fondé en 1801, à Paris, par l'éditeur-chansonnier Pierre Cappelle, avec de nombreux homologues en province. C'est là que vinrent se faire connaître les célèbres Antoine Désaugiers (1772-1827) et Pierre-Jean de Béranger (1780-1857). Pendant la Révolution française, on se battit en chansons autant qu'en discours et en actes, avec par exemple le Ça ira, sur un timbre de danse à la mode. Avec un registre de chansons très large (libertines, politiques, anticléricales, historiques, sociales) écrites sur des timbres (la Grand-Mère), mais aussi sur des musiques originales de Wilhem ou de De Beauplan, Béranger réussit, malgré ses ennuis de justice, à se faire reconnaître et respecter des institutions comme des grands écrivains de son temps. On remarquera que, comme d'habitude, les grands noms de la chanson française sont ceux de paroliers ou d'interprètes, et non de musiciens : soit que ces derniers soient complètement anonymes, soit qu'ils restent dans l'ombre.

   Par opposition aux caveaux, fréquentés par les hommes de lettres et les gens cultivés, les goguettes étaient des « clubs d'artisans ». La plus célèbre d'entre elles fut la Lice chansonnière, fondée en 1831 par Charles Lepage et d'une longévité incroyable (jusqu'en 1967). On y chanta souvent des chansons sociales et politiques, comme celles d'Eugène Pottier (1816-1887), auteur de l'Internationale. Pierre Dupont (1821-1870), ancien canut, fut un des rares auteurs-compositeurs de l'époque (les Bœufs), mais, ayant été inquiété pour ses idées républicaines, dut se reconvertir dans des sujets « apolitiques ». Le second Empire fit interdire ou censurer beaucoup de goguettes. Mais la défaite de 1870 et la confiscation de l'Alsace-Lorraine vinrent donner à la chanson de combat un débouché admis et même encouragé par le pouvoir, dans la veine revancharde et patriotique. La fermeture des goguettes devait favoriser le café-concert (né vers 1770), où l'on venait consommer et regarder un spectacle. C'est dans ces cafés-concerts que s'affirmeront les grands noms de la chanson 1900 : Loïsa Puget, grande chanteuse de romances, Yvette Guilbert (1867-1944), Félix Mayol (1872-1941), Dranem, Fragson, etc. C'est souvent une chanson de diseurs, où l'esprit de la diction, le talent de conteur, jouent un rôle plus important que l'étendue et les ressources émotionnelles de la voix. Comme en témoignent les documents phonographiques de l'époque, on pratique souvent un « parlé-chanté » proche des chansonniers modernes, les musiques étant interchangeables.

   À Montmartre s'étaient développés les cabarets de chansonniers, à partir de la fondation du Club des hydropathes en 1879. On y cultivait la satire politique, mais aussi la chanson sentimentale (romances de Paul Delmet, 1862-1904), régionale (chansons bretonnes de Théodore Botrel, 1868-1925), « réaliste » (Aristide Bruant, 1851-1925, dans son cabaret le Mirliton, ex-Chat noir). A. Bruant a donné de grands modèles de chanson faubourienne et tragique, genre qui culminera dans le personnage d'Édith Piaf, après avoir été magnifié par des vedettes féminines comme Damia, Fréhel, Marie Dubas. Avec ses conventions, qui sont celles de tout genre tragique, la chanson réaliste est un des seuls genres français (avec la chanson de charme) à favoriser la voix, sa force d'émotion, et pas seulement les talents de diseur.

   En 1900, et jusque dans les années 40 et 50, la diffusion des chansons dans le grand public se fait beaucoup par la rue, avec des chanteurs-vendeurs de carrefour, auxquels on achète le petit format, c'est-à-dire un exemplaire avec le texte et la ligne mélodique (sans l'accompagnement, réservé au « grand format »). « C'est à la vente du petit format que l'on mesurait la popularité d'une chanson » (Pierre Delanoë). À côté du café-concert, le music-hall, où en principe on ne consomme pas, connaît son apogée à la Belle Époque, avant que le cinéma et les autres formes modernes de spectacle (en premier lieu la télévision) ne fassent disparaître la grande majorité des salles. C'est là que triomphèrent Mistinguett (1875-1956) et Maurice Chevalier (1888-1972), chanteurs parisiens pour lesquels écrivirent les compositeurs Maurice Yvain (1891-1965), Vincent Scotto et le parolier Albert Willemetz.

