Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
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photographie et peinture (suite)

Rôle de la photographie dans l'Art conceptuel, l'Art corporel, le Happening

Dans ces nouvelles formes d'art, qui sont apparues vers 1960, la photographie cesse de jouer le rôle d'objet d'art qu'elle avait acquis depuis les collages dada pour devenir le témoin d'une " action ". Là encore, les précédents sont à chercher du côté de Marcel Duchamp, dans les photographies qu'il a fait prendre par Man Ray : Tonsure, surtout, et Rrose Selavy (Alès, coll. P. A. Benoît). Dans cette dernière, Duchamp, déguisé en femme, donne existence à ce personnage mythique, son double féminin, né d'un canular et d'un jeu de mots qui réapparaîtra de façon plus ou moins détournée dans quelques collages de sa main.

   Ainsi garde-t-on trace des créations volontairement éphémères qui ont un instant modifié la nature sauvage (Josef Beuys en Autriche, Denis Oppenheim, Walter de Maria, Michael Heizer aux États-Unis). De ce dernier, Isolated Mass, circonflex (1968) déploie sa circonvolution creusée dans la terre comme une cicatrice, sans oublier le Valley Curtain de Christo en Californie, ou le contexte urbain (les " empaquetages " de Christo). On garde aussi la trace d'autres formes d'événements éphémères : les happenings de Josef Beuys ou d'Yves Klein, qui se rattachent à la tradition dada. Parfois, la photographie sous forme de photomontage n'est qu'une esquisse d'un événement resté à l'état de projet : certains empaquetages de Christo par exemple, non réalisés, ou le saut dans le vide figuré d'Yves Klein. Les artistes du mouvement corporel —qui dérive de l'Art conceptuel— préfèrent en général le film et la vidéo, qui restituent à l'action sa dimension dans l'espace et le temps, deux notions importantes. Comme le disait Gina Pane, qui utilisa parfois aussi la photo, celle-ci est bien un moyen de communication, mais au degré zéro. Pourtant, certains artistes, comme Ben, l'utilisent rehaussée de commentaires écrits à la main, pour rappeler des actions de caractère statique, il est vrai.

   Plus fréquemment, la photographie est utilisée en séquences narratives, ainsi par Urs Lüthi, Bruce Nauman (Étude pour holographe, 1970, sérigraphie, tirée d'un film), Christian Boltanski (la Visite au zoo, 1975), Giorgio Ciam, ce qui les apparente aux recherches contemporaines de photographes purs comme Duane Michals (1932). L'introduction assez fréquente, dans ces séquences, de manipulations photographiques destinées à créer une illusion de type surréaliste — mais se rattachant toujours à l'expérience corporelle —, comme la compression entre l'image d'un moulage tronqué et les images des pieds et du torse vivants et velus de Giuseppe Penone ou les derniers polaroïds de Lucas Samaras, où une fumée colorée, obtenue en frottant l'épreuve avant qu'elle ne soit sèche, s'échappe de son corps nu, montre que, dans l'art corporel, la photographie n'est pas seulement un document, elle est au cœur même de la démarche d'expérimentation du corps. Pour réaliser sa carte corporelle (1974), Enrico Job, après avoir mis au carreau la peau de son visage et de son corps, photographie chaque carreau, l'agrandit 2 fois et constitue un gigantesque puzzle. Toutes ces expériences manifestent une confiance naïve en la photographie comme moyen de recherche, d'expression et de communication. Il n'en est pas de même avec Christian Boltanski et Jean Le Gac, dont le constat final, à savoir une inaptitude de la vision objective à rendre compte de l'être humain ou de l'entourage naturel, s'apparente aux désillusions rencontrées par les peintres hyperréalistes. À partir de 1970, Boltanski tente de saisir à l'aide de photographies et d'objets les moments marquants de son enfance (Album de famille, 1971), sans y parvenir. Ses images restent anonymes ; il se retrouve au contraire en opérant le même processus de repérage dans la famille d'un de ses amis.

   Lors des années 1980, les imbrications entre peinture et photographie se font faites de plus en plus étroites dans les travaux de nombreux artistes, à travers des œuvres parfois dites " multimédia ", où la photographie est utilisée comme une technique parmi d'autres, associée à la peinture, la sculpture, l'installation, la vidéo. En même temps, toute une génération d'artistes (Patrick Faigenbaum, Pascal Kern, Georges Rousse, Cindy Sherman, Patrick Tosani, Jeff Wall...) utilisant la photographie comme principal mode d'expression voit le jour, mettant en avant dans leurs travaux les dimensions picturales de ce médium autant par référence iconographique explicite que par la présentation, par exemple en recourant à des tirages en couleurs de très grandes dimensions. La décennie, ouverte par l'exposition présentée par le M. A. M. de la Ville de Paris (" Ils se disent peintres, ils se disent photographes ", 1980), a vu aboutir la consécration de la photographie, entrée en masse dans les collections des musées d'Art moderne où elle figure, souvent à pied d'égalité avec la peinture et la sculpture, sans que soit vraiment éclaircies toutes les questions que posent sa spécificité.

