Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
C

critique d'art (suite)

Les prémices théoriques : Renaissance, maniérisme, classicisme

Au XVe s. s'ouvre en Italie l'âge d'or de ce que l'on pourrait nommer la poétique artistique : le traité succède au manuel et prépare l'avènement de l'essai, qui fleurira souvent au siècle suivant sous la forme du dialogue. Certes, les genres traditionnels survivent et se développent (chroniques patriotiques, vies, inventaires, " Mirabilia " et guides topographiques, nouvelles et romans allégoriques, poèmes, etc.). Mais la soudaine prolifération de textes théoriques, le besoin de principes et de règles sont révélateurs de la soif de respectabilité qui pousse la peinture à chercher dans la pratique des sciences (perspective géométrique, mathématique des proportions, anatomie) et dans l'érudition (Ghiberti) la justification de sa prétention au statut d'art libéral. De cette reprise de l'émancipation sociale de l'artiste, bientôt sacré " divin " avec Michel-Ange, témoigne encore l'interminable querelle sur la prééminence (" paragone ") qui oppose le peintre au poète, au musicien, voire au sculpteur. Alberti, Léonard, Dürer, Vasari, Zuccaro, Lomazzo, Poussin, Reynolds et bien d'autres s'inscrivent ainsi dans une généalogie de peintres-philosophes, humanistes érudits dont un Delacroix ou un Paul Klee seront les héritiers lointains. Des écrivains (l'Arétin, Dolce, R. Borghini, bientôt suivis par Agucchi, Bellori, Baldinucci, Félibien) apportent leur caution et participent à ce renouveau d'une réflexion esthétique avant la lettre, dont l'effet à long terme sera l'élaboration des fondements théoriques du discours critique. Mais d'emblée les critères du jugement se précisent, les catégories de l'analyse se cristallisent. Invention, dessin, couleur seront les " parties " de la peinture, dont la distribution, empruntée à l'ancienne rhétorique, connaîtra une stabilité durable. Théories de la convenance (décorum), de l'expression des passions, de l'unité d'action se définissent en fonction de l'" histoire " représentée et témoignent encore de l'influence renouvelée de la critique littéraire. Quant à des concepts comme ceux de " relief ", de " sfumato " ou d'" union chromatique ", plus spécifiquement picturaux, ils marquent un enrichissement de la terminologie. Au début, tout ordre est soumis à la mesure, fruit de l'expérience, et la peinture s'affirme comme une méthode rationnelle de connaissance. Mais à la nature, qui trouve une nouvelle consistance dans la réhabilitation de l'apparence, s'ajoute un deuxième objet de l'imitation : l'antique, bientôt relayé par les grands maîtres, Raphaël, Michel-Ange, Titien, dont l'œuvre est appelé à jouer le rôle d'une nature seconde, épurée et source de la " grande manière ". D'où l'oscillation entre " naturalisme " et " idéalisme ", vérité et beauté, qui accompagnera longtemps ce premier dépassement de la doctrine de la mimesis, mais dont l'aspect positif sera le dégagement progressif de la notion de style, issue précisément de la multiplication des comparaisons. En effet, la redécouverte de l'histoire, amorcée dès le XIVe s. florentin et qui culmine avec les Vite de Vasari, devait déclencher une méditation sur les causes et le sens de l'évolution des formes. Et c'est alors que se fixe le fameux schéma ternaire (âge d'or-décadence-renaissance) qui prévaudra au moins jusqu'à Winckelmann et dont les faiblesses, définitivement dénoncées par Riegl, ne devraient pas masquer l'ébauche d'une théorie du milieu (les invasions barbares, responsables des ténèbres médiévales) promise au plus bel avenir (Taine, sociologie de l'art) ni faire oublier l'importance de l'apparition des premières catégories historico-stylistiques, dont l'origine polémique (manières " grecque ", " gothique ") et péjorative (définitions négatives, par opposition à une norme " classique ", fruits de l'adaptation de la condamnation vitruvienne de la peinture de grotesques, comme l'a bien montré E. Gombrich) n'empêchera pas la fortune (v. l'origine des mots baroque, rococo, impressionnisme, fauvisme, cubisme).