   La grande révolution de l'introduction des rythmes « swing » (sous une forme « blanchie » et tempérée du jazz noir) ne pouvait se propager que de façon orale, par la radio : puisqu'il ne s'agissait pas tant d'une nouvelle écriture musicale que d'un nouveau son, d'une nouvelle manière de rythmer, de phraser. La Revue nègre, en 1925, avait fait connaître Joséphine Baker et les rythmes noirs. Les chanteurs de la nouvelle vague des années 30 (contemporains du nouveau cinéma parlant qui répand dans le monde les films musicaux américains) ont beau être spécifiquement et inimitablement français, ils n'en ont pas moins très bien assimilé le swing blanc américain, peut-être mieux que les modernes, tels Michel Legrand, Claude Nougaro, Michel Berger ; sans doute parce qu'ils l'ont puisé à la source, dans la fraîcheur de la découverte. Sur des textes de Jean Nohain, Mireille arrange ses musiques très bien tournées. L'heure est à l'optimisme, et, comme le remarque France Vernillat, on ne retient du jazz ni la tristesse du blues ni les éléments réalistes, mais une vitalité bon enfant. Ainsi chez Charles Trenet (1913), qui, après avoir commencé en duettiste avec Johnny Hess, devint célèbre en 1938, comme le « fou chantant », surnom repris du « Singing Fool » américain, Al Jolson. Le grand public, mais aussi des écrivains comme Cocteau ont fêté son surréalisme gracieux, un peu amer parfois (la Folle Complainte), et même si son éternel optimisme peut paraître à certains aujourd'hui hors de saison, il sait imposer la qualité incomparable d'euphonie de ses chansons, où paroles et musique coulent d'un même flot (contrairement à d'autres grands chanteurs français, où les paroles semblent se battre contre la musique, et inversement). L'univers de Mireille, Trenet, des Collégiens de Ray Ventura, orchestre burlesque à l'américaine, est spirituel, douillet, apolitique, un univers de « douce France », dont certains associent la fraîcheur et l'entrain à la découverte de la nature par les congés payés en 1936.

   C'est l'époque où, à cause de la radio (le phonographe n'étant pas encore répandu dans tous les foyers), on se préoccupe de « phonogénie », on lance des concours de voix phonogéniques, qui « passent » bien au micro, et, comme pour le cinéma parlant, des chanteurs dont le génie était surtout visuel, scénique et « direct » auraient été défavorisés par le micro (comme Marie Dubas). À l'inverse, la télévision impose maintenant aux chanteurs (populaires et même d'opéra) de répondre à des critères physiques. Cependant, il faudra, en ces années 30, attendre encore un certain temps pour que le micro change la manière de chanter. Encore rares sont les « crooners » à l'américaine (chanteurs de charme susurrants) comme Jean Sablon qui, imitant Jack Smith, met longtemps à imposer à ses compatriotes sa voix murmurée au micro. Par contre, impérissables, incontestés par la ferveur du grand public, survivant à toutes les mutations, sont demeurés jusqu'à aujourd'hui les grands ténors de charme, dont la voix d'or transcende un répertoire insipide : Georges Guétary, Luis Mariano et, surtout, Tino Rossi. Et comme l'histoire n'est pas linéaire, c'est dans les années 40 et 50 que triomphe la grande tragédienne d'un genre hérité de l'époque d'avant la radio et le micro, la chanson réaliste dont elle fut la Callas : Giovanna Gassion, dite Édith Piaf (1915-1963). Sa vie très agitée, comparable à celle d'une Judy Garland aux États-Unis, a inspiré un répertoire créé pour elle, par Marguerite Monnot notamment, mais il ne faut pas oublier ses qualités proprement musicales, une voix splendide et prenante, une diction admirable de netteté, qui, à l'inverse de beaucoup d'autres, n'a point vieilli. Elle n'avait pas besoin d'emprunter le masque d'un accent faubourien, ou d'un argot littéraire. Après elle, d'excellentes chanteuses réalistes comme Colette Renard semblent avoir eu plus de mal à garder la faveur du très grand public.

