Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
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orchestration (suite)

Instrumentation et choix des timbres

On distingue couramment, à l'intérieur du travail d'orchestration, deux niveaux : l'instrumentation, étape « technique », qui correspond à l'art d'écrire pour chaque instrument d'une façon qui respecte ses possibilités propres et qui tienne compte de ses impossibilités (trilles impraticables, traits ou tenues périlleux, émission difficile ou laide), pour le faire sonner au mieux, en fonction de l'équilibre général ; et d'autre part, l'orchestration proprement dite, qui serait l'art de « composer » le choix des timbres en vue d'un résultat global, en faisant appel à l'imagination pour trouver des combinaisons efficaces et originales. Même si les définitions respectives de ces deux domaines varient selon les auteurs et les pratiques, il reste qu'on distingue toujours un niveau technique, celui de l'instrumentation, qui peut s'apprendre comme une sorte de « code de la route », et un niveau créatif, celui de l'orchestration, qui est complètement empirique et laissé à l'imagination. Mais les traités d'orchestration ­ dont les plus célèbres sont ceux de Berlioz (revu par Richard Strauss), Rimski-Korsakov, Charles Kœchlin ­ sont, en grande partie, des traités d'instrumentation (c'est d'ailleurs le titre original de l'ouvrage de Berlioz), avec une sorte de répertoire pratique des possibilités de chaque instrument. Pour ce qui est de l'art d'orchestrer, ils ne peuvent livrer que des exemples ponctuels, anecdotiques, empruntés aux classiques. L'orchestration est en effet, dans la musique occidentale et par opposition à l'harmonie ou à la fugue, une discipline tout à fait empirique et apprise au coup par coup, à partir de l'exemple des classiques. Bien des histoires de l'orchestration ne sont que des compilations de trouvailles ponctuelles, comme si on n'avait pas su ou voulu en dégager explicitement les lois.

Les exigences de l'orchestration

Ces lois existent pourtant ; ce sont en partie des lois psycho-acoustiques, que l'expérience enseigne plus que la théorie, et qui font que telle combinaison d'instruments sonne bien et telle autre mal ; que tel instrument, dans tel registre, masque tel autre dans tel autre registre ; que telle formation instrumentale apparaît déséquilibrée. Mais ces lois varient selon les critères d'écoute propres à chaque culture. Dans les appréciations sur l'orchestration, on peut néanmoins lire en filigrane une certaine norme, qui est loin d'être arbitraire.

   On postule d'abord souvent qu'une bonne orchestration doit être transparente ; autrement dit, qu'elle doit, dans le contexte polyphonique qui est celui de la musique orchestrale, laisser percevoir distinctement le texte écrit, la ligne de chaque partie. On recommande donc d'éviter les combinaisons instrumentales amenant l'écrasement d'un pupitre par un autre ; on met en garde l'élève contre les sonorités trop concentrées, serrées, et compactes, qui « bloquent » tout le tissu musical dans une région étroite de la tessiture (certains reprochent, par exemple, à l'orchestration de Brahms sa lourdeur, sa façon d'appuyer le trait par des doublures, et de concentrer la substance sonore dans le médium). Il ne faut pas oublier qu'une grande partie de l'art d'orchestrer consiste à savoir étager les parties dans les différents registres, répartir les instruments selon leurs sonorités claires ou sombres, etc., pour éviter la confusion ou l'engorgement, et pour donner un certain effet d'aération ou de concentration, toujours lisible. Mais les exemples les plus contradictoires peuvent être proposés à l'admiration, tant qu'ils apparaissent comme la réalisation d'une volonté, d'un propos, et non comme la conséquence d'une incapacité. Chez Stravinski, par exemple (Symphonie de Psaumes), on souligne telle façon inhabituelle de disposer les notes d'un accord parfait final, avec la tierce majeure perchée tout en haut au piccolo, et un grand vide dans le médium de l'accord, créé par le choix des instruments et des registres. La sonorité qui en résulte, creuse, rude et vrillante, renverse les notions habituelles d'équilibre.

