photographie et peinture (suite)
Étude préliminaire
Mais les peintres se servent aussi de la photographie comme étude préliminaire de la figure ou du paysage, dont ils s'inspireront librement dans leurs tableaux. Delacroix s'est beaucoup exercé de cette façon. Millet avoue en 1855 à Edward Wheelwhright qu'il se sert de la photographie comme de notes, mais qu'il ne peindrait jamais à partir d'une photographie : pour lui, elles ne sont que des moulages de la nature ; les photos de Jane Morris prises sous la conduite de Rossetti dans des poses qui s'apparentent étroitement à celles de figures de ses tableaux sans avoir pourtant été retenues littéralement témoignent de recherches de ce genre.
À la fin du siècle, Eakins, Robinson parfois, James Tissot à partir de 1870, Fernand Khnopff, Mucha, F. von Stück et Franz von Lenbach ont utilisé systématiquement les photographies en guise de dessins préparatoires ; Stück et Lenbach décalquaient même les visages pour les portraits— une technique de report qui est la continuation logique du système préconisé par Dürer ou du physionotrace de la fin du XVIIIe s.
Dans le même esprit, Rossetti, Burne-Jones et Degas ont fait faire des agrandissements de leurs propres dessins pour les retravailler ensuite à la peinture ou au pastel ; la photographie évitait alors le report par mise au carreau (ce sont sans doute à de tels dessins que fait allusion Cocteau dans le Secret professionnel, lorsqu'il dit qu'il a eu entre les mains des photos retravaillées au pastel par Degas).
Conséquences de l'invention de la photographie pour la peinture
Décadence de la miniature
On croit pouvoir attribuer à l'apparition de la photographie la disparition du genre du portrait miniature, remplacé par les " cartes de visite " mises au point par Disderi (1819-1890) en 1859 et qui font fureur aussitôt.
Selon des sondages rapportés par Scharf, sur 1 300 peintures exposées à la Royal Academy en 1830, on compte 300 miniatures ; en 1870, on n'en compte plus que 38. Les miniatures connaîtront une brève renaissance sans lendemain vers 1890-1910, période de retour à l'artisanat. Le portrait grandeur nature n'a pas disparu, mais est devenu de plus en plus réservé à une élite. Tandis que la photographie, parfois recouverte de peinture, une invention de Disderi encore, remplaçait, sans dommage, le portrait " vernaculaire ".
Impact de la tradition picturale sur la photographie
Si l'utilisation de la photographie par les peintres a été constante, il ne semble pas qu'elle ait transformé de façon notoire leur vision ni leur style, du moins jusqu'à l'emploi répandu de l'instantané à partir de 1859. Au contraire, c'est la tradition picturale, plus ancienne, donc plus forte, qui a servi dans l'ensemble de référence à ce nouveau moyen de représentation qu'était la photographie, quel que soit le genre abordé : paysage, scène de genre, portrait surtout. Monsieur Bertin date de 1832 et ce n'est donc pas la découverte du daguerréotype (en 1839) qui a fait évoluer Ingres de la stylisation à tendance primitiviste de ses premiers portraits de 1806 vers ce réalisme illusionniste à la Van Eyck. Au contraire, ce même portrait a sans nul doute inspiré le style des photographies de Nadar, tout comme les portraits photographiques des Écossais Hill (1802-1870) et Adamson (1820-1848) dérivaient de l'art de Raeburn, et ceux de Adam Salomon (1811-1881) prétendaient rivaliser avec Gerrit Dou. Les natures mortes ou trophées de chasse dont Adolphe Braun (1811-1877), Roger Fenton (1819-1869), notamment, furent de grands spécialistes renvoient à une longue tradition picturale ; les scènes de genre paysannes de H. P. Robinson (1830-1901) et de Rejlander (1813-1875), comme celles de Stieglitz dans les années 1880, évoquent laborieusement Le Nain, Millet, Murillo. Rejlander, Holland Day (1864-1933), Margaret Cameron ont même cherché à recréer en photographie l'équivalent de la peinture d'histoire et de la peinture religieuse ; pour ne pas parler d'un cas limite comme celui de Richard Polak (1870-1957), qui reconstitue dans ses photographies du début du siècle les tableaux d'intérieurs hollandais du XVIIe s. Enfin, ce n'est pas par hasard que l'on a appelé " pictorialiste " le mouvement amorcé par Emerson (1856-1936), lequel a redonné une nouvelle impulsion à la photographie artistique à la fin des années 1880. En Amérique, le groupe de Stieglitz Photo Secession, avec en particulier Edward Steichen (1879-1977) et Frank Eugene (1865-1936), en France les pictorialistes Puyo (1857-1933) et Demachy (1859-1938), en Autriche Hugo Henneberg (1863-1918) ont pris la relève et, allant plus loin encore, ont favorisé une photographie dont l'extrême manipulation faisait de chaque épreuve une œuvre unique à l'image de la gravure d'artiste. L'hypothèse de l'historien d'art anglais Aaron Scharf, selon laquelle les paysages d'Adalbert Cuvelier et leur flou vaporeux dû à la fois à l'exploitation d'un défaut de la technique au collodion (l'halation) et à un temps d'exposition lent auraient encouragé l'évolution de la peinture de Corot dans les années 1850, n'est nullement prouvée. Mais elle demeure possible, car Corot était très intéressé par la photographie— les 300 photos de paysage trouvées dans son atelier le montrent bien. Aaron Scharf attribue aussi le manque de hiérarchie dans les diverses valeurs de tableaux de certains préraphaélites (Millais, Holman Hunt) et leur utilisation irrationnelle de la lumière à un démarquage des photographies de Robinson et de Rejlander, en général composées d'un montage de plusieurs photos prises indépendamment. Ne faut-il pas y voir plutôt, comme dans l'emploi des couleurs aigres, une volonté de stylisation héritée des primitivistes et des Nazaréens et qui préfigure un certain Symbolisme ?
Fausse querelle du réalisme photographique
La confusion voulue faite par certains critiques autour de 1860 entre la photographie et l'école réaliste, l'une étant la cause de l'autre, à la fois chez les Goncourt et chez Delécluze, a l'allure d'un règlement de comptes mettant dans le même sac 2 sujets abhorrés, plutôt que d'un jugement objectif. La source du réalisme de Courbet, de Vollon, de l'école de Barbizon est à chercher, pour le choix des sujets comme pour le style, dans la peinture nordique du XVIIe s. Dans ses marines tardives, en revanche, Courbet a cherché plus étroitement son inspiration dans la photographie : chez Braun (le Paysage au château de Chillon de 1874 [musée d'Ornans] est à coup sûr peint d'après l'épreuve de ce dernier) et, paraît-il aussi, chez Legray. Plus justifiées pourraient sembler les critiques de Frédéric Henriet pour le Salon de 1861, décelant une influence de la photographie aussi bien dans le style néo-grec, dont la touche minutieuse s'apparente à la surface du daguerréotype, que dans le style proprement réaliste. Le réalisme très poussé de la peinture dite " photographique " des petits maîtres — dont Gérôme, Meissonier, Bourgereau, les plus doués, dépassent de loin la troupe, plus médiocre, des Yvon, Destailles, Chocarne-Moreau, William Logsdail — est dû à l'aboutissement au point extrême de l'enseignement académique, pour lequel le rendu de la demi-teinte, si important aussi en photographie (qui leur fut pour cela un instrument utile), joue un rôle essentiel. Certains artistes ont cependant indéniablement été pris du désir de rivaliser d'exactitude avec la photographie au point d'en oublier les buts de la peinture : après la publication des découvertes de Muybridge en 1878 dans la Nature, Meissonier, pour ne citer que lui, a refait 2 de ses tableaux de batailles pour représenter correctement le galop du cheval.
