Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
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ballet (musique de) (suite)

De Gluck et Mozart, collaborateurs de Noverre, au ballet romantique

Les Encyclopédistes incitent les artistes à un « retour à la nature ». Rousseau déplore l'introduction de la danse hors de l'action dramatique. Diderot pense que la pantomime doit être liée à l'action dramatique, mais que la danse, en fait, ne doit pas intervenir.

   On peut compter Gluck parmi les compositeurs de musique de ballet. Son Don Juan (Vienne, 1761) est le fruit d'une collaboration étroite entre son librettiste, Calzabigi, le chorégraphe Angiolini et lui-même. Orphée, créé à Vienne la même année, s'orne d'un grand ballet d'Angiolini à l'acte II ; dans une nouvelle version (1774), Gluck inclut 6 ballets d'action. Pour Alceste (1767), il travaille avec Noverre, pour qui la création d'un ballet repose essentiellement sur la construction chorégraphique, la composition de la musique n'intervenant qu'en dernier lieu. Gluck et Noverre collaborent également pour Iphigénie en Tauride (Paris, 1779), qui comporte, outre une danse finale, des interventions dansées dès le premier acte.

   Noverre compose les danses des Petits Riens de Mozart (Paris, 1778). Contrairement à Gluck, Mozart fait peu appel à la danse pour ses opéras. Les quelques séquences dansées des Noces de Figaro ou de la Flûte enchantée ne sont jamais gratuites et s'intègrent parfaitement à l'action dramatique.

   Peu enclin à travailler pour le ballet, Beethoven compose pourtant les Créatures de Prométhée pour le chorégraphe italien Salvatore Vigano, qui présente cet ouvrage à Vienne en 1801.

   Le romantisme en matière de ballet s'est révélé dans une tendance à l'exotisme (la Bayadère, la Péri) et une tendance à l'immatérialité, une vision fantomatique des êtres et du monde (la Sylphide). Le chorégraphe, qui a écrit son histoire, construit son ballet ; il impose son schéma au musicien. Les partitions ne sont guère brillantes, mais elles s'adaptent parfaitement à la chorégraphie et traduisent assez bien l'atmosphère du ballet. Jean-Madeleine Schneitzhöffer est l'auteur de la musique de plusieurs ballets, mais il doit de survivre à la Sylphide (1832), ballet que compose Filippo Taglioni pour sa fille Marie. Adolphe Adam a une renommée plus grande que celle du compositeur de la Sylphide. Il est l'auteur de la musique de la Fille du Danube (chorégr. F. Taglioni, 1836), et signe celle de Giselle ou les Wilis (1841), sur une chorégraphie de Jules Perrot et Jean Coralli. Boris Assafiev et Tchaïkovski font l'éloge de sa partition. Plus tard, il réalise la Fille de Gand pour Albert (1842), puis la partition du Diable à quatre (1845) et le Corsaire (1856), ballets chorégraphiés par Mazilier.

   Les musiques de ballet deviennent ensuite de plus en plus insignifiantes. On passe rapidement aux dernières décennies du XIXe siècle pour trouver Léo Delibes qui signe Coppélia (1870) et Sylvia (1876), que règlent respectivement Arthur Saint-Léon et Louis Mérante. Les Deux Pigeons, musique de Messager (chorégr. de Mérante, 1886), ont encore une version dansée actuellement.

De Bournonville à Petipa

Au XIXe siècle, August Bournonville (1805-1879) a une méthode toute personnelle pour composer un ballet et choisir sa musique. Ayant écrit le sujet de son futur ballet, il l'oublie dans un tiroir ; le retrouvant ensuite, il le lit, et, s'il le juge digne d'être monté en ballet, il fait alors appel à un musicien. À partir de ce moment, le musicien travaille seul sur les indications du chorégraphe. Son œuvre terminée, les deux hommes se concertent, découvrant de part et d'autre des détails, des nuances que ni l'un ni l'autre n'ont entrevus. Arrangement, refonte de différentes parties, modifications s'effectuent à partir de confrontations. En définitive, chacun d'eux s'est habitué à l'idée de l'autre. Si la musique est bonne, la mélodie agréable, le rythme correspondant à la construction chorégraphique, la partition sera dansante et dansable.

