opéra (suite)
Le tournant du siècle
L'abolition du servage en Russie (1861), la fin des luttes intestines en Italie et en Allemagne, le désastre de Sedan et les conséquences de l'industrialisation avaient bouleversé l'échiquier social européen. De nouvelles classes aspiraient à un théâtre qui ne fût plus celui de l'aristocratie, avec ses opéras-fleuves, son cortège de dieux, héros casqués et empereurs moyenâgeux. Récusant le romantisme, la littérature éclatait vers les deux pôles opposés du symbolisme élitaire, d'une part, du naturalisme et du vérisme, de l'autre. Ces derniers thèmes, plus aisément accessibles à la scène lyrique que les courants symbolistes, devaient trouver un écho immédiat auprès d'un public largement populaire, mais il est intéressant de noter que, au même instant, la peinture impressionniste devait jouer un rôle d'intermédiaire en nappant d'irréel les thèmes les plus « quotidiens ». Daudet, Zola, Verga, Rodin, Monet, Cézanne ont quarante ans en 1880, comme Moussorgski et Chabrier.
L'Italie. La suprématie de Verdi avait voué à l'échec tout effort de renouvellement. Comme Petrella et Marchetti (v. supra), Carlo Pedrotti (1817-1893) et Giovanni Bottesini (1821-1889) tentèrent sans illusion l'aventure, et c'est en vain que Bologne, foyer progressiste et « wagnérien », fit aux Goti (1873) de Stefano Gobatti (1852-1913) un triomphe qui resta sans lendemain. C'est avec un talent plus docile que se faufilèrent dans l'ombre du géant le Brésilien A. C. Gomèz (1836-1896), qui fut acclamé à Milan dès 1870, et surtout Amilcare Ponchielli (1834-1886), qui, avec un sens dramatique certain, sut dénouer les ficelles hugoliennes de Gioconda (1876) et de Marion Delorme (1885). Mais le mérite en revenait peut-être à Arrigo Boito (1842-1918), un scapigliato, librettiste et compositeur d'un Mefistofele inégal, mais fascinant (1868 et 1875), mais plus encore agitateur culturel, émule de Victor Hugo, tour à tour disciple et ennemi de Wagner, contempteur, puis collaborateur de Verdi, librettiste aussi de Ponchielli, de Faccio, et de Catalani. Alfredo Catalani (1854-1893), un trop éphémère génie écartelé entre le romantisme germanique et le renouveau naturaliste, qu'il rassembla dans le climat de violence vocale et orchestrale de la Wally (1892), s'étant montré par ailleurs capable des plus tendres inflexions belcantistes dans Loreley (1890). À sa suite, le wagnérien Antonio Smareglia (1854-1929) put, en pleine carrière, s'inspirer des courants nouveaux pour y inscrire ses intuitives Nozze istriane (1895) : le vérisme musical avait, en effet, éclaté en 1890 avec le triomphe réservé à Rome à Cavalleria rusticana de Pietro Mascagni (1863-1945), que suivit à Milan en 1892 celui de Paillasse de Leoncavallo (1857-1919).
C'est qu'au lendemain du succès élitaire de Verdi, qui, avec Otello, avait en 1887 pris congé de son ancien public, il fallait d'autres thèmes à une génération nouvelle, coupée de toute racine, amère et déçue par le virage à droite de la jeune Italie, si durement bâtie. Dépassant les objectifs de la scapigliatura milanaise, encore teintée d'un relent de romantisme (et dont devaient toutefois sortir tous les librettistes de la jeune école), Giovanni Verga, un romancier sicilien mâtiné de Daudet et de Zola, avait triomphé avec Cavalleria rusticana (un épisode de son recueil la Vie des champs, 1880) porté à la scène pour la Duse, qui, jouant sans maquillage, avait encore renforcé l'immédiateté de cette « tranche de vie » paysanne, témoin des aspirations de tout un public. Or, le transfert de ce sujet sur une scène lyrique apparaît comme un triple calcul si l'on comprend qu'il fallait à la nouvelle capitale un succès digne de ceux de la Scala de Milan, à l'éditeur Sanzogno des noms à opposer à celui de Verdi, exploité par son rival Ricordi, et une bannière au parti socialiste italien qui se structura précisément en 1890 et 1892. Ce qui explique mieux le peu d'intérêt porté à la branche napolitaine du vérisme, où l'on utilisa les beaux drames de Di Giacomo, et l'oubli réservé ensuite aux véristes mineurs tels que Fara-Musio, Cusinati, Tasca, Coronaro, Spinelli, Florida, Samara, Bucceri, Collini, Brunetti et Bimboni. Avec Mascagni et Leoncavallo, c'est donc Giordano (1867-1948) qui compléta la triade initiale du vérisme, grâce à sa Mala vita donnée aussi en 1892.
