Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
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prélude (suite)

Les préludes de Chopin

L'édition française des Préludes de Chopin, pour piano, fut dédiée à Camille Pleyel, leur éditeur, à qui Chopin en avait vendu d'avance le projet. Chopin les écrivit sur une période assez longue, et les termina à Majorque (lors de son séjour sur cette île avec George Sand), assemblant les 24 pièces qui composent l'ensemble comme les pièces très disparates et variables d'une mosaïque dissymétrique et cependant très cohérente. Ils se souviennent très librement des préludes du Clavier bien tempéré, que Chopin se jouait quotidiennement. Schumann nota dans un article leur aspect d'« esquisses », de « commencements », parlant même de « ruines », de « plumes d'aigle détachées », alors qu'il s'attendait à retrouver l'esprit large et ample des Études. Liszt en souligna, lui, l'allure « improvisée » (« tout y semble du premier jet, d'élan, de soudaine venue »). De fait, avec ces 24 pièces ordonnées tonalement selon le cycle des quintes (de plus en plus de dièses, puis, dans les tons bémolisés, de moins en moins de bémols, chaque pièce dans un ton majeur étant suivie d'une pièce dans son relatif mineur), Chopin compose un microcosme de ses styles, de ses manières, de ses humeurs. On y trouve des « nocturnes », des « études », une esquisse de mazurka, une autre de marche funèbre, et quelques pièces assez inqualifiables d'un style sauvage et douloureux (Prélude no 2 en la mineur, no 24 en mineur). On sent qu'il a cherché à rendre chaque pièce aussi imprévisible et asymétrique que possible par rapport à la précédente.

   Le prélude, avec Chopin et ceux qui l'ont suivi dans cet esprit, ne se définit plus comme un genre, une fonction, mais comme un concept, un état d'esprit, une inspiration : volontiers virtuose, lié au caprice du moment, mais ouvert sur un avenir dont la figure ne sera pas précisée ; non assujetti par une forme préétablie qui oblige la musique à retourner sur ses pas, à se récapituler, à se refermer sur un appel, ce prélude « en soi », s'il introduit à quelque chose, c'est à son prolongement imaginaire dans l'esprit de l'auditeur. Ainsi le prélude no 7 en la majeur, de 16 mesures seulement, semble n'être qu'un thème noté à la hâte sur un bout de papier à musique, en laissant à l'imagination le soin de le développer, de le traiter. Liszt avait raison de se référer à la littérature et à l'usage qu'elle fait de la note, du brouillon, du fragment, comme tremplin pour la rêverie. Par opposition aux formes classiques, pour la plupart, architecturées selon des arches plus ou moins symétriques, (selon le plan exposition-voyage-retour), le prélude est dans la musique occidentale, qu'il soit du premier, du second ou du troisième type, un genre fondamentalement asymétrique, comme le sont les organismes vivants ; il est le mouvement de la vie, ne revient pas sur ses pas, ne conclut pas et fuit en avant, ou, au contraire, trébuche rapidement. Chez Chopin, il est parfois à la limite d'être de la « musique conceptuelle », de la « musique imaginaire » : on sent bien comment la plupart de ses 24 préludes pourraient se développer, se boucler, et c'est par rapport à ce « possible » que nous écoutons certaines de ces esquisses, comme si elles étaient à compléter.

   Qu'il soit de Bach ou de Chopin, le prélude s'autorise souvent de ce qu'il est situé dans l'« avant », de ce que ce n'est pas encore le moment d'être sérieux, définitif, pour s'offrir de grandes licences d'écriture ; il est comme un bouillonnement vital plus ou moins anarchique, celui d'une « libido » pas encore canalisée, structurée, et il renvoie à une espèce d'état d'enfance, d'irresponsabilité avant la loi des adultes. Il sera bien temps, plus tard, de faire quelque chose qui « se tienne » ; c'est le temps « non mesuré » (au figuré et, parfois, au propre), avant le temps compté et mesuré, symétrique, prévisible de la forme classique.

   En même temps, chaque prélude de Chopin est unique, se situe dans une région particulière ; chaque prélude est comme un geste saisi dans son élan, et transcrit tel quel. C'est de l'aquarelle ou de la calligraphie japonaise : le geste doit être le bon, il n'y a pas de retouche possible. On peut aussi comprendre ces 24 préludes de Chopin comme une œuvre unique, une composition de gestes ou un « roman par lettres », dans lequel les vides, les sous-entendus comptent autant que ce qui est écrit.

