Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
D

dodécaphonique (musique) (suite)

Prémonitions du dodécaphonisme, dodécaphonisme et atonalité

On s'est diverti à chercher des séries de 12 sons dans toute la musique classique (dans le thème de l'Offrande musicale, par exemple, thème qui n'était pas de Bach). René Leibowitz en trouve une dans la pièce pour piano Nuages gris de Liszt, effectivement très audacieuse (Évolution de la musique, 1951). La contre-expérience consisterait à chercher si on ne trouve pas les 12 sons tout aussi bien dans des œuvres très banalement tonales ­ dans un trait chromatique, par exemple, ou dans 3 accords de septième diminuée enchaînés chromatiquement. L'utilisation du « total chromatique », en soi, ne rend pas une musique prédodécaphonique ­ à ce compte, c'est toute la musique, depuis le XVIe siècle, qui l'est ­, tout dépend des fonctions assurées par ces 12 sons. Suivant le principe de Schönberg, ils ne doivent avoir de relations « qu'entre eux », d'égal à égal, alors que les exemples relevés dans le passé reposent sur une harmonie tonale et des polarisations privilégiant certaines notes, les autres étant notes de passage, appoggiatures, etc.

   L'emploi du mot « atonal » ­ qui n'est que privatif, et qui laisse entendre une dépendance par rapport à la tonalité, sous la forme d'un refus ­ irritait Schönberg, qui préférait parler de Zwölftonmusik (« musique de 12 sons »). En ce sens, la musique dite atonale, dont il y a d'innombrables exemples depuis la fin du XIXe siècle jusqu'à nos jours, est généralement dodécaphonique, mais ce n'est pas obligatoire. Elle peut n'utiliser que 2, 3 ou 7 hauteurs différentes seulement. Par ailleurs, vers la fin de sa vie, Schönberg a cherché un « dodécaphonisme tonal » dont le principe même faisait horreur à certains de ses héritiers (Boulez, Hodeir, etc.), et que ces derniers regardaient comme une régression, un désaveu, une erreur. Comme le montre Schönberg dans l'Ode à Napoléon, ou Berg dans le Concerto à la mémoire d'un ange, on peut retrouver les fonctions tonales dans une certaine utilisation sérielle des 12 sons (en forgeant, par exemple, une série dérivée de 4 accords parfaits et d'une gamme par tons entiers, permettant au choral de Bach de s'insinuer dans le concerto de Berg). De telles hybridations furent sévèrement condamnées par les sériels français de l'après-guerre. Cependant, elles se répandirent : les Canti di prigionia, de Dallapiccola, en 1938-1941, mélangent librement les procédés dodécaphoniques et les relations tonales. Plus près de nous, les Métaboles d'Henri Dutilleux (1965) utilisent incidemment une série de 12 sons (dans le mouvement central Obsessionnel), mais restent très tonales avec leur polarisation sur un mi obsédant, tout en employant constamment le total chromatique.

Mort du dodécaphonisme ?

Il devient de bon ton de déclarer le dodécaphonisme mort. En fait, c'est le système sériel qui semble en voie d'abandon, ou du moins tellement assoupli, mélangé, etc., qu'il perd sa signification originelle. Il ne faut pas oublier non plus qu'on a décrété la tonalité morte il y a plus de cinquante ans, au moment même où le système tonal occidental colonisait par la radio, le cinéma, de nouvelles régions du monde, pour se retrouver aujourd'hui triomphant plus que jamais, jusque dans la musique dite d'avant-garde (hypertonalisme de l'école répétitive américaine). On se gardera donc de prophéties faciles. Le dodécaphonisme en tant que prohibition de la tonalité semble en déclin. Il n'en triomphe pas moins sous d'autres formes que le système sériel. De plus en plus de musiques, comme celle d'Henri Dutilleux, ou d'ex-sériels, pratiquent un dodécaphonisme polarisé tonalement, utilisant les 12 sons hiérarchisés par l'emploi de notes pivots, créant des relations d'attraction et un centre tonal. Peut-être le dodécaphonisme sériel est-il mort à la fois d'avoir été pris trop à la lettre par les uns (ceux que moquait Boulez, et qui fétichisaient le nombre 12) et par les autres trop par l'esprit : en voulant transposer le principe sériel sur d'autres caractères du son, intensité, durée, couleur, etc., là où ce principe semble moins efficace, prégnant, plus vulnérable et contestable. Les « ultrasériels » lui ôtaient peut-être de sa force, qui tient à un enracinement dans les perceptions de hauteur développées par tout le système tonal occidental. En effet, on oublie presque toujours que « douze sons », dans le mot « dodécaphonique », signifie en fait « douze hauteurs de son ». Un do dièse n'est pas un son, mais un degré de hauteur. En tant que son, ce do dièse, joué au piano, se définit par de multiples propriétés, dont la hauteur est la plus prégnante, certes, mais pas la seule.

   L'aventure consistant à sortir du monde des 12 degrés de hauteur familiers, pour aborder la zone interdite des « bruits », a été tentée par des compositeurs de formation sérielle ; mais il ne semble pas que cette formation les ait toujours suffisamment armés pour affronter les problèmes nouveaux d'un monde sonore où 12 degrés ne constituent plus un total, mais bel et bien une minuscule partie d'une foule de propriétés difficiles à entendre, à noter et à « maîtriser » toutes à la fois.

Dodge (Charles)

Compositeur américain (Ames, Iowa, 1942).

Il a fait des études musicales à l'université d'Iowa avec Bezancon et Herwig, à l'Aspen Summer School avec Darius Milhaud, à Tanglewood avec Gunther Schuller et Arthur Berger, à l'université Columbia avec Jack Beeson, Otto Luening et Vladimir Ussachewski. Il a suivi les travaux de la faculté de Columbia-Princeton en ce qui concerne la musique électronique et l'utilisation des ordinateurs. Titulaire de nombreux prix et récompenses, y compris le prix de la fondation Koussevitski (1969), il a été nommé assistant à l'université Columbia, élu président de l'American Composers Alliance (1971), et il collabore également à un centre de recherches IBM pour l'usage de l'informatique en musique. Après avoir écrit des œuvres comme Rota pour orchestre (1966) et diverses pièces instrumentales, qui témoignent d'un emploi très personnel de la technique sérielle, Charles Dodge semble s'être tourné exclusivement vers la composition par ordinateur. Dans ce domaine, on peut citer parmi ses œuvres Changes (1967-1970) et Humming (1971).