Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
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scénographie lyrique (suite)

Les costumes et l'éclairage

Les costumes, comme ceux de tout le théâtre de l'époque, ignoraient superbement la vérité historique : les héros et les rois portaient des casques empanachés et des cuirasses à la romaine. On reconnaissait les dieux à certains attributs stéréotypés : la foudre pour Jupiter, un arc et un carquois pour Diane, par ailleurs vêtue en costume de cour. Tous les vêtements étaient luxueux, que le personnage fût riche ou misérable. Les étoffes brillantes, les couleurs vives, les bijoux contribuaient à l'éclat du spectacle et permettaient d'accrocher la lumière. L'éclairage, en effet, était pauvre ; il était fourni par des lampes à mèche (biscuit) qui brûlaient de l'huile de pied de bœuf et dont la fumée irritait la gorge des chanteurs. Ces lampes, ainsi que des bougies, étaient disposées le long de la rampe, dans les coulisses et dans les cintres. Cependant, depuis déjà un siècle, on savait colorer les éclairages en plaçant devant les sources lumineuses des bocaux remplis d'un liquide rouge ou bleu, et en varier l'intensité en utilisant des caches.

Le jeu et la place des chanteurs

Les chanteurs, gênés par le poids et l'ampleur de leurs costumes, avaient un comportement statique. Ils faisaient toujours face au public et se tenaient à l'avant-scène, à la fois pour des raisons pratiques (la faiblesse de l'éclairage aussi bien que la perspective frontale des décors leur interdisaient de « remonter ») et pour des raisons d'étiquette : lorsque le roi, ou le prince, était présent, il était assis au milieu du premier rang ou dans sa loge, face à la scène, et c'était à lui que l'on était censé s'adresser. Les chœurs étaient placés en général des deux côtés de la scène, alignés obliquement par rapport à la toile de fond, de façon à en souligner la perspective. Plus rarement, ils étaient disposés en croissant.

   Les compositeurs, qui furent leurs propres « metteurs en scène » pour ce qui concerne l'interprétation (et parfois leurs propres interprètes, tels Peri et Caccini), essayaient pourtant d'obtenir des chanteurs une certaine expressivité tant musicale que gestuelle. Dans la préface de Dafne, Marco da Cagliano donnait des indications sur la façon dont ses interprètes devaient entrer en scène, marcher, et il leur demandait d'accorder leurs gestes et leurs pas au mouvement de l'orchestre et du chant. Il semble que les compositeurs soient rarement parvenus à faire passer leurs intentions dans les faits, à la notable exception de Lully, dont les « tragédies en musique » sacrifiaient moins à la virtuosité vocale que les opéras italiens et qui, grâce à la force exceptionnelle de sa personnalité et à l'expérience acquise auprès de Molière, avait pu former une troupe de chanteurs-comédiens.

Le XVIIIe siècle

Au début du XVIIIe siècle, le spectacle d'opéra s'était déjà installé dans la routine : par la faute des librettistes et des compositeurs, qui choisissaient toujours les mêmes sujets héroïques ou mythologiques ; par la faute aussi du public, qui se soumettait avec délices à la dictature des castrats et des sopranos.

   En continuant de puiser leur inspiration auprès des dieux de l'Olympe et des héros des romans de chevalerie, les librettistes contraignirent les décorateurs à représenter indéfiniment les mêmes lieux : une grotte, un palais, un enfer, etc. À l'époque de Rameau, la liste de ces lieux était suffisamment restreinte pour que les théâtres puissent disposer d'un fonds de décors servant à la représentation de tous les opéras. La décoration, cependant, suivit l'évolution de la peinture et de l'architecture. À la place de la perspective frontale, on vit apparaître la « scène d'angle » à nombreuses perspectives obliques, dont on attribue l'invention à Ferdinando Galli-Bibiena (1656-1743). En France, François Boucher fut nommé décorateur de l'Opéra en 1737 ; avec lui, le décor était surtout une peinture de chevalet agrandie aux dimensions de la scène. À la même époque, le Florentin Servandoni étonna le public parisien par la monumentalité de ses décors. Ce fut au XVIIIe siècle que s'instaura l'habitude, qui se prolongea jusqu'aux débuts du XXe, de confier la décoration de chaque acte à un peintre différent.

