Ingres (Jean Auguste Dominique) (suite)
Le style d'Ingres
La vie d'Ingres se confond avec sa carrière artistique, partagée entre Paris et Rome. On peut y distinguer deux grandes périodes, séparées par le succès du Vœu de Louis XIII au Salon de 1824 et par celui de l'Apothéose d'Homère de 1827 : une phase d'" expressionnisme archaïsant ", anticlassique, et une phase classique et officielle. En fait, l'une et l'autre sont unies par des traits fondamentaux et permanents ainsi que par une forte personnalité : il y a évolution plutôt que véritable rupture.
De sa formation dans l'atelier de David, Ingres conserva — comme l'attestent ses Cahiers — l'habitude de chercher les sujets de ses tableaux dans l'histoire et les littératures anciennes, ses modèles dans les sculptures antiques, les peintures de Raphaël et de Poussin. Mais, à l'exemple de certains de ses condisciples sensibles au courant préromantique, il s'intéressa aussi au Moyen Âge et à l'histoire nationale, à Dante et à Ossian, aux tableaux des Primitifs italiens ou flamands et aux vases grecs archaïques, sans ignorer d'ailleurs des formes d'art postclassiques comme l'art hellénistique ou le maniérisme toscan du XVIe s. Afin de donner à ses compositions une couleur historique, il se documentait scrupuleusement en copiant des gravures ou des moulages. La diversité de style des œuvres qu'il prenait pour modèles produit inévitablement des disparates : l'exactitude du détail nuit à la vérité de l'ensemble. Mais il impose à ses larcins un style personnel d'une grande autorité qui rétablit l'unité. Ce style, le plus souvent archaïsant et d'un anticonformisme provocant au cours de la première période, s'assagit et devint plus classique au cours de la seconde.
Ingres ne néglige pas pour autant le travail d'après nature : tous ses tableaux sont précédés d'études dessinées, parfois au nombre de plusieurs centaines, d'après des modèles vivants qu'il fait poser souvent dans l'attitude des statues ou des figures peintes dont il s'inspire. Il cherche avec obstination le mouvement juste ; mais il préfère l'immobilité, les attitudes de long repos. Il recommande à ses élèves la vérité, la " naïveté ", non pour reproduire passivement le réel, mais pour dégager et affirmer le caractère individuel du modèle, figure nue ou portrait.
Là intervient la stylisation, qui est choix, accentuation du caractère, exagération au besoin : d'où ces " déformations " (le cou de Thétis ou de Francesca, les trois vertèbres " supplémentaires " de la Grande Odalisque) que les critiques de son temps lui ont reprochées comme des " fautes ", mais qui donnent à ses formes des qualités expressives auxquelles il sacrifie délibérément la construction anatomique et la vraisemblance. Il étire les proportions, recherche les courbes ondulantes, les arabesques des contours. Il manifeste une préférence pour les formes pleines et rondes, desquelles il élimine ce qu'il considère comme des détails : " Il faut modeler rond, disait-il, et sans détails intérieurs apparents. " Son modelé lisse ne comporte ni ombres ni lumières très marquées, mais des passages subtils dans les demi-teintes. Cette tendance à styliser de l'extérieur, par les contours, conduit Ingres à une certaine géométrie : c'est pourquoi certains mouvements artistiques du XXe s. se sont réclamés de lui. C'est aussi à cause des audaces de sa jeunesse, de ses " bizarreries " qu'il trouve grâce parfois aux yeux de Baudelaire, qui lui préfère toutefois Delacroix, plus coloriste et plus poète. En effet, Ingres est avant tout un dessinateur ; Delacroix construisit avec la couleur ; la couleur d'Ingres paraît, au contraire, surajoutée au dessin ; mais elle n'est pas toujours aussi discordante et désagréable qu'on le dit : les portraits de Madame de Senonnes, de Granet et de la Comtesse d'Haussonville, la Baigneuse de Valpinçon sont à cet égard des chefs-d'œuvre.
Si l'on constate, dans la seconde période d'Ingres, un certain assagissement et un retour à un classicisme plus traditionnel, les traits essentiels de son style demeurent visibles et son hostilité à l'égard de l'Institut et de l'École des beaux-arts ne désarma jamais. Elle s'explique non seulement par l'incompréhension dont fit preuve l'Académie à l'égard de ses ouvrages de jeunesse et par les humiliations subies, mais aussi, plus profondément, par l'opposition permanente d'Ingres à la doctrine néo-classique du " beau idéal ", héritée de Winckelmann et de David et incompatible avec sa propre tendance à l'affirmation expressionniste du caractère individuel. Bien qu'Ingres ait suivi une carrière officielle et qu'il ait été élu dès 1825 à l'Académie des beaux-arts, dont il devint bientôt l'une des personnalités les plus influentes, il eut jusqu'à sa mort de sérieux démêlés doctrinaux avec ses collègues. Le préjugé courant qui fait d'Ingres un peintre " académique " est donc sans fondement.
En dépit de ses ambitions, il est avant tout un réaliste et un visuel — un " œil " a-t-on dit —, non un homme d'imagination. Sa fidélité à l'objet lui vaut aujourd'hui la sympathie des adeptes du Nouveau Roman. Ces qualités ne sont cependant pas de celles qui font le grand " peintre d'histoire " qu'il prétendait être, genre dans lequel il a trop souvent échoué. En revanche, il réussit magistralement dans le nu et dans le portrait : il a laissé dans ces deux domaines quelques-uns des chefs-d'œuvre de l'art universel, non seulement dans ses peintures, mais aussi dans ses innombrables études dessinées et dans ses portraits à la mine de plomb, qui constituent la partie la plus populaire de son art. Personnalité complexe et déroutante, caractère entier et irritable, Ingres suscite aujourd'hui encore des réactions violemment opposées. Ingres a laissé à sa ville natale, Montauban, un ensemble incomparable de tableaux et de dessins (plus de 4 000, en majorité des études préparatoires pour les compositions et certains portraits) qui permettent d'étudier ses méthodes de composition mieux qu'on ne peut le faire pour aucun grand artiste du XIXe s., d'autant plus que sont aussi réunis à Montauban les gravures et les livres dont il se servit.