Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
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Prokofiev (Serge)

Compositeur russe (Sontsovka, Ukraine, 1891 – Moscou, 1953).

Ayant reçu de sa mère, pianiste, les premières notions musicales, Prokofiev montre des dispositions étonnamment précoces pour la composition : à cinq ans les premières mesures d'un Galop indien, pour piano, à neuf-dix ans de petites scènes lyriques, le Géant et Sur les îles désertes. Un étudiant du conservatoire de Moscou, Youri Pomerantsev, puis le jeune compositeur Glière lui enseignent les bases de l'harmonie. Ses essais de composition sont encouragés par Serge Tanéiev. En 1904, il entre au conservatoire de Saint-Pétersbourg ; il y est l'élève de Liadov en harmonie, de Winckler puis de Essipova en piano, de Vitol en composition, de Rimski-Korsakov en orchestration et de Tchérepnine en direction d'orchestre. Il y fait la connaissance de Nikolaï Miaskovski, qui restera toute sa vie son plus proche ami. Peu fait par nature pour l'enseignement scolastique, Prokofiev s'intéresse de bonne heure aux compositeurs contemporains : Debussy, Strauss, Reger (tous mal vus au conservatoire) et Schönberg, dont il interprète les œuvres lors de ses premiers récitals. Il s'impose rapidement en tant que pianiste, impressionnant ou choquant le public par sa puissance et sa technique. Il a à peine vingt ans lorsque l'éditeur Jurgenson publie ses premières œuvres : sa première sonate pour piano, qui porte encore l'influence de Schumann, Reger et Rachmaninov, 4 études et 8 pièces pour piano. En 1914, il se présente avec succès au concours Rubinstein de piano, et joue lors de l'épreuve avec orchestre son propre premier concerto pour piano. Dans cette œuvre (1911-12), ainsi que dans sa 2e sonate pour piano, son style se précise : goût pour la carrure rythmique et la vigueur de frappe, pour les harmonies âpres et imprévues, et contrastes entre cette force manifestée et un lyrisme élégiaque, parfois douloureux, qui se ressent de la veine mélodique populaire. Contemporainement au Manifeste des futuristes, publié en 1912 par un groupe de poètes russes (dont Maïakovski) et intitulé Gifle au goût du public, Prokofiev écrit son 2e concerto pour piano, dont l'exécution en 1913 provoque un scandale mémorable. Ce concerto atteint les limites des possibilités physiques du soliste. À côté de cela, cependant, c'est un Prokofiev beaucoup plus fin et intimiste qu'on trouve dans les 10 pièces pour piano op. 12, preuve que les deux extrêmes constituent à part égale la nature du compositeur.

   À l'occasion d'un voyage à Londres, en 1914, Prokofiev rencontre Diaghilev ; il espère l'intéresser à un projet d'opéra d'après le Joueur de Dostoïevski, mais Diaghilev lui commande un ballet « sur un sujet russe ou préhistorique ». Ce sera Ala et Lolly, sur un livret du poète symboliste Serge Gorodetski, tiré de la mythologie scythe. La partition déplaît à Diaghilev, qui la refuse. Prokofiev la retravaille et en fait la Suite scythe. Œuvre d'une violence rarement atteinte, parcourue de visions fantasmagoriques, s'achevant sur un terrible crescendo évoquant le lever du soleil, la Suite scythe utilise un orchestre immense et s'inscrit dans la lignée du courant panmongoliste. C'est la réponse de Prokofiev au Sacre du printemps de Stravinski.

   Le refus de Diaghilev n'a pas découragé Prokofiev d'une collaboration avec lui, et ils choisissent ensemble un nouveau sujet de ballet : Chout (« le bouffon »), extrait d'un recueil de contes russes. Mais ce projet ne trouvera sa concrétisation que six ans plus tard.

