Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
C

Chopin (Frédéric) (suite)

Un « génie musical » reconnu

Salué « génie musical » à huit ans, Chopin est né sous le signe de la précocité et d'une reconnaissance quasi immédiate de ses dons de pianiste et de compositeur, les deux étant liés. Quittant Varsovie à vingt ans, il a déjà écrit ses deux concertos et s'apprête à réinventer musicalement une Pologne qu'il vient de perdre définitivement. En fait, il invente tout : lui-même, ses sources, et, en partie, le piano. Un instrument qu'on entendait pour la première fois avec cette multiplicité de nuances et de timbres et qui se révélait à travers lui.

   En même temps, dès ses premières œuvres, se révèlent une voix intérieure, une exigence méthodique, un style qui déjà lui appartiennent en propre. D'autres se laisseront attirer par les grands développements thématiques et orchestraux, l'opéra ou le poème symphonique ; Chopin, dès le départ, sait que sa mesure exige à la fois un cadre plus limité, mais répondant aussi pour chaque morceau à une incitation immédiate et dominante. Il ne se réfère pas à des formes établies, mais cherche dans celles-ci une invitation thématique ou un support rythmique. Valses, Préludes, ou Mazurkas restent les éléments d'un vocabulaire qu'il utilise sans contrainte dans le cadre d'une invention strictement contrôlée.

   C'est cette personnalisation transcendante du style, cette variété de l'inspiration, ce sens de la nuance, cette fluidité du jeu, cette liberté tonale qui ont tant frappé ses contemporains, aussi bien Schumann, Berlioz ou Liszt que la critique en général. Sous leur plume, le mot génie quand il s'applique à Chopin désigne et rend indiscernables les deux aspects de la révélation qu'il représente : une musique entièrement originale dans des formes nouvelles ou renouvelées (scherzo, prélude, sonate, etc.), une musique puisant idéalement aux sources d'un folklore largement réinventé, enfin, à travers celle-ci, une écoute absolument neuve de l'instrument.

   Si cette admiration lui est acquise dès ses premiers contacts avec les autres musiciens, elle ne l'amène pas pour autant à se départir d'une certaine réserve. Les concerts le rebutent et les manifestations d'un vaste auditoire l'effraient plus qu'elles ne le rassurent. Chopin ne se conçoit pas comme un improvisateur sur des thèmes lancés par la salle. Là encore, il sait choisir sa mesure : un cadre assez restreint ­ élèves, amis, admiratrices dévouées ­, cellule d'un culte appelé à toucher très vite d'autres milieux.

   Ce choix initial d'une élite, d'une aristocratie ouverte à la musique, a sans doute été pour lui à l'origine d'un malentendu qui s'est maintenu par la suite, du fait d'interprètes mineurs ou débutants alanguissant à plaisir la phrase et le rythme. Chopin n'a pas à être lavé du reproche d'être un musicien de salon, ou voué au morbide et aux évanescences. L'œuvre, même quand elle paraît relativement accessible, reste d'un niveau transcendant et échappe aux apprentissages et même aux aptitudes moyennes. Trahie dès que le côté brillant ou nostalgique de certaines pages est trop souligné, elle exige de l'interprète cette suprême maîtrise, cette totale intelligence du texte, enfin ce complet équilibre entre la virtuosité et l'inspiration, seul capable, comme Chopin lui-même l'a indiqué, de réconcilier « les savants et les sensibles ». Aux antipodes de la facilité et de l'épanchement, cet extrême raffinement, ces fluctuations de la tonalité, ces dissonances, ces alternances dynamiques, ces ruptures d'accords arpégés, ces délicates parures entraînées par ce jeu coulé amènent une sorte de transparence, de luminosité impressionniste, qui font de lui un jalon essentiel et l'ancêtre direct de Claude Debussy.

   Encore ne faut-il pas oublier que la véritable nature du musicien est tout entière dans ces alternances dynamiques, entre la sérénité et de soudains déchaînements de violence, entre la pudeur, le repli sur soi et de soudaines révoltes créant tout à coup une sorte de climat visionnaire, de sursaut épique. Génie multiple à la mesure d'une sensibilité riche, diverse, angoissée, mais allant au-delà de ses fantasmes, de ses drames personnels et capable d'inscrire au côté de ceux-ci le drame de son peuple luttant contre l'oppression.

   Chopin est le premier compositeur de son niveau à s'être voué uniquement au piano, révélant ­ et d'abord aux virtuoses de son temps ­ une technique brimant les usages de l'époque, un jeu « en souplesse » plutôt que « en force », des attaques, des intervalles vertigineux, une mobilité de la main, une éducation du doigté qui introduit l'intelligence et la sensibilité dans le pur mécanisme, une rapidité foudroyante du trait, un usage conjugué des deux pédales, le tout concourant à la complète maîtrise du clavier et de l'instrument.

