opéra (suite)
Le naturalisme
Les créateurs de Pelléas, et jusqu'à son décorateur Jusseaume, se mirent au service des auteurs naturalistes, dont les ambitions recoupaient souvent celles de Debussy, et qui, pourtant, surent rarement donner à leurs personnages ce langage aussi « naturel ». Or, ce courant naturaliste n'eut pas en France un Puccini qui sût en dépasser les données initiales. Comme en Italie, il fit d'abord souche chez un musicien de forte implantation romantique, Alfred Bruneau (1857-1934), dont Kerim (1887) ne pouvait laisser prévoir sa rencontre avec Zola, dont il met en musique le Rêve (1891) et l'Attaque du moulin, en 1893, une des nouvelles des Soirées de Médan (et donc la contemporaine de Cavalleria rusticana de Verga). Il commit néanmoins l'erreur de passer par le truchement d'un livret aux alexandrins prétentieux, avant de collaborer directement avec Zola pour Messidor, l'Ouragan, etc., ouvrages dont les attaches naturalistes se résument à une écriture vocale maladroite, mais qui comportent encore des scènes allégoriques ou symbolistes comme Iris de Mascagni. Massenet (1842-1912), malgré des livrets trop élégants, avait peut-être mieux compris l'essence de ce naturalisme dans la Navarraise (1894) et dans Sapho (1897), mais Gustave Charpentier (1860-1956), refusant précisément ce type de livret, réalisa, avec un autre talent, une fusion totale des composantes du réalisme dans son roman musical Louise (1900, l'année de Tosca), modèle absolu d'une école qui témoigna dès lors d'une écriture plus recherchée que celle des véristes italiens, mais à laquelle fit défaut cette présence instinctive des tenants de « l'esthétique du coup de couteau ».
Un grand nombre d'œuvres témoignent du talent d'auteurs qui surent allier la tragédie à une sentimentalité populiste : le Juif polonais (1900), de Camille Erlanger (1863-1919), le Chemineau (1907), de Xavier Leroux (1863-1919), dont l'écriture évoque aussi Fauré et fait appel au folklore, comme celle de Bruneau, cependant que les alexandrins sentencieux et faussement argotiques de Jean Richepin conviennent mal à l'humanité des personnages. Citons encore la très remarquable Habanera (1908) et la Jota (1911) de Raoul Laparra (1876-1943) ; Monna Vanna, d'après Maeterlinck (1909), et Gismonda (1919) d'Henry Février (1875-1957) ; la Lépreuse (écrit en 1902) de Silvio Lazzari (1857-1944), un élève de Franck ; enfin, le Cœur du moulin (1909), œuvre plus tendre du Languedocien Déodat de Séverac (1873-1921), semble réconcilier d'Indy et Debussy, loin du chromatisme wagnérien qui influença toute l'école naturaliste.
C'est en dehors de toute école qu'il faut laisser Ariane et Barbe-Bleue (1907) de Paul Dukas (1865-1935), une des plus belles pages de la musique française de tous les temps, mais l'œuvre d'un musicien hostile aux exigences du théâtre lyrique auquel elle n'apporte pas plus de solution que Pelléas, dont elle découle, et que Pénélope (1913), chef-d'œuvre solitaire où Fauré (1845-1924) adopte la formule du grand opéra dans un langage délicat qui en est l'antithèse, rompant totalement avec Wagner. Cette même langue, André Messager (1853-1929) la manie avec un métier consommé dans un opéra-comique de qualité (la Basoche en 1890, Fortunio en 1907), voire légèrement grivois (Véronique, 1898), avant de s'adonner à la comédie musicale (l'Amour masqué, de Sacha Guitry, 1923). Enfin, tenant aussi de l'opéra-comique et de l'opérette, la très fine Ciboulette de Reynaldo Hahn en 1923 et Moineau de Louis Beydts (1895-1953), en 1931, appartenaient encore, par leur esthétique, au XIXe siècle aristocratique.
L'Allemagne et l'Autriche
Plus qu'ailleurs, il convenait d'assumer ou de refuser l'héritage wagnérien. Le problème ne se posa pas encore à Max Bruch (1838-1920), auteur de 3 opéras romantiques, dont Loreley (1863), ni au Hongrois Carl Goldmark (1830-1915), auteur d'une Reine de Saba (1875) très réussie, qui renoua avec le singspiel dans le Grillon du foyer (1896). Fr. von Suppé et Johann Strauss reçurent l'héritage de Lortzing, puis créèrent, après 1870, la grande opérette, cependant que Kienzl (1857-1941) optait pour la comédie lyrique avec l'Évangéliste (1895). Engelbert Humperdinck (1854-1921), comme eux, donna de très vastes proportions au singspiel Hansel und Gretel (1893), où se joint le fantastique, puis esquisse le sprechgesang dans la version de 1910 de ses Enfants de roi. Ce mélange de féerie et de comédie se retrouve chez Cyrill Kistler, Julius Bittner, Albert Ritter, Ludwig Thuile, Hans Sommer, Anton Urspruch, et, enfin, chez E. N. Reznicek (1860-1945), dont l'agréable Dona Diana (1894) est restée au répertoire plus facilement que le Corregidor (1896), comédie de mœurs convenant assez mal au romantisme tourmenté de Hugo Wolf.