   À la fin du XXe siècle, une virtuosité gratuite, les luttes incessantes des étoiles ternissent le lustre de la danse. Le ballet se sclérose, il s'enlise dans l'indigence et peu de tentatives viendront le sortir de l'ornière avant la venue en France des Ballets russes.

   En Russie la composition musicale pour les ballets est tout autre. Pugni, Minkus et Drigo ont la haute main sur la musique de ballet. Fonctionnaires appointés des théâtres impériaux, ces musiciens sont considérés en qualité de compositeurs de ballet et on les surnomme « musiciens à tiroirs ». Ce surnom leur vient d'une technique toute particulière de création.

   Avant l'innovation ­ d'un incomparable apport artistique ­ de la collaboration d'un chorégraphe et d'un musicien de renom, le chorégraphe « commandait » sa musique à un compositeur patenté. Petipa, avant de travailler avec Tchaïkovski, demandait à Léon Minkus, compositeur attitré du Bolchoï, la musique pour un ballet. Ce dernier, qui avait en réserve des séquences musicales composées au hasard de son inspiration et qu'il avait classées par genres, puisait dans ce stock pour assembler un tout cohérent pouvant s'adapter à la chorégraphie de l'auteur qui avait minutieusement précisé toutes les indications scéniques. Il suffisait au musicien de faire des « raccords » pour que la partition soit complète. Cesare Pugni (musique du Petit Cheval bossu, de la Fille du Pharaon, du Corsaire), Léon Minkus (musique de Don Quichotte, de la Bayadère) et Ricardo Drigo (musique du Talisman, des Millions d'Arlequin) ont composé de cette manière plus de trois cents musiques de ballet.

   Les premières versions de nombre de ballets, dont le succès les fit danser jusqu'à nos jours et même inscrire au répertoire de différents théâtres et compagnies, ont résisté au temps, non pas grâce à leur support musical, mais à la chorégraphie et au livret dans la ligne de l'époque. Le même ballet remonté sur une musique différente reste encore valable aujourd'hui (par exemple, le Prisonnier du Caucase). L'association de Tchaïkovski et de Petipa propose des horizons nouveaux au ballet. Qui se souvient des premières versions de la Belle au bois dormant, du Lac des cygnes… ? Même sujet, nouvelle chorégraphie de M. Petipa, sur une partition de Tchaïkovski, le ballet connaît le succès, la tradition le transmet et le préserve de génération en génération. Où se situe la différence ? Où se situe la frontière entre la postérité et l'oubli ? La musique a été associée à la danse de manière délibérée. Le musicien a composé pour le chorégraphe ; tous deux ont travaillé ensemble avec une même volonté : réaliser un ballet.

Le début du XXe siècle : Isadora Duncan, les Ballets russes

Le ballet aurait plutôt tendance à négliger l'apport de la danseuse américaine Isadora Duncan (1878-1927), dont la technique, si elle peut être ignorée du ballet, dans sa conception strictement théâtrale, n'en a pas moins, pour certains, transformé la danse, qui, après elle, allait être différente. Elle rejeta tout : la discipline classique, les chaussons de pointe et le tutu. Elle dansait pieds nus ; elle improvisait sur des musiques qu'elle aimait et qu'elle « sentait ».

   Quand Isadora Duncan parut, la danse se mourait. De tout. De sa virtuosité, de sa musique sans vie. Du cloisonnement qui séparait les artistes. Pourtant elle ne voulut pas s'intéresser à une musique spécialement conçue pour la danse. Pas plus qu'elle ne se tourna vers les compositions contemporaines, dont elle trouvait les rythmes antinaturels, ne convenant pas aux mouvements et impulsions naturels du corps. Elle affirmait que les partitions de cette époque ne pouvaient pas s'inscrire dans le contexte d'une harmonie universelle, à laquelle elle voulait faire tendre la danse. Elle dansa sur du Bach, du Beethoven, du Chopin, mais elle le faisait avec une certaine réticence, trouvant que « c'était un crime artistique que de danser sur de telles musiques ».