Les peintres-photographes

Si les très petits peintres Nègre, Baldus, Legray, Lesecq ont trouvé dans les années 1840-1850 leur véritable moyen d'expression dans la photo, qu'ils ont su parfaitement maîtriser, l'acharnement avec lequel ils participaient aux concours et aux expositions montre bien le sérieux avec lequel ils considéraient cet aspect de leur œuvre. Les photographies de Degas et celles de Magritte (pour ne parler de celles de Bonnard, de Vuillard, de Kirchner) sont en général des exercices proches de l'œuvre picturale. En revanche, on peut faire une exception pour celles de Eakins à cause de leur qualité technique et de la passion connue de leur auteur pour la photographie, même si, pour lui, elles n'étaient qu'une étude en vue de ses tableaux. La photographie fut la technique par excellence des peintres constructivistes russes restés en Russie après 1921, l'État russe encourageant au détriment de la peinture abstraite un art de propagande figuratif et réaliste : affiches, photographies. Si Lissitsky a surtout pratiqué le photomontage, Rodchenko a adopté la photographie directe, qu'il renouvela —suivant la voie déjà indiquée à vrai dire en Amérique par Paul Strand et Coburn à partir de 1915 (mais il ne les a probablement pas connus)— surtout par la recherche des points de vue variés et inhabituels jusqu'à cette date (gros plan, vue plongeante) et par la recherche relative aux jeux de lumière et au mouvement, qui intéresse, à vrai dire, tous les photographes des années 20. Le Hongrois Moholy Nagy, lui, a pratiqué la photographie à tous les niveaux : outre le photomontage (qui, à la différence de celui des dadaïstes de Berlin, est constitué d'éléments issus de ses propres tirages), la photographie en surimpression, la photographie directe, où l'approche est voisine, sinon les thèmes, de celle de Rodchenko. Mais c'est surtout dans le photogramme (photographie sans caméra formée par l'impression lumineuse d'objets sur un papier sensibilisé, une vieille technique déjà utilisée par Talbot, redécouverte par le peintre Christian Schad vers 1919 et transmise à Man Ray par Tzara) qu'il a su tirer un parti luministe et abstrait conforme à sa recherche d'une vision nouvelle dans la lignée du Constructivisme.

   Man Ray (qui aurait voulu qu'on voie surtout en lui le peintre sans cesser pour autant d'exposer ses photographies, notamment à Stuttgart en 1929) a exploré avec une égale maîtrise toutes les techniques de la photographie pour en obtenir des images surréalistes, combien plus fortes que ses peintures : photogrammes —la technique surréaliste par excellence— ou leur équivalent positif et figuratif, les compositions d'objets surréalistes photographiées (et détruites par la suite), dans lesquelles il faut voir une influence de Marcel Duchamp ; portraits surtout, d'une rare perfection, le plus souvent solarisés. Avec cette technique nouvelle, découverte par hasard avec son élève Lee Miller (né en 1907), la solarisation, qui permet (pour simplifier), en exagérant le développement de l'épreuve positive, sur film, d'obtenir une inversion partielle de l'image dont on peut contrôler le degré, Man Ray rejoint les recherches de Max Ernst, qui, par des procédés mécaniques, veut extraire l'irréel du réel.

   À l'exposition de Stuttgart en 1929 figuraient également les œuvres du peintre précisionniste Charles Sheeler, pour qui, comme pour Man Ray, la photographie avait d'abord été un moyen de subsistance et dont, dès 1915, les vues d'architecture ou les natures mortes montraient la même acuité, la même rigueur géométrique, révolutionnaires pour l'époque, que celles de Strand, avec du reste la même source en la peinture cubiste. Ce sont ses photographies qui ont donné leur orientation définitive à ses tableaux : à partir de 1925, le parallélisme entre les deux, qu'il expose côte à côte dans les galeries, est constant, tant dans le choix des sujets empruntés au monde industriel que dans la facture objective et volontairement impersonnelle. Les photographies de Sheeler s'apparentent étroitement à celles de Renger-Patszch et du Weston des années 20. Quant à ses tableaux, ils annoncent parfois, sur un mode plus raffiné, certains tableaux hyperréalistes.