   En 1916-17, Prokofiev compose dans les genres les plus divers : il achève le Joueur (1917), écrit ses 3e et 4e sonates pour piano, son 1er concerto pour violon, le cycle des vingt Visions fugitives (1915-1917), qui sont à la musique de leur époque ce que les Préludes de Chopin sont à la musique romantique. C'est aussi la date de deux œuvres aussi différentes que possible : la Symphonie classique, qui témoigne du goût de Prokofiev pour la forme pure, et de la cantate Ils sont sept (1917-18 ; rév., 1933), sur un poème de Constantin Balmont, « invocation chaldéenne » écrite dans le pressentiment du bouleversement de la Révolution, et qui se rattache à l'esthétique de la Suite scythe. En même temps, il fait la connaissance de Maxime Gorki et de Maïakovski. Mais, dans les mois à venir, leurs chemins vont diverger. Révolutionnaire en musique, mais peu intéressé par la politique, Prokofiev ne voit guère de possibilités de faire carrière en Russie au lendemain de la Révolution, et demande à Lounatcharski, commissaire du peuple à l'Instruction, l'autorisation de sortir du pays pour raison de santé. En mai 1918, il part pour les États-Unis, en passant par le Japon, où il donne quelques récitals. Il s'impose assez rapidement aux États-Unis, malgré la malveillance de certains critiques. Le chef d'orchestre de l'Opéra de Chicago, l'Italien Campanini, se voit proposer par lui un sujet d'opéra sur l'Amour des trois oranges, fable de Gozzi, auteur du XVIIIe siècle. Prokofiev écrit rapidement la partition, mais le décès subit de Campanini provoque le report de la représentation. En avril 1920, Prokofiev quitte les États-Unis pour la France. Il entre dans le cercle de Diaghilev, aux côtés de Stravinski, Poulenc, Milhaud, de Falla, Ravel. Entrecoupé de deux nouveaux voyages aux États-Unis, dont le second pour la création de l'Amour des trois oranges (décembre 1921), le séjour parisien de Prokofiev est marqué par la représentation de Chout (mai 1921). La même année voit naître le 3e concerto pour piano (commencé en 1917), d'une structure plus rationnelle et d'un dynamisme plus contrôlé que le précédent.

   En 1922, Prokofiev s'installe à Ettal dans les Alpes bavaroises, où il travaille à un nouvel opéra, l'Ange de feu, d'après une nouvelle de Valéry Briussov ; le sujet en est un cas de « possession diabolique » au XVIe siècle. En même temps, le compositeur continue à donner des concerts dans les capitales occidentales (Londres, Berlin, Bruxelles). Son nom commence à être connu, tant grâce à ses propres efforts qu'à ceux du chef d'orchestre Koussevitski, récemment émigré, qui est un propagateur actif de la musique russe.

   En 1923, Prokofiev revient à Paris. C'est l'année de son mariage en premières noces avec Carolina Codina, jeune femme d'origine mi-franco-polonaise, mi-espagnole. De ce mariage naîtront deux fils, Sviatoslav et Oleg. Carolina (Lina) et Prokofiev se sépareront en 1941. En 1948, Prokofiev épousera en secondes noces Mira Mendelssohn. La même année, Lina sera arrêtée par la police secrète, pour n'être libérée que sous Khrouchtchev.

   Avec la 2e symphonie (1924-25), Prokofiev aborde l'esthétique constructiviste, à laquelle Honegger a rendu hommage avec son Pacific 231. Deux ans plus tard, Diaghilev commande à Prokofiev un ballet constructiviste sur le thème des réalisations industrielles et de la nouvelle vie en Union soviétique. C'est le Pas d'acier, créé en 1927 avec des décors de Iakoulov sous la direction de R. Desormière. Depuis quelques années précisément, Prokofiev est de plus en plus attiré par l'Union soviétique, se sentant étranger aussi bien parmi les Occidentaux que parmi ses compatriotes émigrés, qu'il juge trop passéistes. Au début de 1927, il fait un premier séjour en U. R. S. S., où il renoue avec ses anciens amis, dont Miaskovski, et où sa musique a déjà pénétré. Toutefois, le Pas d'acier est désapprouvé par les Soviétiques, et considéré comme caricatural.

