Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
N

nu (suite)

Venise

La représentation du nu atteint son apogée à Venise, où elle est marquée d'une nette sensualité, ce qui explique que le thème du nu féminin y soit exalté aux dépens de celui du nu masculin. Bien que Tintoret ait traité indifféremment l'un et l'autre, l'Ariane du palais des Doges ou la Suzanne de Vienne comptent très justement parmi ses chefs-d'œuvre. C'est à Venise qu'il appartient de créer le type de beauté vénusienne, qui apparaît déjà timidement chez Bellini (Jeune Femme à sa toilette, Vienne, K. M.) et s'épanouit avec Giorgione, véritable promoteur du nu classique dans la Vénus de Dresde. Au Fondacco dei Tedeschi, Giorgione avait déjà rythmé un ensemble décoratif par la présence de grands nus mystérieux, idée qui sera également reprise. Par ses cadences et son dessin très purs, ce nu, en dépit de sa féminité, reste d'une grande spiritualité. Il suffit de le comparer aux nus aux formes plus épanouies du Concert champêtre (Louvre) et surtout à la Vénus d'Urbino (Offices) pour voir comment Titien le transforme en un hymne heureux d'une sensualité sans équivoque. Le paysage, dès le Concert champêtre mais surtout dans les Bacchanales, ajoute encore au sentiment naturaliste dont ces peintures sont baignées. En fait, si Titien cherchait à y recréer Ovide, Catulle ou Philostrate, la beauté de la chair prédomine sur toute autre évocation. Cependant, des études récentes ont montré que Titien connaissait les prototypes antiques plus qu'on ne le croyait jusqu'ici. L'emploi de ceux-ci est constant dans la phase classique ou maniériste de son œuvre. Il faudrait, de ce point de vue, revoir les différentes interprétations qui ont été données dans la gravure représentant le Laocoon en singe, qui fut attribué par l'écrivain italien Carlo Ridolfi à Titien et où l'on a vu parfois une parodie de l'art classique.

L'érotisme

Si Venise représente incontestablement un des apogées du thème du nu, l'interprétation érotique qu'elle en donne est loin d'être exceptionnelle. Une des composantes frappantes du nu à la Renaissance est l'érotisme : il y avait, en effet, une clientèle précise pour cela, comme le rappellent les commandes de Philippe II à Titien, par exemple. Tous les grands artistes peignirent des nus érotiques à la demande : ainsi Corrège dans ses voluptueuses Io (Dresde, Gg) ou prétendue Antiope (Louvre), Rosso dans des tableaux perdus peints pour François Ier, Primatice dans la Sémélé disparue ou Bronzino dans l'Allégorie qui fut envoyée en présent à François Ier ou à Henri II (Londres, N. G.).

   Ces peintures nous présentent avec insistance tous les types féminins, depuis les grâces adolescentes des nymphes de Parmesan à Fontanellato jusqu'aux femmes épanouies de Titien, de Palma ou de Bordone (Bethsabée, Cologne, W. R. M.). La beauté des nus féminins est mise en valeur par les ornements : les coiffures compliquées, souvenir des " têtes divines " de Michel-Ange, les bijoux somptueux s'opposent à la nudité du corps, qu'ils " habillent " de façon provocante et inattendue (Jacopo Zucchi : Amour et Psyché, Rome, Gal. Borghèse). Les Nordiques, surtout, ont tiré un grand effet de ces procédés : ainsi Heintz (Vénus couchée, Vienne, K. M.) ou Cornelis Van Haarlem (Bethsabée, Rijkmuseum). Tous sont prétexte à cet étalage de nudité, les thèmes mythologiques tels les thèmes sacrés, dont certains épisodes " scabreux " sont particulièrement recherchés, comme Loth et ses filles, qui inspira en particulier aux Nordiques de nombreuses représentations. La Madeleine de Titien (Florence, Pitti), d'une savoureuse sensualité, est aussi séduisante que l'Andromède de Véronèse ou l'Angélique du Cavalier d'Arpin.

