piano (suite)
Le mécanisme du piano-forte
Lors de son passage à Augsbourg en 1777, W. A. Mozart, âgé de vingt et un ans, s'enthousiasme pour les piano-forte du facteur Andreas Stein, au point qu'il décide d'abandonner le clavecin ; cette date peut être représentative, dans la mesure où il s'agit du plus grand musicien de l'époque. Andreas Stein est un des meilleurs facteurs de piano-forte viennois, et nous pourrions observer l'un de ses instruments.
Les dimensions restreintes de ce piano-forte nous surprendraient si nous le placions à côté de l'un de nos pianos modernes. Les pianos viennois sont en général aisément reconnaissables, par la forme de leur caisse, dont l'éclisse ne décrit pas une arête vive comme celle du clavecin, mais marque la belle sinuosité d'une courbe suivie d'une contrecourbe. Cet instrument n'a pas de pédales : il possède parfois deux genouillères placées sous le clavier, l'une soulevant les étouffoirs pour permettre aux cordes de vibrer, l'autre intercalant un feutre entre cordes et marteaux pour adoucir la sonorité. Le clavier ne comprend que cinq octaves, de fa1 à fa5. Le corps sonore est formé d'une charpente entièrement en bois appelée barrage, qui supporte seule la tension des cordes. Sur le barrage est posée la table d'harmonie, en épicéa (variété de sapin), qui amplifie les sons de l'instrument. Cette table épaisse de quatre millimètres environ (c'est-à-dire deux fois moins que l'épaisseur de nos tables d'harmonie modernes) est souvent laissée à nu, n'étant pas ornée comme celle des clavecins, et le vernissage n'intervenant qu'au début du XIXe siècle.
La sonorité de ce piano-forte est délicate, claire, voire transparente, et ses basses ont une légèreté qui explique les accords « compacts » écrits pour la main gauche dans le grave jusqu'à Beethoven, accords si lourds lorsqu'ils sont joués sur les pianos modernes.
Les cordes sont tendues entre les deux extrémités formées par le sommier d'accroche et le sommier de chevilles. Le sommier d'accroche est une pièce de bois dur, qui épouse la forme de la caisse depuis la pointe du piano-forte jusqu'à l'avant, en suivant l'éclisse. Dans ce sommier d'accroche sont enfoncées des pointes autour desquelles on passe les boucles pratiquées à l'extrémité des cordes. Sur le devant de la caisse, au fond du clavier et au-dessus de la table d'harmonie, est fixé le sommier de chevilles, dans lequel les chevilles en acier sont enfoncées et plus ou moins vissées, ce qui permet l'accordage. Le plan des cordes est surélevé au-dessus de la table d'harmonie : par un sillet côté chevilles, qui sert à les répartir avec précision sur le lieu de leur percussion, et par un chevalet côté accroche, vissé et collé sur la table d'harmonie, à laquelle il transmet les vibrations des cordes. Celles-ci, au nombre de deux par note, sont choisies en différents matériaux : acier mou pour l'aigu et le médium, laiton pour le bas médium, et cuivre ou cuivre filé sur acier pour le grave.
La mécanique viennoise, ou « Prellmechanik », est placée sous le plan des cordes, et attaque celles-ci par en dessous ; quelques essais ont été faits pour réaliser une mécanique attaquant les cordes par au-dessus, afin d'en renforcer la puissance (pour Beethoven notamment), mais ils ont été abandonnés. Le marteau possède un manche assez court, à petit angle de rotation, et la chasse (distance du repos à la corde) n'est pas grande : l'élan ou force de percussion du marteau est faible. La tête du marteau, petite, recouverte de cuir (pas encore de feutre), est légère : un demi à un gramme (le quadruple sur un piano moderne). La pièce principale de la mécanique, dite « pilote », fixée à l'extrémité de la touche du clavier, envoie le marteau contre la corde.
L'inconvénient des mécaniques primitives est de « tambouriner » si le pianiste joue trop fort (répétition de la même note, par rebond du marteau), ou de ne pas atteindre la corde si le pianiste cherche à jouer pianissimo. En outre, il arrive à certains pianos de céder sous la tension des cordes, et de se détruire. Mais on peut tout de même admirer l'équilibre de construction de ces piano-forte construits avec grand soin : leur structure entièrement en bois, sans l'apport d'aucun métal, résistait à une tension de cent vingt cordes, et la simplicité de leur mécanisme leur conférait une grande légèreté. D'où un piano-forte à sonorité sans grande ampleur, mais assez pure, permettant les traits les plus rapides et transparents de la vélocité.