   Ce critère d'équilibre est en effet souvent évoqué. L'orchestre est considéré, à juste titre, comme un ensemble de forces, d'énergies acoustiques qu'il s'agit de faire concourir ou d'opposer en les maîtrisant, car elles sont toujours à la limite soit de se brouiller mutuellement, de se contrarier, soit de faire chavirer toute la sonorité de l'orchestre dans un extrême ; ou, enfin, de se disperser de façon anarchique. Une orchestration équilibrée tient compte de ce jeu de forces, pour occuper l'espace sonore d'une manière qui satisfasse à cette exigence implicite de compensation et d'équilibre des énergies et des couleurs, sauf déséquilibre voulu, qui est toujours temporaire.

L'orchestration classique

En règle générale, l'orchestration classique, harmonieuse, évite de privilégier trop longtemps tel pupitre, telle sonorité, telle zone de la tessiture. Cette exigence n'est pas absurde : l'orchestre traditionnel ne fonctionne comme orchestre ­ c'est-à-dire non pas comme une addition linéaire de sonorités, mais comme un tout structuré et logique ­ que si l'on respecte au minimum ces lois implicites de compensation, qui donnent le dernier mot à l'ensemble, par rapport aux velléités d'expression individuelle de chaque partie. Défense est faite à tel instrument de jouer trop longtemps en « cavalier seul », ce qui assure aux éventuels « effets spéciaux » une efficacité accrue.

   Un art de l'effet, c'est précisément l'orchestration classique. Même si, aujourd'hui, on a tendance à mépriser tout ce que représente ce mot d'« effet », on le retrouve sans cesse dans les traités et les jugements d'autrefois : « telle combinaison est du meilleur effet ». Dans la mesure où l'orchestration est l'art de mettre en œuvre les timbres, donc la substance incarnée des sons (alors que le contrepoint, voire l'harmonie, sont d'abord des jeux de valeurs abstraites), elle est un moyen d'investir directement la sensibilité, le corps de l'auditeur. Quand Beethoven réduit tout l'orchestre à une seule pulsation de timbales, ou fait rentrer en force, par surprise, les trombones dans le finale d'une symphonie, quelque chose se joue au niveau de la résonance corporelle des sons, et pas seulement d'un effet dramatique codé. Il s'agit donc que tel effet, comme on dit, porte, agisse. Le critère de la musique « bien sonnante » correspond non seulement à une exigence de clarté et de transparence (idéal classique de lisibilité du discours), mais aussi à un désir de déploiement de la sonorité, d'impact sur le corps. Les effets d'orchestration sont souvent décrits à l'aide d'analogies sensorielles. Mozart savait ainsi, lui qui, dit-on, n'aimait pas la flûte, amener quatre notes arpégées de flûte d'une manière bouleversante à la fin d'un mouvement lent de concerto.

Les procédés d'orchestration

On évoquera ici quelques-uns des procédés de l'orchestration classique : les doublures, les divisions, les ponctuations, la répartition des nuances, l'accompagnement.

Les doublures

C'est le procédé le plus simple, qui consiste à associer deux instruments de timbres différents pour composer une sonorité « mixte » : ainsi la sonorité créée par l'unisson des violons et de la flûte dans la Scène aux champs de la Symphonie fantastique de Berlioz. Doublure on ne peut plus banale dans la musique baroque et classique, mais qui tire ici son efficacité expressive du contexte (elle est précédée des soli du hautbois et du cor anglais, instruments à nu, dont le timbre cru et nasal met en valeur, par contraste, sa rondeur veloutée). Les traités citent à l'envi des trouvailles de doublures à l'unisson, souvent comparées à des expériences de « chimie ». Mais tandis que certains compositeurs savent mettre en valeur des doublures d'instruments soli, d'autres aiment systématiquement doubler l'ensemble des cordes par un ensemble de vents, créant une sonorité compacte. On a reproché à Schumann ou à Brahms leurs doublures systématiques. Mozart, dit-on, n'aimait pas doubler à l'unisson et préférait garder chaque sonorité pure et sans mélange ; par contre, il aimait les doublures à l'octave, plus légères et aérées (début de la Quarantième Symphonie en « sol » mineur). Encore faudrait-il distinguer les fonctions de la doublure dans l'orchestre classique (colorer, souligner la ligne mélodique des cordes par une ligne de hautbois ou de flûte) et dans l'orchestre impressionniste, où il s'agit de créer une nouvelle sonorité plutôt que d'en marquer une par une autre.