Ces trois musiciens avaient su oublier leur wagnérisme et leurs ambitions de jeunesse pour souscrire à une mode payante. Dès qu'ils eurent à nouveau affiné leur art, produisant des chefs-d'œuvre plus accomplis, ils ne retrouvèrent plus la même faveur populaire et « déçurent leur gauche, sans pour autant conquérir leur droite », sauf Giordano dont André Chénier, en 1896, connut le succès sans emprunter exactement son thème à l'esthétique du « coup de couteau » et du fait divers d'actualité, esthétique qu'il retrouvera avec un certain génie dans Fedora (1898). En réalité, les composantes initiales du vérisme la fameuse tranche de vie paysanne, sa violence orchestrale et sa vocalité sommaire refusant toute complaisance belcantiste disparurent peu à peu lorsque les sujets furent puisés soit dans un monde paysan sans violence (l'Ami Fritz de Mascagni, 1891), soit dans le XVIIIe siècle, la Renaissance, le Moyen Âge ou la mythologie, dans l'exotisme, le mythe rédempteur, le symbolisme (Iris, de Mascagni, 1898) et jusqu'au d'annunzianisme décadent ! En outre, il serait difficile de réduire à un même dénominateur l'art délicat, voire naïf de Francesco Cilea (1866-1950) et la violence savante d'un Franchetti. Et pourtant, ce courant cahotique produisit ses chefs-d'œuvre dans un même souci de sincérité et d'exaltation du « mot », porteur de vérité. Et c'est cette erreur fondamentale (la priorité trop absolue accordée au texte) qui conduisit les véristes à ces maladresses d'écriture vocale, qui autorisèrent les chanteurs des générations suivantes à déformer singulièrement leur message (CHANT).
Il appartint à Puccini (1858-1924) de coiffer vite l'éphémère expérience vériste : musicien d'église, puis attiré par le renouveau symphonique, romantique dès ses premières œuvres, il n'emprunta au vérisme que quelques formules, quelques personnages, imposant partout un génie dramatique et musical plus universel, se préoccupant de maintenir un chant pur dans le savoureux mélange d'un lyrisme classique (cf. la Bohème, 1896) et d'une écriture harmonique et orchestrale très largement en pointe sur son époque (par ex., Tosca en 1900, La Fanciulla del West, créée à New York en 1910), tout en demeurant attaché à l'esthétique de l'opéra sentimental de la bourgeoisie de culture française. Par l'impressionnisme du Tabarro, l'humour de Gianni Schichi et les audaces de son ultime Turandot, inachevé, Puccini avait déjà largement dépassé ses « successeurs » les plus doués, Alfano et Zandonai, qui ne cachèrent plus le wagnérisme inavoué de leurs pairs, l'assortissant de l'influence ravélienne, et Montemezzi (1875-1952), qui dans l'Amour des trois rois (1913) démarqua Tristan sans détours. Mais à cette époque, le mouvement néoclassique était déjà apparu, et, dès le début du siècle, un Wolf Ferrari l'avait compris en retournant avec esprit à Goldoni.
En France
Les courants les plus divergents s'y affrontent, et Massenet (1842-1912) s'y impose, parlant un langage accessible aux publics bourgeois et populaire, qui applaudissent une même veine lyrique et sentimentale mise au service du grand opéra, du drame historique, du fantastique, de l'opéra-comique, du vérisme ou du mystère médiéval. Alors qu'il aurait pu asseoir son succès sur les chefs-d'œuvre bien français que sont Manon (1884) et Werther (1887, créé à Vienne en 1892), où l'admiration pour Wagner se fait aussi sentir, il sut perpétuellement se renouveler, et recourut même, dans son ultime Don Quichotte (1910), à la déclamation debussyste. Pourtant, ces genres mixtes, tenant de l'opéra et de l'opéra-comique et joués indifféremment dans l'une ou l'autre salle, n'en appartenaient pas moins au passé. Moins, d'ailleurs, que le « grand opéra », sorte de vaste épopée, où, comme pour venger Sedan, on fit enfin appel à l'épopée nationale, d'ailleurs teintée de la notion wagnérienne de rédemption. Au-delà de l'impossible Jeanne d'Arc de Mermet (1876) et des efforts plus méritoires de Paladilhe et surtout de Reyer, et alors que Carmen et Boris étaient déjà parus, ce « drame lyrique » d'essence symphonique, sans caractérisation vocale ni dramatique, conjugua étrangement la densité de l'opéra allemand et le chant vériste. Voulant trop tard introduire en France le romantisme absent jusque-là des scènes lyriques, il se condamna à l'échec, même s'il se donna des allures d'avant-garde auprès d'un public encore inaverti de Beethoven.