Les préludes de Debussy

Avec l'ensemble des 24 préludes pour piano de Chopin, l'ensemble des préludes de Debussy est le plus célèbre ; mais, au contraire des préludes de Chopin, ceux de Debussy sont moins célèbres comme « ensemble » que comme « collection » de pièces dont certaines sont très belles et sont connues indépendamment de l'ensemble. Ces préludes sont d'ailleurs parus en deux séries de douze, la première publiée en 1910, la seconde en 1913. On sait qu'ils comportent tous un titre imagé renvoyant à des impressions de nature, de plein air, des situations, des personnages, mais que ces titres, qui peuvent renvoyer à une sorte de « programme », ne trônent pas en tête de chaque morceau, mais sont renvoyés, selon le vœu de Debussy, à la fin de chaque morceau, où ils sont imprimés discrètement comme un point d'orgue ultime. Raison alléguée pour cette coquetterie : éviter de faire apparaître les préludes comme de la « musique à programme », illustrant un propos. Comme si, somme toute, la musique préludait ici à son titre ou, plutôt, aux échos de ce titre et de la musique mêlés dans l'imaginaire de l'auditeur. Seulement, on a eu vite fait de connaître, d'annoncer et d'entendre ces préludes sous leur post-titre, devenu titre conventionnel. Ici encore, l'ensemble se présente comme microcosme de l'univers du compositeur.

   Le premier cahier des préludes de Debussy comprend : 1)lent et grave (Danseuses de Delphes) ; 2)modéré (Voiles) ; 3)animé (le Vent dans la plaine) ; 4)modéré (Les sons et les parfums tournent dans l'air du soir), titre repris d'un vers de Baudelaire ; 5)vif (les Collines d'Anacapri) ; 6)triste et lent (Des pas sur la neige) ; 7)animé et tumultueux (Ce qu'a vu le vent d'Ouest) ; 8)très calme et doucement expressif (la Fille aux cheveux de lin), cette pièce serait issue d'une mélodie de jeunesse anciennement écrite pour Mme Vasnier ; 9)modérément animé (la Sérénade interrompue) ; 10)profondément calme (la Cathédrale engloutie) ; 11)capricieux et léger (Danse de Puck), allusion au lutin du Songe d'une nuit d'été de Shakespeare ; 12)nerveux et avec humour (Minstrels) ; allusion aux musiciens noirs des music-halls américains.

   Le second cahier (1912-13) : 1)extrêmement égal et léger (Brouillards) ; 2)lent et mélancolique (Feuilles mortes), 3)mouvement de habanera espagnole (La puerta del vino), une porte de Grenade dont Manuel de Falla avait envoyé à Debussy la carte postale ; 4)rapide et léger (Les fées sont d'exquises danseuses) ; 5)calme (Bruyères) ; 6)dans le style et le mouvement d'un cake-walk (General Lavine Eccentric), allusion à une marionnette comique de music-hall présentée aux Folies-Bergère ; 7)lent (la Terrasse des audiences au clair de lune), titre emprunté à un livre de Pierre Loti sur l'Inde ; 8)scherzando (Ondine) ; 9)grave (Hommage à S. Pickwick Esq.), c'est-à-dire au héros de Dickens ; 10)très calme et doucement triste (Canope), une ancienne ville égyptienne sur le Nil ; 11)modérément animé (Tierces alternées) ; 12)léger, égal et lointain (Feux d'artifice).

   Ces préludes sont souvent de grandes pièces assez développées, relativement symétriques et fermées sur elles-mêmes, et indépendantes chacune les unes des autres : la seule loi qui règle leur ordonnance est celle de diversité et de contraste. Le prélude, selon Debussy, ne garde de sa définition première que la liberté d'allure et de conception. Il en est plus ou moins de même des préludes pour piano de Rachmaninov op. 23 (1903) et 32 (1910), Scriabine (90 Préludes), Martinů, Chostakovitch, Olivier Messiaen (8 Préludes, 1929), Frank Martin (8 Préludes, 1948), Georges Migot, mais aussi Fauré, Florent Schmitt, Satie, etc. Marius Constant a présenté, en 1959, 24 Préludes pour orchestre, qui essayaient d'appliquer à l'orchestre la conception chopinienne : grande concision, unité organique de l'ensemble conçu comme microcosme, recherche de variété et d'exploration imprévisible des possibles. Les préludes pour orchestre de Liszt (1854) sont en réalité un poème symphonique inspiré par des poèmes de Joseph Autran, et une citation de Lamartine.