Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
W

Wagner (Wilhelm Richard) (suite)

L'action musicale devient théâtre

Quelques exemples suffisent à le faire comprendre. La partition peut, tout d'abord, servir de « véhicule spatio-temporel » ; les interludes de l'Or du Rhin, le voyage de Siegfried sur le Rhin qui lie, dans le Crépuscule des dieux, le prologue à l'acte I, les interludes de Parsifal au cours desquels « le temps devient espace » ne sont pas des pièces symphoniques à programme : ils mêlent à la description des lieux traversés la transformation qui s'opère dans l'esprit des héros. Plus significative encore est la marche funèbre du Crépuscule : bâtie sur les motifs attachés à l'histoire de Siegfried, elle est l'occasion pour la foule (public compris) de réfléchir à la valeur de la mort du héros.

   Plusieurs effets dramatiques, en second lieu, impliquent leur visualisation : au deuxième acte de Siegfried, le sang du dragon qui éclabousse la main du héros permet à ce dernier de comprendre le sens caché des paroles de Mime, le nain qui veut l'empoisonner ; si le public est mis dans la confidence, l'acteur qui tient le rôle du Nibelung doit jouer le contraire de ce qu'il chante. D'une manière générale, c'est d'ailleurs le rapport dialectique du texte et de la musique qu'il importe de visualiser par la mise en scène.

   Enfin, l'outil qu'est devenu le théâtre de Bayreuth a permis à Wagner de penser différemment la musique : l'étagement des chœurs dans la coupole de Montsalvat, prévu par la mise en scène (Parsifal, acte I), est directement responsable du son que le compositeur a imaginé, en fonction de l'acoustique du Festspielhaus. « L'orchestre invisible » de Bayreuth autorisa d'ailleurs le gonflement des pupitres de cuivres, parce que la disposition des instrumentistes dans la fosse (cuivres et percussions au bas des gradins, seconds violons avec le F tourné vers le devant de l'orchestre, premiers violons avec le F vers l'arrière) réalisait un équilibre du son unique en son genre. Cet équilibre, que Wagner a voulu pour l'Anneau, en fonction duquel il a orchestré Parsifal, avantage naturellement les chanteurs.

   En ce qui concerne ces derniers, il est utile, pour savoir ce que Wagner attendait d'eux, de rappeler l'adoration qu'il vouait à Wilhelmine Schröder-Devrient. Il reconnaissait ses limites (une voix usée, peu virtuose), mais restait confondu devant son tempérament de tragédienne. De même, parlant de Schnorr von Carosfeld, le créateur de Tristan, il louait « une voix pleine, sensible et brillante, instrument à la disposition d'une tâche intellectuelle parfaitement maîtrisée », et consacrait plus de temps à détailler l'interprétation dramatique du ténor que ses prouesses vocales. Les témoignages précis sont rares sur la manière dont dirigeait Wagner : de sa volonté, maintes fois affirmée, de libérer le tempo de la mesure, de son souci de préserver avant tout la clarté et l'intelligibilité du texte, du soin apporté à l'acoustique du Festspielhaus, on peut légitimement conclure qu'il refusait déclamation hachée, à bout de souffle, autant que boursouflures orchestrales.

   La « tradition » instituée par Cosima, le faible intérêt porté longtemps aux textes et aux indications de Wagner, l'idée, trop répandue, que l'orchestre wagnérien doit sonner avec force, l'apparition de chanteurs aux moyens vocaux surdimensionnés, voire même les progrès des techniques d'enregistrement, ont fait oublier le vrai visage du chant wagnérien. Sans doute Wagner n'a-t-il pas vécu assez pour constituer une distribution idéale : mais Carosfeld, Marianne Brandt (créatrice de Kundry), Franz Betz (créateur de Sachs et Wotan), Karl Hill (créateur d'Alberich et Klingsor), Gustav Siehr (créateur de Hagen et Gurnemanz) ou Theodor Reichmann (créateur d'Amfortas) correspondaient vraisemblablement à ses désirs.