   Ces éléments se développent au cours de la période dite " maniériste ", aussi prolifique que complexe. Le sentiment confus d'une maturité dépassée —cette nostalgie automnale dont parle si justement Schlosser —, joint à l'hyperconscience des moyens plastiques mis en œuvre, semble déboucher sur une sorte de distance critique, dont la naissance de la caricature est une autre manifestation. Le mot art, par un double mouvement de dégagement et de synthèse, achève la mutation d'où sortira son sens moderne : esthétique et visuel (les " arts du dessin "), tandis que l'artiste, loué pour la " virtuosité " avec laquelle il triomphe de la " difficulté ", revendique le respect pour son " idée " et prend souvent l'initiative de la création, laissant au collectionneur, qui ne l'a pas commandée, le soin d'acheter l'œuvre qu'il aura bien voulu produire. Un véritable culte de l'art coïncide avec un renouveau de la spéculation esthétique, dont la jonction enfin explicite des réflexions sur l'art et sur la beauté, due à une recrudescence de l'influence néoplatonicienne, est la caractéristique principale. Mais le dualisme latent s'aggrave à la faveur de l'intellectualisme dominant : le concept clé de " dessin ", déjà subdivisé par Cennino, éclate chez Zuccaro en " dessin interne " (la conception) et en " dessin externe " (l'exécution), et leur réconciliation se fera attendre trois siècles. Par ailleurs, les notions de fantaisie et de génie (Aretino, Giordano Bruno, Francis Bacon) ressuscitent et amorcent un glissement sémantique qui conduira au Romantisme. C'est que le rationalisme est en recul : la mathématique est chassée du temple de la peinture, où l'on préfère, depuis Vasari, la " grâce " à la " mesure ", la " licence " à la " règle ", et l'évolution du mot goût, étudiée par R. Klein, est là pour le confirmer.

   Et pourtant, cette époque éprise de liberté individuelle est aussi celle du retour à l'autorité. La résurgence d'éléments médiévaux, véhiculés par la Contre-Réforme, entraîne un recours à des critères extrinsèques (morale, dogme), et la lecture inquisitoire de la censure, qui vise le seul contenu de l'image, s'appuie sur une interprétation restrictive du " décorum " comme décence : le Jugement dernier de Michel-Ange en fera les frais. C'est l'âge de la feuille de vigne, dont Gilio, Molanus ou Paleotti illustreront la déviation critique. Autorité encore : la codification de préceptes (Danti, Armenino) destinés à restaurer la bonne peinture par le biais de programmes pédagogiques, bientôt sanctionnés par les académies nouvellement créées. La brusque multiplication de ces institutions de prestige, qui détrônent les anciennes gildes et où s'investit la revendication de " noblesse " des artistes, est à la fois le signe d'une consécration et l'annonce d'un danger : le patronage équivoque de l'aristocratie prépare le terrain pour l'utilisation des académies par le pouvoir à des fins centralisatrices et de propagande (Colbert-Le Brun). Pour avoir trop bien échappé à la corporation, le peintre tombe sous la coupe du prince.

   Et c'est bien sur l'enseignement et les règles plutôt que sur le génie que parieront les théoriciens du XVIIe s., qui, dans l'ensemble, se situent à la fois dans le prolongement et en réaction contre l'esthétique maniériste : mêmes intérêts, mêmes problèmes. La lente redécouverte de la peinture médiévale, amorcée sous le signe de la pieuse érudition issue du concile de Trente, se poursuit (Mancini), et culminera dès la fin du siècle suivant avec les mouvements " primitifs ". Continuité aussi dans le domaine de l'iconologie, où le goût maniériste du hiéroglyphe (Alciati, Ripa) débouche sur l'allégorie baroque (Tesauro, Menestrier), objet, elle aussi, de doctes exégèses. Des résistances corporatives au nord des Alpes provoquent des séquelles de la querelle sociale (en France : brevet contre maîtrise, Académie royale contre celle de Saint-Luc), qui viennent confirmer la dichotomie du cerveau et de la main, de la théorie et de la pratique (Félibien). Mais, si la doctrine académique reprend bien des éléments apparus au cours de la seconde moitié du XVIe s., tels l'éclectisme ou le " décorum " entendu comme " bienséance ", elle se nourrit aussi d'une réflexion antérieure, dont le retour à une définition néo-aristotélicienne de l'imitation idéale est caractéristique : la " belle nature ", c'est bien la nature vue à travers l'antique, mais c'est surtout la nature corrigée par elle-même, saisie dans la perfection de son " intention ", comme forma agens, et restituée à ce qu'elle " devrait être " par un processus de sélection et de généralisation visant le type, la species, processus dont Alberti et Danti avaient posé les premiers jalons et que Diderot, Reynolds ou Quatremère de Quincy développeront à leur tour. Cette théorie de l'idée extraite du sensible s'inscrit dans un contexte dont le rationalisme, encouragé par Descartes, a plus d'un point commun avec la première Renaissance. Et c'est bien à cette période que nous renvoie une querelle qui se rallume, celle de la perspective, qui met aux prises Bosse, Huret et Chambray, traducteur de Léonard et pour qui l'optique est l'" art de voir les choses par la raison ". Clarté, équilibre et mesure constitueront ainsi les piliers d'un Classicisme rigoriste, dont l'exemple de Poussin sera longtemps la grande référence.

