Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
C

concrète (musique) (suite)

Les ancêtres

Aux deux procédés de renouvellement du sonore, voire du musical, on cherche volontiers des précédents. Les musiciens concrets auraient alors pour précurseurs les « bruitistes » italiens, dont le manifeste l'Art des bruits date de 1913. Pierre Henry rend un hommage ultérieur à Russolo et Marinetti dans son œuvre Futuristie (1975), ce qui n'empêche pas Pierre Schaeffer de nier toute parenté avec ce mouvement, totalement oublié en 1948, et, en tout cas, inconnu de lui à l'époque. De même, quel que soit le mérite des pionniers allemands précités, Bode et Trautwein, dont l'émule français est Maurice Martenot, leur propos commun était d'adjoindre les performances variées et étendues d'un instrument électronique à ceux de l'orchestre, mais registré dans la tradition musicale. Cet emploi fut d'ailleurs illustré notamment par Hindemith pour le trautonium en 1931, et, pour les ondes, Martenot par des œuvres de Milhaud, Messiaen et Jolivet.

   Les parentés authentiques doivent être recherchées ailleurs et au-delà des apparences. Si la musique concrète accepte le bruit comme matériau, c'est pour le traiter comme matière première et en tirer des sons estimés « convenables » au propos musical. Si la musique électronique recherche la pierre philosophale dans la combinatoire des fréquences, c'est pour outrepasser le domaine traditionnel, déjà condamné par l'école de Vienne. Même si les premières œuvres concrètes s'intitulent Études de bruits, c'est davantage par modestie que par prétention futuriste ou surréaliste. En fait, dès l'arrivée des magnétophones, en 1950, la musique concrète applique au son les techniques du cinéma pour l'image. De leur côté, les musiciens électroniques postulent le progrès musical, soit pour dépasser la performance des instrumentistes traditionnels, soit pour fournir aux compositeurs, avec une rigueur accrue, l'extension de leur combinatoire.

Les musiques d'époque

On ne saurait bien élucider la divergence précédente sans évoquer son interférence avec d'autres courants.

   On rappellera d'abord brièvement la crise dominante de la musique contemporaine, qui oppose, en ce milieu du XXe siècle, les héroïques défenseurs de la tradition mélodico-harmonique et les doctrinaires de la série.

   Si Varèse est revendiqué comme précurseur par des tendances divergentes, c'est bien parce que son œuvre reste équivoque autant que novatrice. On peut aussi bien en critiquer l'aspect concret, l'incorporation d'un montage de bruits peu convainquant sur bande magnétique en solo avec l'orchestre. Déserts, créé en 1954 aux Champs-Élysées, conjugue l'orchestre de l'O. R. T. F. dirigé par Hermann Scherchen avec du « son organisé » (avec l'aide de Pierre Henry, quoique retravaillé par l'auteur sans cesse depuis lors). Si Xenakis fait un passage à la musique concrète, en 1956, c'est pour s'en écarter bientôt, en préférant orchestrer directement à partir de modèles inspirés soit de modèles géométriques, soit de ceux des lois du hasard. Si, enfin, des compositeurs comme Ivo Malec et François-Bernard Mâche s'inspirent volontiers de leurs pratiques concrètes, c'est souvent pour confier à l'orchestre, par une nouvelle écriture, le soin de recréer un sonore plus proche de l'exécution musicale habituelle.

Les échappatoires

Émerge John Cage, dont on ne sait jamais s'il se prend au sérieux lorsqu'il propose quelques minutes de silence (les bruits de l'auditoire constituent l'œuvre), ou un clauster répété plus de trois cents fois au piano, ou un concert de postes de T. S. F. Pourtant, parmi nombre d'excentricités figurent des pièces pour piano préparé (du « Mozart pour gamelong »), dont il est l'inventeur. Contemporain de la musique concrète, c'est ce piano, rempli de crayons et de gommes qu'emploie aussi avec virtuosité Pierre Henry (dont Bidule en « ut »). De son côté, Mauricio Kagel propose un spectacle musical à la fois sérieux et dérisoire, qui tient davantage du happening que de l'art musical.

Un chassé-croisé

Entre-temps, les plus fanatiques défenseurs de la musique calculée et rigoureuse (et à leur tête Stockhausen) ont incorporé dans leurs œuvres, toujours réputées électroniques, les pires excès de la confusion sonore, ceux-là mêmes dont ils accusaient la musique concrète à ses débuts, et qu'elle-même réprouvait : voix déformées, piaulements de récepteurs de radio, débris d'hymnes nationaux, bruits bizarres, mélopées de nirvana à bouche fermée, inspirées par la foi du charbonnier dans un boudha d'importation.