   Il semble d'ailleurs que Wagner a su très tôt définir les types vocaux dont il avait besoin ; Senta, le Hollandais ont pratiquement servi de modèles à tous les développements ultérieurs du soprano et du baryton-basse wagnérien : une tessiture assez étendue mais n'exigeant aucune « pyrotechnie vocale », un grave sonore, un aigu éclatant, un médium richement coloré. Pour les ténors, en revanche, après l'imitation de Lortzing et Flotow (Erik du Vaisseau) ou de l'opéra italo-français (Tannhäuser), il opte pour une voix de tessiture peu large (l'ultime aigu est généralement au la, en dépit de l'ut inscrit au Crépuscule des dieux), mais tendue, nécessitant souplesse, sonorité et endurance ; c'est pourquoi Wagner enseigna surtout à ses interprètes l'art de la respiration naturelle du chant : il leur suffisait de suivre intelligemment le texte pour vaincre les difficultés de la partition.

   Il savait vraisemblablement à quoi s'en tenir, lui qui avait écrit pêle-mêle texte, chant et mise en scène, guidant aussi (ce qui est capital) la baguette de ses chefs d'orchestre attitrés (Bülow, Richter, Levi, etc.). Mais ce précieux conseil fut vite oublié. Certes, Wagner dut compter avec l'horizon musical d'où venaient ses premiers interprètes (Tischatschek était un rossinien idéal, mais il défendit Rienzi et Tannhäuser ; Carosfeld étincelait dans Robert le Diable lorsqu'il aborda Tristan) ; mais c'est précisément cette richesse d'inflexions que le compositeur s'efforça d'inculquer à Niemann, Vogl, Unger, Gudehus, Winckelmann (qui, à Bayreuth, furent les ténors de l'Anneau et de Parsifal), qu'il fut heureux de rencontrer chez Marianne Brandt (laquelle chantait aussi Elvire de Don Giovanni), voire chez Lili Lehmann.

La polymorphie du discours

Il demeure que l'exégèse concernant les opéras de Wagner, le sens du message que les interprètes sont censés véhiculer n'a cessé de se compliquer, et ce dès l'époque du compositeur. Survivant aux remises en question les plus radicales comme aux récupérations idéologiques, elle a donné naissance à une abondante littérature, à l'édification de chapelles, attirant dans son orbite, avec plus ou moins de bonheur, tous les systèmes d'analyse possibles. Cette volonté de mettre en lumière les différentes sources de l'écriture wagnérienne et les différentes possibilités de sa lecture a paradoxalement souvent abouti à des schémas d'explication fort réducteurs dans leur désir de trouver l'unique clef ouvrant toutes les portes du wagnérisme. C'est dire à quel point la polymorphie du discours wagnérien pose problème, à quel point aussi il est capable de renvoyer à toutes les époques l'image de ses certitudes et de ses inquiétudes et, par là, d'échapper aux modes.

   Il est difficile en tout cas de ne pas se demander dans quelle mesure, à la cohérence de la trame dramatique des opéras de Wagner, répond une cohérence de la pensée qu'ils mettent en scène. La rigueur de l'enchaînement des scènes et des actions, la fascination exercée par l'orchestre et le chant peuvent masquer le fond du discours, soit en lui donnant une évidence émotionnelle qu'il ne possède pas rationnellement, soit en l'introduisant subrepticement alors que l'attention du public reste braquée sur des événements jusque-là présentés comme essentiels.

   On s'aperçoit aisément en effet que le finale des opéras wagnériens contient une accélération brutale de la pensée, un déplacement soudain de la problématique, insidieusement masqués par l'agitation surabondante de l'action ou son apaisement. Comme si l'auteur, ayant mené jusque-là un discours souterrain parallèle, éprouvait quelque peine à affirmer clairement le choix effectué in fine entre les différents raisonnements, quelque hésitation à attirer l'attention sur ce qu'il considère désormais comme essentiel, entendons sur le personnage soudainement parvenu au premier plan : celui qui tire la leçon des événements, ne se contente pas d'achever l'action mais fait en sorte qu'elle ne puisse plus jamais avoir lieu, celui qui écarte le danger du recommencement, celui qui sauve.

   Wagner entrecroise donc, au cours d'une même action, plusieurs parcours. Celui, tout d'abord, de deux héros déstabilisés et déstabilisateurs. La réaction, en second lieu, d'une société qui, perturbée par la présence en son sein ou à ses frontières des deux hors-la-norme, tente de résister au vertige, se crispe ou s'abandonne, cherche à reconstituer son unité. L'intervention, enfin, d'une tierce personne qui, par son sacrifice, permet une certaine forme de réconciliation.