   Après l'Occupation (où le charme d'un André Claveau occupe les ondes), l'après-guerre amène un renouveau et une vague d'américanisme : Yves Montand (1921) commence en « chanteur cow-boy », tout en incarnant l'ouvrier qui flâne sur les « Grands Boulevards », à travers, notamment, les chansons populistes de l'excellent Francis Lemarque, avant de trouver son style de la maturité, professionnel, viril, séduisant, mais un peu distant et de « bon ton ». Charles Aznavour, d'origine arménienne, sait marier l'influence orientale et le professionnalisme américain dans son style de chant très bien phrasé, lyrique, associé à un souci des « qualités des textes » typiquement français (ailleurs on pense rarement « qualité » mais surtout « efficacité », « résonance », « vérité »). Autre « fou chantant » à l'américaine, Gilbert Bécaud garde de cette référence un abattage bon enfant de bonimenteur, capable de « vendre » n'importe quelle idée : peut-être est-ce pour cela que les chansons écrites pour lui par Louis Amade et Pierre Delanoë ont parfois le caractère insolite et gratuit d'un défi (Il a volé l'orange). Mais, à la faveur du micro, la radio va populariser une nouvelle race de chanteurs intimistes, les auteurs-compositeurs-interprètes à guitare : Georges Brassens, Guy Béart, Anne Sylvestre (un peu tenue sous le boisseau), Jacques Brel, dans ses débuts, Félix Leclerc venu du Québec, etc. On n'évoque pas l'après-guerre sans citer les cabarets Rive-Gauche, la Rose-Rouge, le Tabou, Boris Vian (1920-1959), les textes de Sartre et de Queneau pour Juliette Gréco, fine diseuse, l'imprésario Jacques Canetti, tout un courant qui, au-delà de la mode « existentialiste », a répandu une certaine idée de la chanson de « qualité ». Idéal un peu pincé, culturel parfois et moins novateur que des tendances populaires. Un Boris Vian lui-même savait ne pas s'y laisser réduire, et faire passer son talent et son humour dans une gouaille très populaire, à laquelle est resté fidèle son ami Henri Salvador, excellent musicien aux nombreux registres. Avec le miracle d'une technique impeccable et d'une « mise en scène » extrêmement poussée, les quatre Frères Jacques prolongent jusque dans les années 70, à eux seuls, la jeunesse d'un genre apparemment désuet (en France), celui du groupe vocal.

   En ces années 50, alors que sur les ondes des radios périphériques débutantes, les romances ensoleillées de Gloria Lasso, de Tino Rossi ou de la jeune Dalida continuent imperturbablement de répandre dans la France des rêves encore exotiques de gondoles, de sombreros et mantilles, de carnaval à Rio ou d'Amérique-miracle, pour le peuple français de l'après-guerre, des bouleversements se préparent : d'abord une évolution marquée vers la personnalisation de l'interprète, au détriment de la chanson. Non que celle-ci ait en elle-même moins d'importance, au contraire, elle se vend (la démocratisation des tourne-disques aidant) à un nombre jamais atteint d'enregistrements (au lieu des versions « papier » sur petit format), mais sa durée de vie moyenne devient de plus en plus brève (deux ans pour un grand succès ou « tube » en 1955, deux ou trois mois en 1980), et surtout elle est de plus en plus fréquemment, en France, associée à l'interprète qui l'a créée et à lui seul. En 1957, il existe une cinquantaine de versions enregistrées des Lavandières du Portugal, par les principaux chanteurs et groupes ; en 1975, un succès colossal comme l'Eté indien est connu et diffusé en France pratiquement dans une seule version : celle de son instigateur Joe Dassin, comme s'il en était le propriétaire. Même une chanson comme Ne me quitte pas de Jacques Brel, élue par un référendum français comme la meilleure chanson française de tous les temps, n'a été presque jamais reprise à son créateur sauf… aux États-Unis, qui ne connaissent pas, ou à un moindre degré, cette politique de l'interprète-propriétaire de sa chanson. Le phénomène des « idoles », dans les années 60, accentue cette personnalisation, et on a déjà remarqué que les mouvements de l'opinion (travaillés par de gigantesques opérations publicitaires et promotionnelles des médias) ont reporté sur les chanteurs, leur vie privée, leur physique, des phénomènes de culte et d'adoration qui s'adressaient auparavant aux stars de cinéma. Les modèles d'identification, dans les années 20 et 30, se nomment Valentino ou Greta Garbo ; ceux des années 60 se nomment Elvis Presley ou les Beatles, et en France, Johnny Hallyday ou Sylvie Vartan.

