Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
H

huile (peinture à l') (suite)

Situation historique

L'invention de la peinture à huile

La pratique de la peinture à l'huile est ancienne, précédée déjà par la peinture sur tentures ou sur bannières. Toutefois, la peinture à l'huile sur toile tendue et non conçue comme une bannière et traitée comme un tableau accrochable ne remonte guère au-delà du milieu du XVe s., après l'invention du procédé à l'huile, d'abord pratiqué par les Flamands sur panneau de bois.

   Jusque-là, on utilisait divers modes de " tempera ", aux recettes souvent compliquées, allant jusqu'aux émulsions, où l'eau était associée à l'huile par l'intermédiaire de l'œuf, comme en Italie. L'huile était trop épaisse et lente à sécher ; l'eau restait nécessaire conformément aux habitudes de dilution que l'on avait acquises. Souvent, on terminait par un vernis à base d'huile et de résines. L'huile était presque toujours cuite ou, tout au moins, purifiée et épaissie au soleil (Cennini, Trattato). Ces vernis huileux servaient aussi à " glacer " certaines couleurs, c'est à-dire à les recouvrir d'autres teintes ; si bien que certaines de ces " tempere " donnent l'impression d'être des peintures à l'huile. On utilisait ces procédés également sur le mur. Mais on cherchait à lier davantage les tons contigus, en découvrant peu à peu les effets optiques possibles en rapport avec l'évolution de la conception de l'image, de plus en plus orientée vers une sensation spatiale. Le besoin également d'un certain modelage dans les ombres prédisposait le peintre à profiter d'une matière nouvelle qui faciliterait ce type de recherches. Ajoutons qu'une passion toute particulière pour l'alchimie, nécessaire à toutes les élaborations de " secrets " d'atelier, engageait l'artiste à améliorer sans cesse les recettes reçues. Enfin, le développement de l'industrie des teintures, les progrès réalisés dans la distillation des essences et des alcools engageaient les ateliers à améliorer l'aspect précieux de la matière picturale, dont usaient également les orfèvres (à Florence, leur corporation comprenait les peintres).

   C'est dans ce contexte que fut inventé le procédé de Van Eyck, ancêtre de toute la peinture à l'huile moderne, encore qu'on n'ait pas assez prêté attention aux pratiques proprement italiennes, dont le développement dépendait d'un goût différent de celui des Flamands (c'est peut-être le cas du mystérieux Domenico Veneziano, notamment).

   Il s'agit d'une trouvaille faite au milieu de ces innombrables recherches de " recettes " dont les traités anciens ne sont pas avares. Mais, cette fois, la découverte aboutissait réellement à une technique nouvelle. Les avantages étaient considérables : meilleure siccativité, translucidité jusqu'à la transparence, consistance et fluidité associées jusqu'à l'extrême pointe du pinceau (tels la signature de Jan Van Eyck dans les Époux Arnolfini et le détail du lustre), fusion délicate des tons à la zone de passage entre deux surfaces colorées voisines, possibilité de nouveaux effets de transparence du dessin du dessous jusqu'à la dernière couche superficielle.

   La technique de Van Eyck joue d'ailleurs essentiellement des effets de translucidité et de transparence, un peu comme les techniques de la laque. Chaque couche conserve son homogénéité, sa teneur en liquide évitant tout embu et maintenant les pigments dans un milieu très stable dans l'ensemble.

   Van Eyck a-t-il usé, comme véhicule, d'une essence volatile ou d'eau ? Si l'on en croit les ragots — si utiles parfois — de Vasari, ses peintures fraîchement exécutées dégageaient une odeur caractéristique. Nous savons de plus que l'essence de genévrier, notamment, était fréquemment utilisée en Italie, comme l'attestent les écrits de Léonard de Vinci et bien des traités. En tout cas, même en admettant l'incertitude de nos renseignements, on peut au moins se référer aux analyses et aux coupes de la matière picturale faites sur l'Agneau mystique par les laboratoires des Musées royaux de Belgique. Elles indiquent l'existence d'une peinture stratifiée, l'usage d'une huile transformée à l'état de vernis, qui constituait un premier lit translucide au-dessus du dessin de base, établi sur le plâtre (" gesso ") de l'enduit. Depuis, d'autres constats ont pu confirmer cette pratique.

   L'importance de l'enduit, d'ailleurs, était considérable. Son traitement devait à la fois assurer un glissement facile de la couleur et un fond contrasté d'ombre et de lumière dont l'effet était utilisé par transparence, comme on peut le voir également chez d'autres peintres de tradition flamande (Condottiere d'Antonello de Messine, au Louvre).