   Achevant l'Ange de feu en 1927, Prokofiev entreprend de composer à partir du matériau thématique de l'opéra sa 3e symphonie. L'année suivante, une nouvelle ­ et dernière ­ commande de Diaghilev est à l'origine du ballet le Fils prodigue, d'après la parabole évangélique, le rôle-titre est créé par Serge Lifar. Peu après Diaghilev meurt à Venise, ce qui rompt une des principales attaches de Prokofiev avec l'Occident. Pendant sept ans, Prokofiev va mener un mode de vie instable, partagé entre l'Occident et l'U. R. S. S. : en 1930, un nouveau voyage aux États-Unis est à l'origine de la composition de son 1er Quatuor commandé par la Library of Congress. En 1932, le ballet Sur le Borysthène, élaboré avec Lifar, connaît un retentissant échec à l'Opéra de Paris. Une autre déception est celle du 4e concerto pour piano (1931), composé, comme le Concerto pour la main gauche de Ravel, à l'intention de Paul Wittgenstein, et refusé par le dédicataire. Le 5e concerto (1931-32), qui s'apparente au 2e et au 3e, connaîtra une meilleure fortune. Mais c'est en U. R. S. S., dont il n'est pourtant pas encore citoyen, que Prokofiev reçoit, dès 1933, les commandes les plus intéressantes, à commencer par la musique du film de Feinzimmer, Lieutenant Kijé, qui marque son retour à un style plus classique, afin de se mettre à la portée des masses. En 1936, il écrit pour les enfants Pierre et le loup, tout en élaborant avec le metteur en scène Radlov un grand ballet, Roméo et Juliette (créé à Brno en 1938), son premier ballet soviétique, et sa première grande référence à un thème de la littérature classique. Le ballet donne lieu, outre à trois suites symphoniques (ce que Prokofiev fait de la plupart de ses œuvres scéniques), à une série de pièces pour piano.

   En 1937, Prokofiev se voit confirmer la citoyenneté soviétique. Par malchance, il renoue avec son pays au moment où le contrôle du pouvoir s'étend à tous les domaines culturels : en 1932, création de l'Union des compositeurs soviétiques ; en 1936, célèbre affaire de l'opéra Lady Macbeth de Mzensk de Chostakovitch, qualifié de « galimatias musical ». Et, de plus en plus, les artistes qui déplaisent pour une raison ou une autre se voient taxés de « formalisme », tare suprême définie comme « le sacrifice du contenu social et émotionnel de la musique au profit de la recherche d'artifices avec les éléments de la musique : rythmes, timbres, combinaisons harmoniques ». Tandis que nombre de musiciens russes (Rachmaninov, Chaliapine, Tchérepnine, Medtner, Glazounov) ont choisi d'émigrer, refusant l'avenir soviétique, afin de conserver leur passé russe et leur liberté, Prokofiev fait le choix inverse : il sacrifie sa liberté pour revenir à la Russie comme à une source indispensable, et pour devenir un compositeur soviétique officiel, subissant tous les avantages et les inconvénients de ce statut.

   En 1937, Prokofiev achève une Cantate pour le 20e anniversaire de la Révolution qu'il projette depuis plusieurs années. Il y met en musique des textes de théoriciens du marxisme, dont Lénine. Mais l'œuvre est refusée par la censure, ce type de textes « n'étant pas prévu pour être chanté ». La rencontre avec le cinéaste Eisenstein va donner lieu à une collaboration fructueuse. Prokofiev écrit la musique pour la grande fresque historique et patriotique Alexandre Nevski (1938), dans laquelle on reconnaît le style de la période occidentale du compositeur (les Croisés dans Pskov, Bataille sur la glace) à côté de pages dont l'inspiration populaire et épique correspond aux exigences de l'esthétique soviétique (Chant sur Alexandre Nevski, Sur le champ de la mort, finale). Prokofiev y renoue avec les traditions des opéras nationaux russes du XIXe siècle. En décembre 1939, pour le soixantième anniversaire de Staline, il se joint au chœur des panégyristes en écrivant la cantate Zdravitsa (« bonne santé »). La même année, il compose son premier opéra soviétique, Siméon Kotko, inspiré de la guerre civile en Ukraine. En même temps, il commence à travailler à trois nouvelles sonates pour piano (nos 6, 7 et 8, dites « les sonates de guerre »), œuvres monumentales qui constituent le sommet de sa production pianistique. Les deux premières sont créées par Sviatoslav Richter (1943), qui révèle également aux Soviétiques le 5e concerto ; la 8e sonate est jouée par Guilels (1944).