   Ces deux derniers thèmes sont empreints d'un sadisme qui s'exprime aussi dans les scènes d'horreur, de supplices ou de viols. De multiples Lucrèce sont peintes et, dans la mort, représentées nues avec une violence (Pellegrino Tibaldi : Lucrèce, Bologne, P. N.) qui rejoint les figures extatiques d'Hérodiade, à demi dévêtues et pâmées, que Morazzone et Francesco del Cairo peignirent avec une trouble prédilection. Cependant, même dans le traitement de ces scènes affreuses, on peut trouver place pour une interprétation purement formelle dénuée de ce ton passionnel : ainsi le Martyre des Dix Mille (Offices) de Pontormo et de Perino del Vaga sont de brillants exercices de style et furent appréciés comme tels, tandis que les versions de Dürer (Vienne, K. M.) et de Carpaccio (Venise, Accademia) sont détaillées avec une cruauté perverse. Il y a également du sadisme dans la description des laideurs physiques ou de la décrépitude des corps ; les sorcières grimaçantes de Gheyn, les vieillardes édentées de Rosso sont aussi troubles que les homosexuels de Giulio Romano ou les lesbiennes de Luca Penni. Parfois cette sensualité s'exprime de façon encore plus avouée dans des ouvrages dont le succès fut extrême : les " poses " de Giulio Romano gravées pour les " Sonetti Lussuriosi " de l'Arétin furent diffusées, recopiées et introduites par les artistes dans nombre de représentations ; par exemple, Spranger s'en est inspiré pour la Maia et Vulcain (Vienne, K. M.). Apparemment plus décentes, les Amours des dieux gravées par Caraglio, d'après Rosso, puis d'après Perino del Vaga, n'en proposent pas moins nombre d'attitudes voluptueuses... La diffusion énorme de ces gravures fait que ces représentations ont souvent été singulièrement déviées de leur but initial : elles servirent parfois à illustrer les livres de médecine ou d'anatomie, comme le De dissectione partium corporis (Paris, 1545) de Charles Estienne.

   Certains centres artistiques se firent une sorte de spécialité du nu érotique, comme ce fut le cas à Fontainebleau ; les plus grands artistes donnèrent le ton : d'abord Rosso, puis surtout Primatice, dont l'idéal féminin, même s'il procède, à l'origine, d'une méditation de Michel-Ange, comme celui de Pontormo (les Trois Grâces, les études pour Poggio à Caiano), s'oppose à Michel-Ange par son côté " chic " et volontairement sophistiqué. L'érotisme des peintres de la Cour séduisit tout Paris ; dans un milieu où se fondaient des tendances diverses, souvent nordiques, s'élaborèrent un certain nombre de thèmes où le nu joua un rôle privilégié et qui firent fureur. Les poètes donnaient le ton. Ronsard décrivit les beautés de sa maîtresse dans un tableau, perdu, peint par " Janet ", dont la version médiocre du musée de Mâcon nous conserve sans doute le souvenir ; Marot, dans son poème sur le Beau Tétin, préface les Blasons du corps féminin, qui chantent les charmes les plus secrets des Belles. La série tardive des Dames à la toilette (musées de Worcester, Dijon, Bâle), les Deux Dames au bain (Louvre) se rattachent aux exemples de la Cour (Clouet) et à cette littérature voluptueuse ou bien illustrent le vieux thème moralisateur des " Vanités ". Les scènes de genre (l'Entremetteuse ), les multiples Diane et Actéon, les Bains de Vénus, propagés par des graveurs habiles (Luca Penni), imposent en Europe le type raffiné de la beauté bellifontaine, symbolisée par l'aristocratique Diane d'Anet. L'allongement du nu n'est plus sa caractéristique essentielle, mais un trait d'époque, dont Paulus Moreelse donne une version encore plus excessive dans la Grotte de Vénus de l'Ermitage. Par contre, des composantes très habiles de style, de froideur et de complexité distinguent très nettement ce type bellifontain des versions d'une sensualité plus immédiate d'un Spranger à la cour de Prague ou de certains Nordiques (Floris).

   Ce déchaînement de passion et cet étalage de nudité expliquent, en grande partie, les réactions de la fin du siècle, qui visent à introduire le spirituel dans un monde de délices (Greco, Martyre de saint Sébastien, 1576-1579, Palencia, cathédrale). Mais le nu à la Renaissance ne peut être seulement interprété comme l'héritage d'un paganisme et son triomphe. Il avait été l'occasion de nombre d'études sérieuses qui rendirent les artistes maîtres de leur talent : Michel-Ange avait justement montré qu'il n'y avait aucune limite dans la représentation des variétés des poses offertes par le corps humain.

   Ces exercices, s'ils aboutirent à la virtuosité, comme l'avoue Vasari à propos des raccourcis du Studiolo, représentent aussi un stade important d'exploration de possibilités artistiques et ouvrent la voie à des recherches purement formelles, mais aussi naturalistes, qui s'épanouiront au siècle suivant soit dans le décor (avec les Carrache), soit dans l'observation précise du corps (Caravage), soit dans la conception de la peinture d'histoire (Poussin).