   En somme, vingt ans après 1948, la revanche des concrets était complète et souvent pour le pire, et bien contre le gré des fondateurs. Sous le nom de musique électronique, c'était tantôt le morne déroulement des événements sonores, tantôt leur malaxage injustifié. Inversement, bien des groupes issus de l'expérience concrète s'étaient mis à l'électronique, attendant eux aussi, du perfectionnement des synthétiseurs, voire de l'informatique, les ressources d'une musique introuvable.

   Quant à l'orchestre, il restait à l'émanciper. Les tenants des idées de 1968 lui reprochèrent de rester soumis à la férule du chef, au diktat du compositeur. Libérés du chef, les musiciens se devaient désormais d'apporter chacun leur créativité. Enfin, le dernier trait de la modernité était de jouer des instruments à rebours : des instruments à cordes derrière le chevalet, des instruments à vent comme claquettes et de la voix comme cri.

Le public

On ne peut guère s'étonner dans ces conditions que le grand public ait décroché, n'ait plus trouvé dans la pratique du concert, même soutenue par le snobisme ou la technologie, le plaisir musical auquel la tradition l'avait habitué. D'où le transfert massif de la jeunesse sur la pop music, qui ne s'inspire pas forcément du meilleur jazz, et son engouement pour la musique classique. D'où la difficulté de la discographie, qui a beau présenter des collections assez complètes d'un quart de siècle de musique expérimentale, sans pouvoir s'assurer vraiment un succès populaire. Pierre Henry seul a connu quelques « tubes », du jerk à l'apocalypse, lancé aussi par le succès des Ballets de Béjart, que sa musique accompagnait.

   C'est que Pierre Henry a pu convoquer, à différentes reprises, des foules de jeunes en audition directe, avides de retrouver le jeu des fonctions musicales, de bénéficier du « voyage » proposé dans l'espace imaginaire, par cet extraordinaire aventurier du long parcours sonore.

   D'où la faveur enfin de musiques exotiques répondant presque seules à ces fonctions de « mise en condition ». C'est bien là, on le sait, le propos avoué des musiques qui nous viennent d'Orient, pour la méditation, ou d'Afrique, pour une danse qui va jusqu'à la possession. Faute de retrouver une authentique tradition d'« états intérieurs », vraiment conscients et consciencieux, on se contente en général du vague à l'âme et de la chaleur communicative qui résulte des grands rassemblements. Soit que l'accumulation des participants et des formations de pop music rétablisse un climat de fête, soit que la redondance des musiques répétitives, avec leurs infimes variantes, fournisse aux usagers une « drogue de la durée », en retrouvant spontanément la fascination des primitifs « sillons fermés ».

La recherche musicale

Cette expression évoque tantôt les œuvres d'essai ou d'avant-garde, tantôt la recherche instrumentale de « nouveaux moyens », plus rarement une démarche fondamentale, dont on ignore si elle relève de la science ou de l'art. À la vocation de compositeur P. Schaeffer préfère celle de chercheur. Il définit une recherche fondamentale en musique à l'instar d'une linguistique, encore qu'il dénonce le transfert abusif du modèle de la langue. La musique est précisément ce que le langage des mots n'atteint pas. Pourtant, la même « articulation » semble jouer entre sonore et musical tout comme entre phonétique et phonologique. Avant même de songer au « langage musical » dans une « articulation supérieure », on peut donc préconiser une approche de l'objet sonore, porteur potentiel de valeurs ou caractères musicaux.

   Deux différences apparaissent alors tant avec la musicologie qu'avec la linguistique traditionnelle. Ces deux démarches partaient de langages existants, d'un code culturel, dont les unités élémentaires sont déduites grâce au contexte. Dans une musique en devenir, postulée à partir de matériaux « inouïs », la tentation est de remonter de l'élément à l'organisation, du simple au complexe. C'est ce qui peut expliquer les échecs parallèles des deux investigations, et peu importe alors qu'elles soient empiriques ou rationnelles.

   Tandis que la phonétique étudie avec le plus grand soin un matériel sonore limité à l'instrument phonatoire humain, une phonétique généralisée du sonore doit envisager l'ensemble des sons possibles. Pour pouvoir en apprécier la convenance musicale, on doit commencer par décrire une morphologie et une typologie des objets sonores considérés comme unités de perception. C'est ce que vise le Traité des objets musicaux paru en 1966 et résumant quinze ans d'investigation. Œuvre considérable mais inachevée, de l'avis même de son auteur, puisque ce solfège, « le plus général qu'il soit », devrait être complété par un Traité des organisations musicales.