L'apport de la photographie instantanée
La photographie instantanée (temps de pose à 1/58 de seconde) est apparue officiellement en 1859, en même temps que les appareils s'allégeaient et permettaient de choisir d'autres points de vue que le point de vue frontal. Elle fut divulguée rapidement sous forme de vues stéréoscopiques. Certaines photos de villes, dont Hippolyte Jouvin était un des spécialistes réputés en France, prises d'un point de vue élevé et où grouillent les taches des citadins, ont inspiré les premiers sujets des impressionnistes, tel le Boulevard des Capucines de Monet en 1873, ou les tableaux de Pissarro de sujets avoisinants. Agrandies à la loupe, ces taches révélaient des figures prises sans le savoir par la caméra dans des attitudes totalement naturelles, qui, jusque-là, n'avaient pas eu droit de cité —ou presque— en peinture et que l'œil devait même enregistrer sans s'y arrêter. À partir de ces images nées du hasard, Degas, abandonnant les sujets antiques, a élaboré un nouveau style qu'il définit ainsi : " Faire des études de gens dans des attitudes familières et typiques et surtout donner à leur figure le même choix d'expression que leur corps. " Tous les artifices du cadrage photographique (composition décentrée, goût du raccourci, personnage coupé par la composition) ou les défauts d'optique dus par exemple à l'utilisation d'une lentille à court foyer (aplatissement de l'espace, étalement des figures au premier plan, rétrécissement exagéré de l'arrière-plan), Degas pouvait les trouver dans l'estampe japonaise, qui a dû servir de catalyseur ; mais il ne pouvait capter l'expression momentanée d'un visage ou d'un geste qu'à travers la photographie, comme le montre bien sa copie d'une photo de Disderi représentant la princesse de Metternich. La Famille Bellelli, au début des années 1860, est un premier pas encore raide vers cette nouvelle esthétique. On cite en général comme les plus typiques du caractère photographique de son art la Place de la Concorde (vicomte Lepic et ses filles), vers 1875, l'Équipage aux courses (1873), et, avant, la Femme aux chrysanthèmes, de 1865, le Bureau de coton à La Nouvelle-Orléans de Pau (1873) étant évidemment le chef-d'œuvre du genre. Mais c'est toute l'œuvre de Degas qu'il faudrait citer, à partir de 1860, y compris les tableaux de danseuses et de blanchisseuses (on a retrouvé des photos de blanchisseuses dans son atelier). Le côté anticonventionnel de la peinture de Degas a beaucoup choqué les contemporains, qui lui reprochaient, comme Gustave Coquiot à propos du Foyer de la danse, son caractère photographique. Watts, qui admirait tant les portraits de Cameron, n'admettait pas non plus que le peintre adoptât un point de vue autre que frontal. L'intérêt de Degas pour la photographie nous est connu par les témoignages de Lerolle et de Rouart, et il l'a d'ailleurs pratiquée lui-même à partir de 1890, donc après avoir trouvé son style, sans doute encouragé par l'exemple du photographe Barnes, qui travaillait pour lui à Dieppe en 1885 (et dont il envoya des photos à Sickert). Ses propres photos, qui étonnaient les contemporains par leurs recherches de raccourcis (il faisait prendre à ses sujets des poses d'abord incompréhensibles), paraissent bien sages à côté de ses tableaux. Il semble que la peinture de Degas, utilisant une nouveauté technique de la photographie, a créé non seulement pour la peinture, mais pour la photographie elle-même, des nouvelles conventions de représentation. Ainsi, les instantanés pris dans les années 1885-1890 par Maurice Joyant, l'ami de Lautrec, sont très proches, par les intentions et la composition, des tableaux de Degas. La contribution de celui-ci est importante, car il a mis l'accent sur un aspect de la photographie passé jusque-là inaperçu, intégré à sa peinture même : le caractère essentiellement graphique et pauvre en matière (il peint de façon caractéristique généralement avec une pâte très légère délayée à l'essence). Au contraire, les peintres du XIXe s., réalistes ou non, avaient surtout été fascinés par les possibilités illusionnistes de la photographie, par sa capacité inégalée, pensaient-ils, de rendre le détail des matières.
L'art de Lautrec, non moins intéressé que Degas par la photographie (il a souvent utilisé les " clichés-verre " de Maurice Joyant) et par l'estampe japonaise, et qui tire de cette influence conjuguée le même parti de composition, est malgré tout moins intéressé par la traduction de l'instantané, davantage tourné vers la stylisation, la caricature, dans la volonté de créer des types. Gustave Caillebotte, qui connaissait Degas de longue date, a essayé de tirer un parti aussi audacieux que ce dernier de la photographie, en particulier pour la mise en page de ses tableaux. Mais, hormis son chef-d'œuvre Paris par temps de pluie de l'Art Inst. de Chicago, son style, trop académique, trahit la hardiesse de ses intentions ; on peut en dire autant de Tissot, qui, à partir de 1870, prépare le plus souvent ses tableaux par des photographies, et de Eakins, dont ce fut aussi la technique habituelle et qui avait pour la photographie un intérêt passionné.