   Si, compositeur, Chopin donne à tout ce qu'il produit de solides bases harmoniques, enferme l'apparente improvisation dans un réseau d'indications d'une netteté voulue, il a certainement rêvé d'une « méthode des méthodes », rassemblant l'essentiel de son enseignement. Plus exemplaire que réellement pédagogue, il s'en est tenu à une dizaine de pages, assez persuadé, on peut le penser, que l'expérience essentielle du pianiste était incluse dans sa musique, et plus valablement que dans un traité.

   Au cœur de ce qu'on a souvent appelé le « secret de Chopin », l'emploi du rubato, cette liberté de mouvement comportant l'altération du temps dans certains passages afin de souligner l'expression. C'est une erreur à coup sûr d'affirmer comme Berlioz : « Chopin supportait mal le frein de la mesure ; il a poussé beaucoup trop loin, selon moi, l'indépendance rythmique. » L'exigence de celui-ci est toute différente. Temps dérobé, mesure souple (en général à la main droite), le rubato donne à la phrase mélodique dans la partie chantante un accent de terroir en soulignant l'expression. Mais lui-même, dans une formule célèbre, limite les risques d'une interprétation trop poussée d'une telle licence : « Que votre main gauche soit votre maître de chapelle et garde toujours la mesure », dit-il à Georges Mathias.

   Ainsi, quelle que soit la nature du sentiment qui l'amène à la création, tout s'équilibre chez Chopin autour des exigences rationnelles et dans une complexe alchimie. Son coup de génie, c'est d'avoir eu, à dix-neuf ans, la révélation de cette exigence à la fois méthodique et transcendante en composant sa première Étude, après avoir entendu Paganini et par référence à Bach, son musicien préféré avec Mozart. Et aussi, en opérant ce choix essentiel, en dehors de tout programme anecdotique : « La musique et la musique seule. »

   Un sensible, oui, mais comme peut l'être un très grand poète : à partir d'un langage original, entièrement dominé, et aussitôt identifiable. Chopin est, en plein romantisme, tant par son caractère, ses goûts littéraires et artistiques, tourné vers le XVIIIe siècle. Par ses réticences personnelles face à certains témoins de son temps, il est, sinon un classique, du moins un être cultivant l'intériorité, étranger à tous les messianismes, à tous les déballages prophétiques. Le premier musicien, à coup sûr, à avoir exprimé de façon persuasive son identité personnelle. Ce pudique ne nous parle que de lui-même. Dans ces alternances de passion et d'exigence formelle qui forment la structure de presque chaque morceau, il dessine peu à peu, par touches successives, son paysage intérieur. S'il ne refuse pas le développement, le style rhapsodique, la variation, il ne se soumet jamais à la musique à programme. Ses plus intenses intuitions, Chopin les livre de façon concise, sans se répéter, tantôt dans une sorte de sursaut, tantôt sous le couvert du secret et de l'énigme. Beaucoup s'y sont trompés : sous le masque du sylphe, Chopin lui aussi écrivait « la musique de l'avenir », et, après lui, le piano n'a plus été ce qu'il était avant lui.

   Le cantabile si caractéristique de sa mélodie permet-il de parler de son italianisme ? On sait qu'il recommandait à ses élèves d'utiliser le chant et que d'autre part il était passionné d'opéra et a eu des contacts avec les plus grands chanteurs de son temps. Une certaine plénitude du phrasé mélodique, l'accent direct et pathétique de certains thèmes peuvent évoquer le style vocal, mais, si l'influence n'est pas à récuser, il est évident que son « italianisme » subit lui aussi une complète métamorphose et que la version qu'il nous en donne est spécifiquement instrumentale. Même métamorphose d'ailleurs pour la Barcarolle. Chopin ne réussit jamais à être autre chose que lui-même.

   En revanche, la « mélodie natale », ce mélange de nostalgie slave (le zal) et de bravoure patriotique, est chez lui constamment présente. Mais cet apport lui aussi se trouve transfiguré, « personnalisé », même dans les mazurkas où la référence est directe au plan de l'émotion et de l'intention poétique, exceptionnellement au plan de la citation. Chopin procède moins par réminiscence que par analogie, la « mélodie natale » n'étant jamais plus vraie chez lui que lorsqu'il l'invente. De même, jamais avant lui la polonaise n'a été traversée par ce souffle de révolte et n'a été, pour ceux qui la dansaient, ce poème visionnaire.

   Néanmoins, ces citations, imaginaires pour la plupart, font pour la première fois entrer le folklore musical dans le cycle des nationalités et de la lutte des peuples pour leur libération. Il reste que ce choix thématique (cette réinvention plutôt) n'a aucun caractère scientifique ou documentaire. Indépendamment du besoin qu'éprouvait Chopin de se maintenir ainsi en contact avec les siens et de faire preuve de fidélité patriotique, ce choix va dans le sens de la mobilité rythmique et de la liberté tonale, et c'est là une recherche qui sera poursuivie de façon plus poussée par la suite par d'autres musiciens à la recherche soit de leur identité propre, soit d'une identité régionale.