   On a mille fois dénoncé, non sans raison, les ravages de la vague dite « yé-yé » née à la fin des années 50 d'une imitation servile des vedettes américaines de rock and roll ; l'envahissement des ondes et des foyers par de tout jeunes chanteurs sans expérience, les « idoles », modèles d'identification pour une jeunesse dont on cherche avec succès à canaliser le « pouvoir d'achat » tout neuf dans des achats de disques, de magazines, de tee-shirts, guidés par le bombardement publicitaire des radios périphériques ; la faible longévité de ces idoles, lancées comme des nouvelles lessives, avec des « hit-parades » plus ou moins truqués, des programmations intensives, des pilonnages stratégiques, par les radios dépendant de recettes publicitaires, etc. Cette vague ayant reflué, nous laissant tout de même des idoles persévérantes qui ont construit une carrière plus durable, qu'en reste-t-il ? L'essentiel, presque irréversible : la chanson est devenue un « business » remuant des masses énormes d'argent, et organisé comme tel, et non plus un artisanat du spectacle, évoluant à coup de vieilles recettes. Les partis, les organisations confessionnelles s'y intéressent, cherchent parfois à capter cette force. Comme le dit Pierre Delanoë, « le nombre des chanteurs est plutôt moins élevé qu'en 1900, mais celui des gens qui vivent de la chanson a augmenté dans des proportions énormes ». D'autre part, la possession d'un tourne-disque (aujourd'hui d'un lecteur de cassettes, d'une chaîne hi-fi) est devenue de plus en plus courante chez les adolescents, dont la chanson veut faire sa clientèle gigantesque. À la fin des années 70, on voit même d'anciennes vedettes un peu oubliées, comme Annie Cordy ou Chantal Goya, revenir à la célébrité en visant et en gagnant le public des tout jeunes enfants.

   Au plus fort de ce tourbillon, on a cru voir dans le « yé-yé » l'expression d'une révolte des jeunes à la James Dean. Le recul laisse apparaître qu'en France tout au moins ces textes, ces chansons, étaient souvent très anodins, moins vulgaires que Dranem, moins simplistes que Tino Rossi, moins révoltés que Brassens ou Brel ; et justement pour cela très fades. Musicalement parlant, cette vague a introduit dans la chanson française le modèle rock, dont on a critiqué les structures pauvres, les mélodies faibles. C'est oublier que sous sa forme originale, le rock and roll est un art du rythme et du phrasé, lié à la langue anglo-américaine, et le problème est justement pour les chanteurs français de le transposer, si cela est possible. D'ailleurs, de plus en plus, l'auditeur français consomme directement la version originale anglo-saxonne d'une chanson et non son adaptation, comme dans le monde entier. Les organismes officiels et culturels en viennent à s'inquiéter, à chercher à organiser un « réveil de la chanson française », non que nous manquions de jeunes chanteurs de talent, mais il semble que beaucoup d'entre eux œuvrent dans une demi-teinte, une rhétorique ingénieuse qui pour le goût actuel fait pâle figure par rapport au dynamisme agressif des idoles américaines. Seul, peut-être, un Eddy Mitchell a su créer et maintenir une chanson rock inscrite dans la réalité française, qui ne soit pas un « ersatz », des modèles d'outre-Atlantique.