   En fait, Poussin lui-même, dont les lettres nous révèlent un peu la conscience critique, s'appuyait sur une tradition rencontrée à Rome et dont Agucchi, avant Bellori, s'était fait le porte-parole : doctrine du juste milieu qui voit en les Carrache et leurs disciples bolonais les sauveurs de la peinture, menacée par un excès à la fois de " naturalisme " (Caravage) et de " manière " (le Cavalier d'Arpin). L'hostilité à Michel-Ange, détrôné au profit de Raphaël, et aux Vénitiens entretiendra en France une polémique analogue contre " libertins " et " cabalistes ", tandis que Winckelmann et Reynolds poursuivront cette lutte sur deux fronts, le Rococo tenant alors le rôle de la " manière " et les Flamands celui de la nature vulgaire. Est-ce à dire que toute la doctrine " classique " est marquée du sceau de l'italianisme ? Il convient, sur ce point, de nuancer les affirmations de Schlosser. Mais il n'en reste pas moins que Rome et Florence garderont longtemps la prééminence. Et si, dès la fin du XVIe s., on constate un élargissement européen de la théorie picturale, tant Van Mander ou Sandrart, les " Vasari du Nord ", que F. Junius, Hoogstraeten ou Lairesse aux Pays-Bas, Hilliard ou Richardson en Angleterre, Carducho, Pacheco, Palomino en Espagne ne sauraient cacher leurs sources, et leur originalité ne peut se définir que par rapport à elles. La filiation peut d'ailleurs être indirecte, et l'influence de la France comme relais est indéniable en Angleterre, par exemple, où le De arte graphica de Dufresnoy, déjà traduit et commenté par De Piles, le sera encore par Dryden avant d'être réannoté par Reynolds près d'un siècle plus tard.

   En Italie même, tandis que l'héritage vasarien fructifie sous la plume des Baglione, Baldinucci, Passeri, Pascoli, Bellori, qui mêlent habilement le genre théorique du traité (introductions) et celui, historique, des vies, des oppositions s'affirment contre l'impérialisme artistique romano-florentin : Lomazzo à Milan, Mancini à Sienne, Malvasia à Bologne, Ridolfi ou Boschini à Venise développent une historiographie locale souvent d'une haute valeur critique et qu'un certain chauvinisme n'empêchera pas de contribuer à la prise de conscience de la relativité des styles.

   Le tableau de genre évolue lui aussi progressivement. Avant que l'ère des traités ne touche à sa fin (ceux de Richardson, Hogarth ou Liotard seront parmi les derniers essais significatifs), une variante apparaît, dont l'origine résulte directement de l'organisation des académies : la conférence (Zuccaro, Bellori, Le Brun, C. A. Coypel, Reynolds, Füssli), qui peut prendre, comme à Paris, la forme du commentaire d'un tableau modèle. Les vies elles-mêmes consacrent de plus en plus de place à l'étude des œuvres, tandis que les dérivés de l'ekphrasis (Borghini, Bocchi sur le Saint Georges de Donatello, Bellori sur les Stances de Raphaël, De Piles sur la collection du duc d'Orléans) gagnent en précision analytique. Les récits de voyages (De Brosses, Montesquieu) se multiplient, ainsi que les guides touristiques, notamment en Angleterre à l'époque du " Grand Tour ". Le roman critique, grâce aux voyages fictifs de Scaramuccio ou de Boschini, ou le poème (Dufresnoy, Molière, Watelet) connaissent leur chant du cygne. Enfin, l'apparition de dictionnaires techniques, dont le Vocabolario de Baldinucci est le prototype, marque un progrès important dans la fixation de la terminologie.

   La frontière entre classique et baroque est, au niveau des doctrines, fort difficile à cerner. En effet, rien ne ressemble plus aux idées de Bernin (rapportées par Baldinucci ou Chantelou) que celles de Bellori, qui refusa d'écrire sa biographie. Et si l'un des critères préférés des historiens modernes, l'insistance sur une rhétorique de la persuasion, fait presque figure de " topos " à l'époque, l'esthétique du sentiment n'apparaît guère avant la littérature préromantique. Il est cependant un domaine dans lequel se dessine un clivage plus net : c'est celui de la critique d'art à proprement parler, à laquelle il nous faut revenir, après en avoir exploré les fondements et les alentours.