photographie et peinture (suite)
1859 : critique de Baudelaire
Les relations peintres et photographes se détériorèrent lorsque ces derniers prétendirent au statut d'artiste et obtinrent de l'empereur d'exposer au palais de l'Industrie en 1859 dans des salles proches de celles qui étaient réservées au Salon annuel de peinture. C'est l'époque de la belle et célèbre diatribe de Baudelaire qui remet la photographie à sa place de " servante de la peinture ".
La pétition de 1862 est bien révélatrice de cet état d'esprit. Elle fut signée par Ingres, Flandrin, Fleury-Richard, Nanteuil, Troyon, Bida, Isabey et Puvis de Chavannes (mais Léon Cogniet et Delacroix refusèrent de signer) pour empêcher toute assimilation de la photographie à une œuvre d'art : la question avait été soulevée lors d'un procès entre les photographes Mayer et Pierson, pour une question de droit d'auteur. Vers la même époque, il est vrai, la photographie se commercialise par les soins d'hommes comme Disderi, et la création de nombreux clubs de photographie ne fait que renforcer l'isolement des photographes, par rapport aux peintres, malgré les prétentions " artistiques " des premiers. Cela n'a pas empêché les seconds de suivre avec intérêt les nouvelles découvertes : lorsque le photographe américain Muybridge (1830-1904), en 1877-78, arriva à décomposer les mouvements de l'homme et de l'animal en une série d'images statiques, il reçut un accueil chaleureux, dans son pays et en Europe, de la plupart des artistes : en 1881, Meissonier, qui avait vu ses photographies chez un client américain, l'invita chez lui en présence d'autres peintres, Detaille, Cabanel, Gérôme notamment. Le photographe fut également appelé à faire une conférence à la Royal Academy de Londres. Le peintre Eakins fit financer par l'Académie des beaux-arts de Pennsylvanie l'édition américaine de Animal Locomotion en 1885-1887, et à l'édition anglaise souscrivirent Watts, Alma-Tadema, Poynter, Sargent, Holman Hunt, Whistler, Ruskin, Gérôme, Meissonier, Bouguereau, Detaille, Puvis de Chavannes et même Rodin, pour qui ces images scientifiques étaient pourtant moins expressives que par exemple le galop " ventre-à-terre ", irréaliste mais efficace, de Géricault dans le Derby d'Epsom.
Action des pictorialistes au tournant du siècle
Le photographe américain Stieglitz est celui qui a le plus efficacement combattu pour recréer une union entre peinture et photographie par l'intermédiaire de sa revue, Camera Work, et de sa galerie 291, où il a exposé et publié alternativement aussi bien les dessins de Rodin que les photographies du groupe américain pictorialiste — se rattachant à la fois aux courants impressionnistes et symbolistes, qu'il animait lui-même — et que des peintres cubistes comme Picasso (qu'il fit connaître à l'Amérique dès 1911, donc avant l'Armory Show de 1913) et les photographes qui s'inspiraient de lui, tel le Paul Strand (1890-1976) des années 1915. En 1917, à Londres, les vorticistes exposent au milieu de leurs peintures les photographies abstraites d'Alvin Langdon Coburn (1881-1966), naguère un protégé de Stieglitz.
Les années 1920-1930
Mais cette union étroite ne s'est véritablement accomplie que dans les années 1920, en particulier en Allemagne, autour du Bauhaus, véritable centre de recherches pour l'élaboration et la diffusion d'un nouveau langage plastique adapté au monde contemporain et pouvant s'exprimer indifféremment dans toutes les techniques : aussi bien le film et la photographie (qui a là certainement profité de la reconnaissance accordée au cinéma par les artistes) que la peinture ou le dessin, pour nous limiter artificiellement aux arts de la surface, tandis que l'esthétique du Bauhaus militait en faveur d'une fusion de tous les arts. Moholy-Nagy, qui voyait dans la photographie un moyen d'éveiller l'œil à une vision nouvelle, a joué, même s'il n'est pas le premier a en avoir eu l'idée, un grand rôle à la fois dans son œuvre et dans ses écrits, comme Malerei, Photographie, Film, de 1925, pour élargir le champ d'action du peintre en y introduisant la photographie (en même temps qu'il élargissait considérablement le champ de la photographie en ne la confinant plus dans une simple représentation du réel). L'exposition de Stuttgart " Film und Foto " en 1929, à participation internationale, où furent exposées, à côté de réalisations de photographes purs comme Atget (1857-1927), Renger-Patszch (1897-1966), Edward Weston (1886-1958), celles de peintres comme Lissitsky, Moholy-Nagy, Man Ray, Herbert Bayer, ou