   Diaghilev, organisateur de concert, a déployé une large activité pour faire connaître à l'Europe les musiciens de l'école russe. Il organisa des concerts où l'on découvrit Boris Godounov (avec le ténor Féodor Chialiapine) et la Khovanchtchina de Moussorgski. Dès 1909, il présentait à Paris ses Ballets russes, dont l'apport musical a été considérable. Après les musiques édulcorées et sans relief des compositions de la fin du XIXe siècle et des premières années du XXe, l'éclatement des orchestrations contemporaines réveilla l'intérêt du public qui n'attendait que ce révélateur pour porter au plus haut une musique étonnante et d'un autre registre.

   Avec les Ballets russes, il y avait la danse, la danse exécutée avec ferveur et passion par des artistes au nom dès lors prestigieux (Karsavina, Fokine, Balanchine, Nijinski, etc.). Il y avait aussi, chaque soir de représentation, un véritable concert qui soulevait également l'enthousiasme ­ et, parfois, la contestation ­ du public. Les compositeurs russes sont largement représentés : Borodine (les « danses polovtsiennes » du Prince Igor), Rimski-Korsakov (le Coq d'or, Shéhérazade) et, surtout, Stravinski avec l'Oiseau de feu, le Sacre du printemps, Petrouchka, Pulchinella, les Noces.

   Debussy, à qui il avait été demandé d'écrire une musique pour les Ballets russes, répondit par son fameux « Pourquoi ? ». Quelle signification donnait-il à cette interrogation : pourquoi non, après tout, pourquoi pas… ? Et il écrivit l'Après-midi d'un faune, qu'il fit suivre ­ en dépit du scandale provoqué par la chorégraphie « osée » de Nijinski ­ d'une autre partition, Jeux, que signa le même chorégraphe.

   Qui pouvait imaginer que des compositions pour piano de Chopin seraient orchestrées ? C'est, pourtant, ce qui arriva à plusieurs d'entre elles que Michel Fokine choisit pour régler Chopiniana (appelé par la suite les Sylphides). La partition du ballet regroupe plusieurs pièces (2 préludes, 1 nocturne, 3 valses et 2 mazurkas), dont l'orchestration a été demandée à Glazounov et à Keller. Ce choix incita de nombreux chorégraphes à choisir des partitions de musiciens célèbres pour monter leurs ballets.

   Pendant vingt ans, les Ballets russes concentrèrent dans leurs programmes l'essentiel de la musique contemporaine, avec ses tendances, ses innovations techniques et ses esthétiques. Certes, l'ensemble de ces musiques ne tenait pas totalement du chef-d'œuvre, mais c'était plutôt un panorama de la musique contemporaine. Ravel (Daphnis et Chloé), Manuel de Falla (le Tricorne), Richard Strauss (la Légende Joseph), Francis Poulenc (les Biches), Georges Auric (les Facheux), Eric Satie (Parade) et Prokofiev (le Fils prodigue) étaient inscrits au répertoire.

   Cocteau avait demandé à Diaghilev de l'étonner ; il ne fut pas le seul à l'être. Mais Diaghilev, en plus de cet immense étonnement de l'oreille, de l'œil et du cœur qu'il suscita par ses spectacles, ouvrit la voie à toute la contemporanéité, que fit découvrir le ballet aux nouvelles générations. Après la mort de Diaghilev, plusieurs troupes tentèrent de faire revivre les moments d'exceptionnelle qualité que tous, public et artistes, vécurent de 1909 à 1929. Ainsi furent les tentatives des Ballets de Monte-Carlo, dont l'éclat n'eut qu'une courte durée.

   Les Ballets suédois (1920-1925) voulurent du nouveau. Ils choisirent d'être l'avant-garde. Le ballet moderne doit refléter la vie intellectuelle de son temps et associer au même titre poésie, peinture, musique et danse. L'innovation des Ballets suédois de Jean Borlin et de Rolf de Maré se situe plutôt au niveau de la scénographie (les Mariés de la tour Eiffel) que dans le domaine musical, où ils firent appel à Casella, Satie, Milhaud, Alfvén, entre autres. De son côté, Ida Rubinstein (1885-1960) offrit des spectacles, éblouissants feux d'artifice, que l'aidèrent à préparer peintres, décorateurs et chorégraphes en renom, et dont les musiciens avaient pour noms Debussy (le Martyre de saint Sébastien), Sauguet (David), Honegger (Amphion, Sémiramis).