   Les sociétés que présente Wagner sont généralement décadentes, au sens tout au moins où il entend le mot : elles ont oublié le sens profond des lois qui les gouvernent, elles ont perdu le secret de leur origine divine. Gangrenées par des apports étrangers impurs, elles sont victimes de ceux qui profitent des hésitations de la conscience collective pour détourner le pouvoir au profit de leurs ambitions propres. Les héros apparaissent dès lors comme les premières victimes de ce déracinement : images d'un monde coupé de son origine, oublieux de son sens (sa signification mais aussi son histoire), ils en vivent les contradictions de manière exacerbée. C'est à leur malheur que Wagner nous permet d'assister, ne négligeant aucun aspect de cette pathologie. C'est sur eux qu'il attire l'attention du public, sans jamais le détromper : car si les héros se révoltent et se présentent en dénonciateurs du monde organisé, si Wagner les accompagne scrupuleusement, l'auteur se garde bien jusqu'à la fin d'indiquer l'essentiel, à savoir que si leur aventure est exemplaire, ce n'est point tant parce qu'elle est digne d'être imitée, mais parce qu'elle est révélatrice d'un besoin. On assiste donc aux tentatives désespérées des héros pour échapper aux tortures du monde : cette attitude, loin d'être salvatrice, conduit à la pire angoisse. Elle sert peut-être le destin individuel des héros, mais en aucun cas celui de l'humanité.

   L'intervention d'une tierce personne est donc nécessaire, afin d'organiser la violence issue de la crise et de donner un sens à la souffrance. Dans un premier temps, Wagner confie ce rôle à Dieu, réellement deus ex machina venant réconcilier l'apparemment inconciliable, récupérer la dénonciation du monde au profit de sa consolidation. Par la suite, Wagner introduira un troisième héros, évoluant de manière souterraine.

   L'ambiguïté, déjà dénoncée par Nietzsche, vient de ce que Wagner s'avère incapable de présenter de manière positive une théorie du renoncement et de la béatitude : le bouddhisme qui devait inspirer les Vainqueurs a vite cédé devant les sortilèges hautement dramatiques qu'offrait la passion chrétienne. En conséquence de quoi, Wagner estime préférable d'exacerber l'angoisse et les douleurs nées du vouloir-vivre, imaginant que, par contrecoup, celui qui annoncera son renoncement en paraîtra plus grand et plus héroïque. Il n'empêche que le théâtre wagnérien se nourrit essentiellement de la souffrance, et que Wagner se montre fort discret quant à la philosophie et à l'organisation sociale qui jailliront du renoncement.

   Car c'est bien de renoncement qu'il s'agit : hanté par la possibilité toujours offerte du péché (être coupé de Dieu), Wagner en vient à dénoncer l'instrument de ce péché : la femme, moteur de l'Histoire humaine, nécessaire pour précipiter l'homme dans le doute, nécessaire à sa prise de conscience, à son retour sur soi, mais soudainement inutile et dangereuse dès que le contact est renoué avec Dieu (avec les autres hommes), dès que l'Histoire prend fin et que se reconstitue l'âge d'or.

   Au contraire de Nietzsche qui exaltait l'éternel recommencement de tout, Wagner se crispe violemment sur un acquis : il dénonce les moteurs du désir, il dénonce le désir lui-même qui condamne l'individu à oublier son appartenance à un Être originel et le précipite dans une quête insensée du soi. Ce n'est pas au travers de la multiplicité des expériences que l'homme acquiert sa totalité mais, bien au contraire, par l'éradication brutale des apparences trompeuses nées de la création. Il faut désirer un état, celui de l'originelle totalité, dans lequel le désir, né de la multiplicité, n'existe plus. Car, pour Wagner, toute création est imparfaite, donc mauvaise, parce que Dieu n'a pu créer qu'en se mutilant. Il faut donc mettre fin aux individus.

   Mais, condamné par les lois de son théâtre à mettre l'accent sur l'individu, Wagner a quelque honte à avouer qu'en réalité son théâtre aboutit à une négation farouche de l'individu. Or, mettre en scène pareille contradiction revient parodoxalement à justifier encore Bayreuth, qui se nourrit ainsi pour survivre de sa propre dénonciation. On ne peut avoir raison du phénomène wagnérien.