Janáček (Leoš)
Compositeur tchèque (Hukvaldy 1854 – Ostrava 1928).
Né dans le pays des Lachs au nord-est de la Moravie, au pied des montagnes de Beskydes, fils et petit-fils d'instituteurs, il perdit son père en 1866 et passa alors quatre ans au couvent des augustins de Brnó, dont le directeur musical, Pavel Křížkovsk'y, lui révéla la grandeur de la musique chorale fondée sur le patrimoine de la chanson tchèque. Janáček entra en 1869 à l'école normale d'instituteurs de Brnó, à laquelle il devait rester attaché de 1872 à 1904. Il put néanmoins suivre trois cycles de formation musicale : le premier à l'école d'organistes de Prague (1874-75) avec F. Z. Skuhersky ; le deuxième au conservatoire de Leipzig avec O. Paul et L. Grill, qu'il critiqua violemment ; le troisième à Vienne auprès de Franz Krenn, dont il réprouva fortement les tendances néoromantiques.
De retour à Brnó, le musicien écrivit ses premières compositions chorales sous l'influence de Křížkovsk'y, à l'intention de la chorale Svatoplúk, puis de la chorale Beseda, dont il assura la direction. Il fonda un orchestre d'amateurs et écrivit pour lui la Suite pour cordes et Idylle, fortement inspirées par les sérénades de Dvořák. En 1881, il put enfin réaliser un vieux projet : fonder une école d'orgue à Brnó sur le modèle de Prague, école qui, en 1919, devait être transformée en conservatoire. Cette période d'intense activité pédagogique fut en même temps une période de lutte, de mésentente, puis de désespoir. Sur le plan professionnel, cet instituteur obstiné ne fut guère apprécié de la bourgeoisie de culture allemande. En 1881, il avait épousé Zdenká Schulz, alors âgée de seize ans. Mariage difficile, illuminé par la naissance d'une fille, Olga, puis d'un fils, Vladimir. Mais les deux enfants devaient disparaître prématurément. Il suffit d'écouter l'Élégie sur la mort d'Olga, pour chœur, ténor et piano (1903), pour connaître le retentissement qu'eut sur Janáček l'échec d'une vie de famille qu'il avait voulue exaltante et frénétique. Il écrivit en 1887 son premier opéra, Šárka, sur un texte de Julius Zeyer. Mais ce dernier lui refusa le droit de mettre son livret en musique, malgré l'appui de Dvořák.
Pour mieux pénétrer les origines de la chanson populaire morave, Janáček se rendit fréquemment au pays des Lachs et des Valaques, en compagnie du principal de son collège de Brnó, František Bartoš. Il étudia, nota, collectionna avec Martin Zeman, non seulement les figures mélodiques et rythmiques, mais également le jeu des interprètes de ces chansons moraves, et écrivit les Danses du pays des Lachs (1893), pour piano, puis orchestrées. Ces six pièces devaient attendre 1926 pour être créées. Mais, plus que dans ces pièces encore apparentées aux célèbres Danses slaves de Dvořák, l'originalité de l'écriture de Janáček éclate dans des chœurs d'hommes, comme Zárlivec (« le Jaloux »), Kantor Halfar (1906), Maryčka Magdónova (1906-1907), Peřina (v. 1914), Potuln'y šílenec (« le Fou errant », 1922). Le compositeur arrive, ici, à respecter non seulement la prosodie naturelle du langage parlé, mais aussi à en rendre la « vibration affective ». D'où cette spontanéité, cette communion immédiate pour qui parle le tchèque dialectal, où l'accent tonique est porté sur l'avant-dernière syllabe. « Il n'y a pas d'art plus grand que la musique du langage humain, car il n'existe pas d'instrument qui puisse permettre à un artiste d'exprimer ses sentiments avec une véracité égale à celle de la musique du langage parlé. » Peu à peu, Janáček étendit cette restitution du sentiment des personnages mis en scène, du chœur à la cantate, ainsi dans les Carnets d'un disparu (1917-1919), puis surtout au drame lyrique. Il importe finalement peu que le compositeur se soit également passionné pour la littérature russe et polonaise. On comprend qu'il se soit senti aussi proche de Moussorgski que de Pouchkine. Mais son mode d'expression est fondamentalement différent. Même lorsqu'il se passionne pour les événements sociaux (Sonate I. X. 1905) ou patriotiques (chœurs la Légion tchèque ou Naše vlajka, « Notre drapeau »), qui l'entourent, Janáček ne fait qu'exalter les sentiments de ses concitoyens. Il écrivit en 1903 son troisième opéra Jenufá, monté sans succès à Brnó, en 1904. Ce drame, sur un livret de la poétesse Gabriela Preissová, exploite pourtant le sens inné de son auteur pour recréer la vie. « L'essentiel dans une œuvre dramatique est de créer une mélodie du parler derrière laquelle apparaisse, comme par miracle, un être humain dans un instant concret de sa vie. » Jenufá attendit le 26 mai 1916 pour être créée à Prague par le meilleur chef tchèque de l'époque, Karel Kovařovic. Ce succès, si longtemps espéré, fit d'un compositeur sexagénaire un homme nouveau, le chantre d'un pays qui allait atteindre sa pleine renaissance, au lendemain de la guerre de 1914-1918, avec la création de l'État tchéchoslovaque. Les dix dernières années de sa vie virent naître une série de chefs-d'œuvre dont l'originalité étonne encore les musicologues. Janáček transposa alors à la scène, à l'orchestre et en musique de chambre son sens de la rhapsodie épique, d'origine russe. Ainsi naquirent le Conte pour violoncelle et piano (1910), d'après la légende du tsar Berendej, écrite par V. A. Joukovsky, la Sonate pour violon (1914-1921), véritable ballade épique, ou encore le triptyque symphonique Tarass Boulba (1915-1918), d'après Gogol.