   Ce procédé de peinture à l'huile aboutissait à associer intimement deux aspects traditionnels : la couche chromatique proprement dite et le vernis final, objet de tant de recherches au cours des âges. Il y avait, en fait, constitution d'un " vernis à peindre ", créateur d'un milieu d'échanges lumineux extrêmement riche et qui permettait d'utiliser pleinement la clarté de la couleur blanche de l'enduit — ce qui évitait des mélanges qui " rabattaient " la couleur. On pouvait en même temps " reprendre " facilement au-dessus d'une couche sans risquer trop le phénomène de l'embu (altération chimique et optique de la surface peinte).

   Ces possibilités mettent en valeur un type de travail en profondeur dont nous trouvons la suite, très longtemps après, aussi bien chez un Watteau que chez un Fragonard, malgré des manières très différentes. Du même coup, la peinture à l'huile attirait l'attention sur la qualité " sensuelle " de la nouvelle matière, éveillant un goût particulier pour les effets de clair-obscur, grâce à un travail de type lavis, que des peintres comme Léonard de Vinci et les Vénitiens reprendront d'une manière différente. Les peintres du XIXe s. à leur tour en rêveront, tel Prud'hon, qui, malheureusement, sera victime de la vogue de certains bruns comme le bitume, mal utilisé.

La " manière de Venise "

Cette première technique flamande, diffusée par les Van der Weyden, Van der Goes, Petrus Christus, a touché les Italiens par l'intermédiaire, semble-t-il, d'Antonello de Messine, de Giovanni Bellini (on connaît plus mal le cas florentin de Léonard de Vinci) et bientôt de presque tous les Vénitiens. C'est néanmoins à une manière différente qu'aboutiront ces derniers, et celle-ci modifiera fondamentalement la conception d'ensemble de la peinture. Ce sont les peintres de Venise — avec Titien surtout — qui ont vraiment découvert une manière nouvelle de comprendre la matière picturale elle-même. Les Flamands, dans l'ensemble, peignaient par superposition de couches très minces, visant à une certaine égalité de surface. Les Vénitiens, eux, modelèrent cette matière en jouant davantage avec les glacis de superposition et les empâtements, les " lumières " étant accentuées grâce aux épaississements de blanc ; les glacis, à leur tour, différenciaient un effet de couleur très diluée par rapport à celle d'une pâte voisine. " Orchestration en profondeur ", a écrit A. Ziloty, et dont l'aboutissement est l'individualisation de la " touche " dans la deuxième partie de la vie de Titien, puis chez J. Bassano. Dans la peinture " décorative ", cela se traduit même par le contraste du ton peint à l'huile superposé à une première couche maigre passée " a tempera ". Cela nous mènera à la fragmentation colorée et à la touche de Greco comme à celle de Velázquez, à la modulation de Rubens également, pour aboutir à une sorte de sublimation de la matière picturale chez Rembrandt. Chardin, de son côté, au XVIIIe s., en donnera une version d'une santé particulière. Delacroix voulut y revenir, sans pouvoir découvrir le médium adapté, mais en réalisant une sorte de tissu, de touches séparées et entrecroisées qui frappera les néo-impressionnistes.

Le rôle de la toile

Cette manière nouvelle de concevoir la structure de la matière picturale à la suite des pratiques vénitiennes, puis italiennes s'est parallèlement accentuée du fait de la diffusion générale du nouveau support textile. Sans doute, on a peint longtemps encore sur panneaux de bois, préparés selon les formules antérieures. De plus, la dimension des grands panneaux correspondait à des habitudes d'église, pour les retables surtout ; enfin, le bois était matière noble, durable, mais fort lourde à manier, le danger s'accroissant quand les pièces d'un même panneau en venaient à se disjoindre en dépit des toiles associées au " gesso " de l'enduit. Or, avec le développement du commerce international de la peinture, à Venise surtout, on préféra utiliser des toiles, qui pouvaient être roulées et coûtaient moins cher.

   Le tissage de ces toiles devait accélérer l'évolution de la nouvelle technique. La toile présente, en effet, un grain de tissage qui accroche, écartèle même la matière que l'on pose ; plus le tissage est gros (tissage " à chevrons " pour les grandes toiles), plus le peintre est obligé de " couvrir ", de charger davantage. La toile fait entrer celle-ci dans le jeu d'" animation " de sa peinture, dont la matière grasse, souple, se manie mieux que la " tempera ", qui, en épaisseur, devient plus facilement cassante. Le phénomène entraîne une facture plus large, plus apparente aussi, comme chez Titien, Véronèse ou Bassano. Le peintre, également, peut être attentif au choix du tissage selon l'effet qu'il souhaite obtenir.