d'élèves du Bauhaus comme Florence Henri, fut aussi une consécration pour la photographie, enfin reconnue comme moyen de création à l'égal du cinéma et de la peinture. Il faut y voir une conséquence de cette idée de fusion des arts qui est en germe depuis l'Art nouveau au tournant du siècle et à laquelle dada donna une réalité explosive en se servant même des matériaux les plus inattendus. Que cette consécration de la photographie aux côtés de la peinture ait été seulement perceptible pour les artistes et une poignée de privilégiés, l'expérience de Julien Levy le démontre. Après un séjour prolongé à Paris dans les milieux d'avant-garde, celui-ci rentre à New York et y ouvre dans les années 20 une galerie où il expose côte à côte des peintres surréalistes et des photographes comme Atget (très apprécié des surréalistes, qui publient ses photos dans la Révolution surréaliste en 1926, en particulier celle de la devanture d'une boutique de tailleur où se reflète, créant une association d'images hétéroclites qui leur est chère, l'architecture des maisons d'en face) ou consciemment surréalistes comme Eli Lotar (1905-1970) et Man Ray. Les peintures trouvèrent acquéreurs, mais pas les photographies. Pour Marcel Duchamp, pas de voisinage harmonieux entre photo et peinture. Au contraire, il se sert de la photographie dans ce qu'elle a de plus mécanique (photo scientifique de préférence et sous toutes ses formes, parfois photo populaire) comme d'un antidote contre tout ce qu'il condamne en peinture : subjectivité et sensualité —ou plutôt sensualisme— et surtout toute la " cuisine picturale ", qu'il ne tient pourtant pas à remplacer par une autre " cuisine ", photographique. Il répond en 1922 au fameux questionnaire lancé par Steiglitz : " Une photographie peut-elle avoir un sens artistique ? [...] J'aimerais qu'elle dégoûte les gens de la peinture jusqu'au moment où quelque chose d'autre rendra insupportable la photographie. " Et si depuis 1910 jusqu'à sa mort la photographie joue un rôle essentiel dans son œuvre, c'est comme suggestion ; il ne l'a lui-même guère pratiquée. Elle est pour lui le modèle de ce que devrait être l'art ou l'image (et il reprend là le mythe platonicien de la caverne) : une projection du monde des idées. D'où l'importance chez lui de la silhouette : de celle du couple enlacé se détachant sur la porte créée en 1937 pour la galerie d'André Breton Gradiva aux Autoportraits de profil de 1958, de papier noir découpé sur papier blanc en réserve.
Usage constant de la photographie par les peintres
Une chose est sûre : dès les débuts, tous les peintres se sont constamment servis d'elle, sauf peut-être les impressionnistes (et encore, en excluant Cézanne, Degas, Caillebotte et Monet pendant sa dernière période), qui, dans leur volonté de traduire directement l'impression ressentie devant la nature, n'avaient pas besoin de cet intermédiaire.
Source iconographique
Les témoignages abondent, en 1859 celui d'Ernest Chesnau dans la Revue des Deux Mondes, comme en 1894 à Giverny celui du peintre impressionniste américain Robinson, qui avoue ne pas très bien savoir pourquoi il utilise les photographies, sinon parce que " tout le monde le fait autour de lui ". Outre le rôle évident de document par lequel elle remplace désormais la gravure ou la peinture —Meryon grave d'après un daguerréotype une vue de San Francisco, Manet s'en sert pour sa Mort de Maximilien— , tous l'utilisent pour des portraits de défunts. Le premier usage de la photographie est de décharger le peintre du souci de temps et d'argent de trouver un modèle ; dès 1854, de nombreux photographes se spécialisent dans la publication de photos de nus destinées à cet usage : Moulin, Delessert, Vallou de Villeneuve, Braquehais, et cela jusqu'en 1900, avec par exemple Émile Bayard. Courbet s'est beaucoup servi des nus de Vallou de Villeneuve : pour l'Atelier (une lettre de Bruyas y fait allusion), pour les Baigneuses et aussi sans doute pour la Femme au perroquet. Delacroix a utilisé un daguerréotype pour la petite Odalisque (1857) de la coll. Niarchos (c'est l'iconographie, c'est la pose qui intéresse ici les peintres, lesquels ont le plus souvent complètement transformé le modèle). Souvent, l'artiste combine l'étude du modèle vivant et de la photo. Selon un témoignage d'Eugène de Méricourt en 1855, Ingres se serait servi, pour ses portraits, de photographies de Nadar ; Cézanne, qui était très lent, travaillait souvent sur photographie non seulement pour ses figures, mais aussi pour ses paysages.