Presque tous ces musiciens avaient également sacrifié au « système » wagnérien, dont chacun crut déceler un aspect essentiel. Son thème mythologique ou rédempteur, sa densité orchestrale, sa démesure vocale, son abus du leitmotiv, du chromatisme, etc. Rien ne pouvait naître de ces imitations maladroites : Siegfried Wagner (1869-1930) semble s'inspirer de Mendelssohn plus que de son père dans Bärenhäuter (1899), Der Kobold (1904), etc., et de trop grandes ambitions sont évidentes dans Gudrune (1884) et Herrat (1892) de Felix Draeseke (1835-1913), dans une tétralogie sur l'Odyssée d'Ulysse (1896-1903) d'August Bungert (1845-1915), dans une Genèse (1892) et la trilogie Oreste (1902) du chef d'orchestre Felix von Weingartner (1863-1942), etc. On décèle, en revanche, un sens dramatique plus sûr chez Eugène d'Albert (1864-1932), ce brillant pianiste, élève de Liszt, et auteur d'une vingtaine d'opéras, dont 3 survécurent, et notamment Tiefland (1903), drame vériste de la rédemption tiré d'une pièce catalane (Terra baixos), qui s'est imposé au répertoire international. Se voulant étranger à toute influence, Hans Pfitzner (1869-1949) ignora superbement Wagner et aborda tous les genres, du singspiel au drame (Das Herz, 1931), s'imposant dans son excellent Palestrina (1917), symbole de sa résistance aux courants nouveaux, mais œuvre séduisante par son romantisme contenu, ses austères monologues d'une durée inusitée et le contrapuntisme audacieux des scènes d'ensemble.
Au carrefour de ces tendances, rappelons encore Max von Schillings (1868-1933), auteur de Mona Lisa (1915) et du curieux mimodrame Das Exenlied ; Franz Schmidt (1874-1939), qui se rattache au romantisme tardif dans sa Notre-Dame, d'après Hugo (1914) ; et surtout Erich Korngold (1897-1957) pour le Voile d'Heliane (1927) et l'étonnante Ville morte (1920), où il sut mêler symbolisme et fantastique dans l'heureuse influence de Puccini et de Richard Strauss. En fait, Richard Strauss (1864-1949) fut le seul des véritables successeurs de Wagner (avec Mahler, Reger et Wolf), qui révélât une vocation théâtrale, encore que tardive. Après deux tentatives hésitantes, il poussa, jusqu'à la limite du possible, dans Salomé (1905) et Elektra (1909) un chromatisme sensuel et exacerbé, ramassant l'action en un acte unique, où la démesure vocale et orchestrale, la tension du langage avaient atteint, à ses yeux, leur point extrême. C'est pourquoi le regard qu'il porte ensuite vers le passé, avec le poète « décadent » Hofmannsthal (1874-1929), débouche dès lors sur un prodigieux néobaroquisme, embrassant tous les horizons, depuis la colossale comédie viennoise du Chevalier à la rose (1910) au fantastique de la Femme sans ombre (1919), jusqu'à la réflexion esthétique de Capriccio (1942) où Clemens Krauss reprend, dans son livret, les thèmes du Prima la musica, poi le parole de Casti. Malgré les intéressantes innovations de ces chefs-d'œuvre tardifs, Strauss avait, au-delà de 1910, laissé le flambeau de la recherche aux représentants de l'expressionnisme.
Le renouveau tchèque
Influencé par Wagner, Zdenek Fibich (1850-1900) avait déjà abordé ces problèmes du langage, que devait résoudre, dès sa Jenufa (1901), Leos Janáček (1854-1928), contemporain de Fauré et de Puccini. À l'instar de Moussorgski, la phonétique pure l'intéresse moins que la sémantique d'une langue qui lui fournit un vocabulaire harmonique et rythmique fait de brèves cellules non répétitives. Dans Jenufa, c'est encore la musique qui, par sa richesse, sublime un thème vériste à fin rédemptrice. Affrontant ensuite tous les thèmes, du satirique au fantastique (l'Affaire Makropoulos, 1926) et au tragique (Katia Kabanova en 1921, De la maison des morts, en 1928), Janáček, par son écriture moderne et son lyrisme indéfectible, sut jeter un pont entre deux générations, et influença à son tour son cadet Vitezslav Novak (1870-1949).