Une époque charnière : 1790-1830
L'orée du XIXe siècle, et les années 1790-1830 en particulier, voient un bond extraordinaire dans l'évolution de la facture de l'instrument, au point qu'il y a peu de rapports entre le gracile piano-forte que nous venons de décrire et le robuste instrument des romantiques, assez proche de notre piano. Deux raisons s'imposent à cette constatation : d'une part les interprètes désirent un champ de nuances beaucoup plus large pour exprimer tant le déferlement de leurs passions que l'intimité d'une douce confidence ; d'autre part, le concert n'est plus réservé à quelques invités des salons aristocratiques, mais l'ouverture de grandes salles de concert à un vaste public bourgeois exige des pianos plus sonores. Tous les efforts des facteurs se concentrent maintenant sur la construction de pianos robustes et puissants.
Au milieu d'innombrables petits inventeurs à la recherche d'un brevet, et excités par la formidable émulation des médailles et des prix attribués lors des expositions industrielles, John Broadwood et Sébastien Érard sont les deux grands artisans de la naissance du piano moderne. À partir d'une percussion plus nerveuse, opérée par un marteau plus lourd sur une corde de diamètre plus fort (on place alors jusqu'à quatre cordes pour une même note), il faut épaissir la table d'harmonie et renforcer toute la caisse de l'instrument, sa charpente en bois recevant l'aide de l'acier pour équilibrer les tensions. Peu à peu l'expression « piano-forte » disparaît du langage courant, pour céder la place à celle, plus rapide et commode, de « piano ». Quelques pianistes romantiques, dont Johann Nepomuk Hummel se fait le porte-parole, vantent le léger piano-forte viennois, et critiquent le nouveau piano jugé trop lourd de toucher.
Les virtuoses Daniel Steibelt, Jan Ladislas Dussek, Ignaz Moscheles, John Field, Jean-Baptiste Cramer doivent modifier considérablement leur technique de jeu, apprise auprès de professeurs formés au clavecin : l'articulation des doigts et de l'avant-bras ne suffit plus à faire parler le piano selon ses nouvelles possibilités : il faut utiliser le poids du bras entier depuis l'épaule. Cet élargissement permet d'ouvrir un horizon infini de combinaisons techniques : accords répétés, doubles trilles, gammes en tierces chromatiques, glissandos, octaves staccato ne sont qu'une faible partie des éléments pianistiques apparus chez Beethoven, et amplifiés par Chopin, Liszt et leurs émules… ou adversaires.
Sébastien Érard est à l'origine du succès du piano en France : il fonde son atelier à Paris en 1780, soit à l'époque où presque tous les pianos sont importés de l'étranger, et réalise une magnifique percée commerciale en fabriquant à partir du Consulat une moyenne de deux cents pianos par an, chiffre comparable aux plus grandes firmes du temps (Broadwood à Londres, Streicher à Vienne). Ses pianos carrés bénéficient des améliorations apportées à la facture de ses grands pianos « en forme de clavecin », présentés dès 1794. Sébastien Érard étudie la mécanique anglaise à échappement de John Broadwood : dans celle-ci, le pilote n'est plus fixé à la touche du clavier, mais il est mobile, et s'échappe après avoir imprimé un élan au marteau, rendu de ce fait plus libre, précis et nerveux.
À partir de cette mécanique, Érard conçoit la sienne, puis dépose plusieurs brevets, jusqu'à l'invention en 1823 du système dit « à double échappement ». Ici, le but est de rendre la mécanique très rapide pour les traits, les trilles et surtout les notes répétées : un premier échappement lance le marteau contre la corde, et tandis que le second échappement le maintient très près de celle-ci, il suffit de relever la touche de deux millimètres pour que le premier échappement soit apte à relancer le marteau. Cette prodigieuse mécanique est finalement adoptée par tous les facteurs concurrents, et c'est celle qu'on utilise encore de nos jours.