   Le goût des machines, s'il s'était quelque peu atténué, ne disparut pas. D'ailleurs, plus que jamais, l'opéra était un spectacle qui cherchait à plaire, à étonner, à éblouir le spectateur. Les costumes étaient toujours aussi somptueux et toujours aussi éloignés de la vérité archéologique : les héroïnes portaient d'immenses perruques poudrées et des robes à crinoline. Les héros masculins, coiffés d'un casque à panache, portaient désormais des costumes à tonnelet. Les personnages de l'opéra bouffe et ceux de l'opéra-comique n'étaient guère habillés de façon plus réaliste : les bergères étaient enrubannées et les paysannes chaussées d'escarpins.

   Les conditions qui empêchaient les déplacements des chanteurs (règles de l'étiquette, lourdeur des costumes, faiblesse de l'éclairage) demeuraient les mêmes, et ce n'était pas l'avènement des castrats et des sopranos belcantistes qui allait apporter plus de vérité à la gestuelle et à la mimique. Non seulement les chanteurs continuaient à se tenir invariablement sur le devant de la scène, mais ils établirent une hiérarchie des places qui faisait en quelque sorte pendant à l'étiquette régnant dans la salle : le côté « jardin » (côté gauche de la scène vue de la salle), considéré comme noble, était réservé aux prime donne et aux ténors, tandis que les basses occupaient le côté « cour », quelles que fussent les exigences du livret. Les spectateurs, d'ailleurs, n'avaient cure de la vraisemblance. En Italie, les loges commençaient à devenir ce qu'elles furent au temps de Stendhal : des salons où l'on se rendait visite. En France, dans la seconde moitié du siècle, des tendances naturalistes se firent jour. Les chanteurs voulaient prendre modèle sur les acteurs du théâtre dramatique et montrèrent un plus grand souci de l'interprétation, non sans tomber souvent dans l'outrance et le cabotinage. Mais comment leur reprocher de « tirer de leur côté », lorsqu'ils étaient livrés à eux-mêmes, dans un spectacle où le maître d'œuvre ­ le metteur en scène ­ n'existait pas encore ?

   Des personnalités du spectacle s'efforçaient pourtant de faire évoluer l'esthétique de la représentation scénique. En 1760, le maître de ballet Jean-Georges Noverre exposait dans ses Lettres sur la danse et sur les ballets une théorie de la scénographie à certains égards prophétique. Pour lui, tous les éléments d'un spectacle lyrique ou chorégraphique devaient être liés. Il s'insurgeait contre l'inconfort des costumes, contre l'éclairage par la rampe et voulait que le décorateur utilisât des tons dégradés pour permettre aux costumes de se détacher sur la toile de fond.

   Ces idées demeurèrent pure théorie et il fallut attendre le séjour parisien de Gluck (qui, à Vienne, avait eu Noverre pour collaborateur) pour assister à une réforme effective du spectacle lyrique. Cette réforme portait, mis à part le côté purement musical, sur l'interprétation des chanteurs et sur la cohésion générale du spectacle ; en ce sens, on peut dire que Gluck fut, comme Lully, un compositeur-metteur en scène. Ses partitions étaient émaillées d'indications très précises (« avec surprise », « hésitant », « soucieux ») concernant la nature et l'intensité des sentiments qu'il s'agissait d'exprimer. Ce réalisme et cette vérité psychologiques, Gluck sut les obtenir de ses interprètes parisiens : Sophie Arnould, Mme Saint-Huberty, Mlle Laguerre. Au ténor Legros, créateur de la version française d'Orphée, il demanda, pour déplorer la mort d'Eurydice, de « crier » son désespoir « comme si on lui arrachait une jambe ». Gluck attachait aussi beaucoup d'importance à l'animation des chœurs, qu'il voulait voir participer à l'action comme ceux de la tragédie antique, et à l'intégration des ballets dans le drame (dans Orphée, à l'entrée des Enfers, c'étaient les danseuses et les danseurs qui lançaient au héros le célèbre « Non ! »). En revanche, il s'intéressait peu à la décoration et son influence sur la scénographie proprement dite fut minime. On nota pourtant, à son époque, un pas timide vers l'exactitude historique dans les costumes : dans Iphigénie en Aulide, par exemple, l'héroïne portait une robe dont la ligne se rapprochait de celle du vêtement grec. Mais cette transformation était dans l'air du temps, Gluck n'en était pas responsable.