   En 1940, Prokofiev fait la connaissance de la jeune poétesse Myra Mendelssohn qui devient sa nouvelle compagne, ainsi que sa collaboratrice. Elle lui suggère le thème d'un opéra-comique, les Fiançailles au couvent, d'après la Duègne de Sheridan ; et ils élaborent ensemble le livret de Guerre et Paix d'après Tolstoï, opéra que Prokofiev commence en 1941 et auquel il travaillera jusqu'à la fin de sa vie. Dès le début des hostilités germano-russes, Prokofiev est évacué au Caucase et au Kazakhstan (Alma-Ata), avec nombre d'autres artistes et intellectuels. Il y reste pendant deux ans. Les œuvres les plus marquantes de cette période sont la Ballade du garçon resté inconnu, le 2e quatuor écrit sur des thèmes kabardes, la sonate pour piano et flûte (transcrite ensuite pour piano et violon à la demande d'Oïstrakh), qui frappe par sa limpidité, aux côtés d'œuvres pathétiques et tourmentées. Mais, surtout, Prokofiev va, dès 1942, retravailler avec Eisenstein pour un nouveau film historique, Ivan le Terrible. Le premier épisode, projeté en 1945, obtient le prix Staline, mais le second est interdit par la censure (il ne sera montré qu'à partir de 1958). La mort d'Eisenstein en 1948 mettra fin aux activités de Prokofiev dans le domaine de la musique cinématographique.

   Les années 1945-1947 voient l'achèvement et la création de plusieurs œuvres ébauchées au cours des années précédentes : la 5e symphonie, le ballet Cendrillon (théâtre Bolchoï, novembre 1945), la première partie de Guerre et Paix (Leningrad, théâtre Maly, juin 1946). Simultanément à deux œuvres de circonstance pour le trentième anniversaire de la Révolution, Poème de fête et Fleuris, pays tout-puissant, il compose en 1947 sa 9e et dernière sonate, dédiée à Richter et qui marque un certain dépouillement du langage. La même année il obtient le titre d'artiste du peuple de la R. S. F. S. R. Mais cette distinction ne le met pas à l'abri des redoutables attaques qu'il subit l'année suivante, dans le cadre d'une campagne antiformaliste sans précédent, lancée par Andreï Jdanov, et qui atteint les plus grands noms de la musique soviétique : Chostakovitch, Khatchaturian, Miaskovski, Kabalevski. Toute une série d'œuvres de Prokofiev est condamnée, en particulier celles de sa période occidentale (Chout, le Pas d'acier, le Fils prodigue, l'Ange de feu), et même certaines œuvres soviétiques, dont la 8e sonate. Contraint de faire son autocritique, le compositeur attire cependant l'attention sur celles de ses œuvres qui ont échappé à la condamnation : Roméo et Juliette, Alexandre Nevski, la 5e Symphonie. Mais, quelques mois plus tard, la censure refuse son nouvel opéra Histoire d'un homme véritable, inspiré pourtant de la vie héroïque d'un aviateur soviétique pendant la guerre. Malgré un état de santé précaire (hypertension), Prokofiev consacre toute son énergie à la composition. À partir de 1946, il passera tous les étés dans sa maison de campagne (datcha) de Nikolina Gora, à 35 km de Moscou. En 1950, il écrit la Garde de la paix, œuvre avec laquelle il se rachète aux yeux du régime. Ses dernières œuvres importantes sont la sonate pour piano et violoncelle écrite pour Rostropovitch et Richter, la 7e symphonie, et surtout le ballet la Fleur de pierre ; s'inspirant des légendes de l'Oural et créé à Moscou en 1954. C'est à Moscou que Prokofiev meurt le 5 mars 1953. Mais sa mort passe pratiquement inaperçue, car elle survient le même jour que celle de Staline.

   Excepté la musique religieuse, Prokofiev a abordé tous les genres. Il a donné le meilleur de lui-même dans la musique pour piano (ses concertos, sonates et ses nombreuses miniatures sont au premier rang du répertoire pianistique du XXe s.), dans les œuvres chorégraphiques et cinématographiques, où il excelle à donner l'équivalent musical des mouvements et des scènes visuelles. Sa musique lyrique présente plus d'inégalités, en dépit de la puissance incontestable du Joueur ou de l'Ange de feu, et de certains épisodes de Siméon Kotko et de Guerre et Paix : Prokofiev est incomparablement plus novateur dans le domaine harmonique et instrumental que dans celui de l'écriture vocale, et il est davantage un illustrateur et un narrateur qu'un psychologue. Réaliste, volontaire, tourné vers le concret et vers l'avenir, caustique et dur, spirituel et provocateur, Prokofiev n'en est pas moins, à côté de cela, un lyrique, qui a toujours su adapter son invention mélodique aux divers styles qu'il a pratiqués. C'est aussi un héritier direct des classiques, par son sens de la forme et de la construction solide, et la discipline de son inspiration. Ce qui explique, dans une grande mesure, ses facilités d'adaptation et sa productivité.