Ici, contrairement à R. Strauss, Janáček ne cherche pas à raconter la « vie d'un héros », mais présente un véritable opéra sans paroles, une suite de scènes violentes réduites à l'essentiel. Les Voyages de Monsieur Brouček (1908-1917) forment un opéra faussement comique dont le héros visite d'abord la lune, puis, comme le petit bourgeois praguois germanisé, soucieux de retrouver un idéal révolutionnaire, le XVe siècle hussite.
En 1918, le doute n'était plus permis, Janáček dédia à la patrie libérée la Ballade de Blaník (1920), qui s'inspire d'une vieille légende selon laquelle des chevaliers cachés au flanc du mont Blaník seraient toujours prêts à intervenir si la nation tchèque était en danger. Encore plus originale est la cantate le Journal d'un disparu (1917-1919), confession d'un jeune garçon disparaissant du monde pour mieux poursuivre une belle Tzigane, dont il s'est épris. La tendance est nette, car toute cette période de création fut dominée par l'amour que Janáček portait à la jeune Kamila Stösslova. L'œuvre est constituée de brèves cellules mélodiques et rythmiques permettant d'identifier à la fois le personnage, ses sentiments et son caractère profond. Le lien dramatique, la mise en scène sont réalisés par le piano, véritable révélateur du climat, personnage provocateur qui règle, avec autant de finesse que d'efficacité, le jeu inouï de tensions de ce journal intime. Puis vinrent quatre grands opéras : Katia Kabanová (1919-1921) ; la Petite Renarde rusée (créée à Brnó en 1924), suite de tableaux paysans, mettant en scène le garde-champêtre, le curé et l'instituteur, et d'où jaillissent aussi bien des chants d'oiseaux qu'un impressionnisme dynamique ; l'Affaire Macropoulos (1923-1925, créée en 1926), qui conte l'aventure utopique d'Emilia Marty, en vie depuis 300 ans « sans rien vouloir et n'attendant plus rien » ; et De la maison des morts d'après Dostoïevski (1927-28, créé en 1930). Parallèlement, Janáček, septuagénaire, écrivit son premier quatuor à cordes, d'après la Sonate à Kreutzer de Tolstoï (1923-1925), un sextuor pour instruments, dont le titre, Jeunesse, est significatif (1924-25), et qui servit d'épure aux deux pièces concertantes pour piano, le Concertino pour piano, deux violons, alto, clarinette, cor et basson (1925) et le Capriccio pour piano main gauche, flûte piccolo, 2 trompettes, 3 trombones et 1 tuba (1926), puis aux Dictons pour ensemble vocal et instrumental (1927-28), où les instruments à vent atteignent à une puissance motorique, à des jeux de timbres et de sonorités, qui font de Janáček un novateur, comparé aux œuvres stravinskienne ou bartokiennes contemporaines.
L'apothéose de l'écriture et de la vitalité de Janáček est atteinte dans les trois derniers chefs-d'œuvre. La Sinfonietta (1926) sonne de façon étrange avec sa section d'instruments à vent comprenant neuf trompettes, deux tubas ténors et deux trompette-basses. Ici, Janáček « chante l'homme tchèque dans sa beauté spirituelle, sa joie et sa force », et la Sinfonietta est un véritable autoportrait de cet homme que Vaclav Talich, son créateur, présentait ainsi : « C'était un esprit fort ! Une tête dure, belle, fière, obstinée : un véritable cabochard. Mais il savait attendre. C'est pourquoi, il avait un goût instinctif pour les points d'orgue et les silences. » La Messe glagolithique (1926) est une œuvre de la même veine, aussi concise qu'optimiste, aussi puissante qu'obstinée. Par son langage rude et spontané et son utilisation de la vieille langue slavone, cette messe est un véritable acte de foi en la bonté de Dieu et en la puissance créatrice des hommes de sa race. Puis vint l'œuvre ultime, le Second Quatuor « Lettres intimes », lettre brûlante d'amour d'un vieillard de soixante-quatorze ans (1928). Bâti pour être centenaire, Janáček disparut le 12 août 1928, après avoir pris froid dans la forêt d'Hukvaldy, sa petite ville natale.
L'œuvre de Janáček n'est pas un cas isolé dans le contexte de la musique tchèque. Formé à la dure école des instituteurs-compositeurs, il eut le mérite d'atteindre à l'expression la plus vraie, celle où la musique devient un langage direct, une image de la vie, la vision spontanée de sentiments vécus. Un tel réalisme a ses exigences. Ses interprètes doivent connaître le tchèque parlé. Même son œuvre instrumentale et symphonique requiert un respect des rythmes, un sens des contrastes, une couleur de timbre, difficiles à recréer par des interprètes non tchèques. La vitalité même de cette musique peut être considérée comme une agression par l'auditeur non averti, d'autant qu'elle offre des particularités qui se retrouvent dans d'autres œuvres du XXe siècle : harmonies de quarte, enchaînements mélodiques d'accords non résolus, gammes par tons entiers, importance du contrepoint rythmique, orchestration jouant sur les temps de réponse différents entre cuivres et bois, restitution des chants et cris d'oiseaux, dynamique chorale pouvant donner l'impression du rire comme des larmes, de l'effet de foule, du déplacement dans l'espace. Mais Janáček ne cherchait pas la nouveauté en soi. Il eut l'intuition et l'instinct d'une nouvelle plastique musicale et, dans le domaine de l'opéra en particulier, reste un des compositeurs les plus grands et les plus originaux. Que ce musicien, né avant Mahler et Claude Debussy, ait réussi à écrire la plupart de ses chefs-d'œuvre dans les années 1920 n'est pas un de ses moindres mérites.