Certes, les meilleurs musiciens d'alors évitèrent ces pièges : Saint-Saëns (1835-1921), qui, dans Samson et Dalila (1877), le mieux venu d'une douzaine d'opéras, sut tempérer son admiration pour Tannhäuser par sa redécouverte de Rameau, le symphoniste Édouard Lalo (1823-1892), dont le Roi d'Ys fut accueilli par l'Opéra-Comique (1888), Chabrier (1841-1894), dont Gwendoline (1886) semble une oasis d'originalité dans une formule trop souvent mal défendue, et essentiellement annexée par les élèves de César Franck, lui-même auteur peu habile de deux drames meyerbeeriens, Hulda et Ghisèle (écrits de 1882 à 1890). Mais aucun de ces auteurs ne possédant le sens dramatique d'un Reyer, on devrait plutôt qualifier d'opéras de concert ces drames sans action, reflets isolés du génie de chaque compositeur : Chausson (1855-1899), qui, dans le Roi Arthus (1899), avoue son admiration pour Tristan et Isolde ; d'Indy, qui démarque Parsifal dans Fervaal (créé en 1897), puis écrit l'Étranger (1903) ; Rabaud (1873-1949) [la Fille de Roland, 1904], Ropartz (1864-1955) [le Pays, 1912], etc. On doit réserver une place à part à Albéric Magnard (1865-1914), qui, ayant déjà sublimé le genre avec Guercœur (1900, créé en 1931), s'inspira avec dignité de Racine (Bérénice, 1909), et à Max d'Ollone (1875-1959), qui déclara « vouloir enlever au drame lyrique ses abstractions et lui rendre ses airs et duos », et y réussit notamment dans le Retour (1909), une heureuse synthèse du drame, du symbolisme et du naturalisme, éléments contradictoires qui se retrouvent mêlés autour de livrets parfois grandiloquents dans le Miracle de Georges Hue (1910), dans les œuvres de Bachelet, Mariotte, Le Flem, Busser, etc., jusqu'au Vercingétorix de Canteloube (1933).
C'est dans un esprit totalement différent, au-delà d'une sage tradition qui avait encore valu l'opéra fantastique d'Offenbach les Contes d'Hoffmann (1881, posth.) et la fine mais désuète Lakmé de Léo Delibes (1883), qu'avait commencé le véritable renouveau. Les premiers opéras de Georges Bizet (1838-1875) ne pouvaient laisser pressentir l'originalité de Carmen (1875), qui, rejeté par la critique officielle, fut apprécié des musiciens, du public, et triomphalement accueilli hors de France. Il fut souvent méjugé par la suite, en raison même de sa large popularité, de ses dialogues parlés qui le confinaient à un genre « moins noble », et de ce meurtre sur scène, véritable révolution dans le monde de l'opéra-comique, geste qui le fit passer pour l'ancêtre du vérisme, alors que ce drame véritable retrouvait précisément l'antique fusion de tous les éléments. Moderne par son écriture, son orchestre impressionniste, sa finalité tragique et la très remarquable introspection de ses caractères, non moins lyrique pour cela, Carmen, « seule antidote au philtre wagnérien » (cf. Nietzsche), influença Chabrier et Debussy. Chabrier (1841-1894), un véritable Moussorgski français, cachant ses audaces sous la sensibilité, l'humour et la finesse de son orchestre, donna ses lettres de noblesse au genre bouffe avec l'Étoile (1877), Une éducation manquée (1879) et avec le Roi malgré lui (1887), que Ravel tenait pour le chef-d'œuvre du XIXe siècle, cependant que Debussy se déclarait inapte à terminer le très impressionniste Briséis.
Or, Moussorgski et Chabrier se retrouvent au berceau de Pelléas et Mélisande de Debussy (1902), un « drame lyrique », dont on ne sait encore s'il lui appartint de renouveler la forme de l'opéra ou s'il projeta seulement sur scène le rêve intérieur de son auteur, qui avait trouvé dans la pièce de Maeterlinck (dont il utilise le texte original) cet irréel et ces personnages « sans lieu ni époque », transparents comme l'harmonie de son orchestre, par ailleurs très présent. Mais Debussy n'en rejoint pas moins encore Wagner, en confiant à cet orchestre un jeu de leitmotive plus explicite que le langage des acteurs du drame, auxquels il prête un récit dont la déclamation rythmique se veut calquée sur la parole « naturelle », entendant par là renouer avec Rameau, qu'il opposait à Gluck, justement responsable à ses yeux de la convention du drame meyerbeerien.