   Mais il faut revenir en arrière pour prendre à leurs débuts deux des monuments de la chanson française, ceux qui défient les modes et les classifications, Brassens et Brel, deux compositeurs-interprètes-auteurs au plein sens du mot. Né en 1921, Georges Brassens a construit son œuvre sur une somme de paradoxes et de manquements aux clichés. Par un côté de son œuvre, il tient à la chanson populaire, qu'il a admirablement pastichée (les Sabots d'Hélène, À l'ombre du cœur de ma mie), tandis qu'une autre tendance le pousse à des recherches poétiques très rhétoriques, des textes très chargés d'allusions, de métaphores, de références culturelles, de double sens, etc. L'univers de ses chansons est lui-même un univers rhétorique conventionnel, « moyenâgeux », comme il l'avoue, anachronique. Son argot même est littéraire, et son message celui d'un anarchiste humaniste râleur et désabusé (bien français en cela), que l'on peut opposer à l'optimisme social militant d'un autre chanteur à guitare, américain celui-là, Woody Guthrie. Si tout cela ne l'a pas empêché de toucher à la fois le grand public et les milieux artistiques, c'est que ces contradictions s'inscrivent très fortement dans la tradition française : amour de la langue, goût pour jouer sur les mots, inspiration gauloise, sobriété et clarté dans la présentation, individualisme. Il est aussi un des compositeurs de chansons les plus raffinés que nous ayons, sachant à la fois imiter les tournures des vieilles chansons françaises et concevoir des mélodies complexes et originales dignes d'un Berlioz ­ ce qui mérite d'être souligné, car on a trop tendance à borner son génie au domaine du texte.

   À sa simplicité introvertie s'oppose le tempérament volcanique, extraverti, lyrique, de Jacques Brel (1929-1978), qui après avoir débuté comme chanteur à guitare bien-pensant a explosé en retournant son inspiration, en en mettant sa vitalité créatrice au service d'une amertume universelle, mais généreuse et attentive au concret, celle d'une sorte de Hugo négatif : il excelle dans les chansons de mal-aimé (comme Madeleine), dans les satires, les scènes de genre, l'humour acerbe. Musicalement, il s'est révélé très habile à transcender son inspiration mélodique solide et passe-partout par des orchestrations audacieuses, et un lyrisme prenant dans ses interprétations. À côté de lui, on mesure ce qu'a de factice et convenable l'affectation de « révolte » de beaucoup d'autres. Non que nous manquions d'intéressants « chanteurs engagés » reprenant le flambeau de la très vieille tradition frondeuse de la chanson. Mais la chanson française récente semble avoir du mal à être à la fois édifiante, directe et populaire, soit que chez un Léo Ferré elle se durcisse en anarchisme lyrique, soit qu'elle s'affadisse dans la gentillesse, quand elle ne coupe pas délibérément le cordon avec les racines populaires, avec des auteurs de talent comme Colette Magny ou François Béranger. Il est curieux de retrouver le génie de la chanson populaire à message plutôt chez des étrangers francophones comme le Québécois Gilles Vigneault ou le Néo-Zélandais Graeme Allwright. La chanson régionaliste (bretonne avec Alan Stivell, Glenmor, Gilles Servat, alsacienne avec Roger Siffer, occitane) atteint des couches sociales limitées ­ ce que ses auteurs attribuent, non sans raison, à la censure des médias. Mais le clivage entre, d'une part, une chanson de très grande diffusion le plus souvent standardisée et, d'autre part, un art de qualité parfois un peu confiné est une caractéristique française, à laquelle échappent cependant une Piaf, un Brel, un Brassens (et peut-être, plus récemment, un Julien Clerc) par un certain mélange de force émotionnelle et d'ambition : ce mot « ambition » nous semblant préférable à la notion assez contestable de « qualité », ou à celle de « richesse littéraire », ce qui ne veut pas dire grand-chose en chanson (de même que dans l'opéra, un bon livret n'est pas forcément un texte littéraire, et inversement). Il est rare aussi qu'un chanteur français ou francophone invente un style de chant complètement personnel : ce fut le cas des grands noms que nous avons cités, mais aussi d'une Barbara, d'un Dick Annegarn. La plupart imitent, transposent, amplifient des styles vocaux existants. La chanson française des années 80, portée par une réputation de qualité (Higelin, Lavilliers, Jonasz, Souchon, Manset, Duteil), impose des styles parfois sophistiqués, en camaïeu et en finesse, où la voix se fond souvent dans des arrangements assez chargés, mais qui manifestent souvent une recherche louable d'autonomie par rapport aux modèles anglo-saxons, servilement copiés ou importés par d'autres. Dans les années 1990, apparaît un style musical nouveau, le rap, dans lequel la musique soutient un chant aux paroles, improvisées ou non, scandées sur un rythme très martelé.