Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
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Picasso (Pablo Ruiz) (suite)

L'après-guerre. Le retour à la Figuration

En 1917, Jean Cocteau persuade Picasso d'aller avec lui à Rome exécuter les décors d'un ballet, Parade, dont il a écrit le livret sur une musique d'Erik Satie pour Serge de Diaghilev. La collaboration de Picasso avec les Ballets russes (décors et costumes du Tricorne [1919], de Pulcinella [1920]) ranime en lui la veine décorative et lui fait retrouver les personnages de ses œuvres de jeunesse (Arlequin, 1913, Paris, M. N. A. M.). " Passéiste à dessein ", comme disait Léon Bakst, le rideau de Parade manifeste le retour, amorcé dès 1915 (Portrait de Vollard, dessin), à un art délibérément réaliste, à un dessin élégant et scrupuleux, abusivement qualifié d'" ingresque ", à des formes monumentales inspirées de l'art antique (Trois Femmes à la fontaine, 1921, New York, M. O. M. A.) et traitées tantôt avec une robuste saveur populaire (la Flûte de Pan, 1923, Paris, musée Picasso), tantôt avec une sorte de bouffonnerie épique (Deux Femmes courant sur la plage, 1922, Paris, musée Picasso). Le climat euphorique et conservateur du Paris d'après-guerre, le mariage de Picasso avec la très bourgeoise Olga Kokhlova, la réussite mondaine de l'artiste expliquent en partie sa conversion provisoire et d'ailleurs relative, puisqu'il continue à peindre à l'époque d'éclatantes natures mortes très cubistes d'accent, sinon d'intention (Mandoline et guitare, 1924, New York, Guggenheim Museum). À côté du cycle des géantes et des baigneuses, les tableaux d'inspiration " pompéienne " (Femme en blanc, 1923, New York, M. O. M. A.), les nombreux portraits de la femme du peintre (Portrait d'Olga, pastel, 1923, musée de Grenoble) et de son fils (Paul en Pierrot, 1925, Paris, musée Picasso) sont parmi les œuvres les plus séduisantes que l'artiste ait jamais peintes, même si leur classicisme un peu facile et leur apparence de pastiche déconcertent l'avant-garde de l'époque. Ces œuvres manifestent pour la première fois chez Picasso une disposition artistique qui ne fera que s'accentuer avec le temps et qui est d'ailleurs commune à beaucoup d'artistes, à Stravinski en particulier, entre les deux guerres : une curiosité à l'égard des styles du passé qui tourne à l'inventaire culturel et une extraordinaire virtuosité à les transposer dans un langage moderne et personnel.

Contact avec le Surréalisme

En 1925 se décide une nouvelle rupture et débute l'une des périodes les plus complexes et les plus tourmentées de la production de l'artiste. Après l'élégance épicurienne des années 20, la Danse (Londres, Tate Gal.) nous introduit dans une atmosphère convulsive et hystérique, dans un climat d'irréalisme onirique que l'on peut expliquer en partie par l'influence des poètes surréalistes, influence d'ailleurs évidente et avouée dans certains dessins et qui se manifeste également dans certains poèmes écrits en 1935 et dans une pièce de théâtre écrite pendant la guerre (le Désir attrapé par la queue). Pendant plusieurs années, l'imagination de Picasso semble ne pouvoir enfanter que des monstres : créatures déchiquetées (Baigneuse assise, 1929, New York, M. O. M. A., hurlantes (Femmes dans un fau– teuil, 1929, Paris, musée Picasso) ou absurdement gonflées et informes (dessins sur le thème de la Baigneuse, 1927), ou qui évoquent des images de métamorphose et d'agression érotique (Figures au bord de la mer, 1931, Paris, musée Picasso). Malgré quelques œuvres plus apaisées, qui sont sur le plan pictural les plus importantes de cette époque stylistiquement très incertaine (Jeune Fille devant une glace, 1932, New York, M. O. M. A.), les femmes sont les principales victimes de ces féroces caprices de l'inconscient. Lorsqu'il rencontre en 1932 Marie-Thérèse Walter, la simple beauté de cette jeune femme ainsi sans doute que la compétition avec les récentes odolisques de Matisse lui inspirent des œuvres où s'exprime sans détour une sensualité silencieuse et comblée (le Miroir, 1932). Marie-Thérèse Walter est également le modèle de certains bustes d'une monumentalité sereine qu'il exécute en 1932 à Boisgeloup, propriété qu'il a achetée en 1930. De 1930 à 1934, c'est dans la sculpture que Picasso s'exprime sans doute avec le plus de vitalité : bustes et nus féminins qui s'inspirent parfois de Matisse (Femme couchée, 1932), animaux, petits personnages de veine surréaliste (l'Homme au bouquet, 1934) et surtout constructions métalliques aux formes mi-abstraites, mi-réalistes, initiées en 1928 par les projets de monument à Gustave Apollinaire et parfois réalisées avec des matériaux de rebut, qu'il exécute avec l'aide de son ami le sculpteur espagnol Julio González (Construction, 1931). À côté de ces formes étranges et pointues, les gravures qu'exécute Picasso pour illustrer les Métamorphoses d'Ovide (1930) et la Lysistrata d'Aristophane (1934) manifestent chez lui la permanence de l'inspiration classique.

Minotaure et " Guernica "

Peut-être à la suite de deux longs séjours que l'artiste fait en Espagne en 1933 et 1934, les thèmes taurins apparaissent alors dans son œuvre, sous une forme assez littéraire d'ailleurs : celle du Minotaure, qui revient avec insistance dans la très belle série de gravures exécutées en 1935 (la Minotauromachie). Cette image du taureau ravisseur et meurtrier conclut la période surréaliste de l'œuvre de Picasso, mais constitue encore le thème central de Guernica, son œuvre la plus célèbre, qu'il exécute en quelques semaines après la destruction par des avions allemands de la petite ville basque et qui marque le début de son engagement politique (Madrid, Centro de Arte Reina Sofia ; jusqu'en 1981 le tableau fut exposé au M. O. M. A.). L'angoisse de Picasso devant la barbarie qui menace l'Europe, son horreur de la guerre et du fascisme ne s'expriment pas directement dans son œuvre, mais donnent à celle-ci une tonalité angoissée et funèbre (Pêche de nuit à Antibes, 1939, New York, M. O. M. A.), une intensité amère et sarcastique qui n'épargne guère que les portraits d'enfant (Maïa et sa poupée, 1938, Paris, musée Picasso). Encore une fois, ce sont les femmes qui sont les principales victimes de cette mauvaise humeur généralisée, une femme en particulier, Dora Maar, qui est sa compagne depuis 1936 et dont il ne se lassera pas de déformer et de faire grimacer le beau visage inquiet (la Femme qui pleure, 1937, Londres, Tate Gal.). Jamais la misogynie de l'artiste ne s'est exprimée avec autant de férocité : couronnés de chapeaux ridicules, les visages sont vus de face et de profil, hagards, disloqués ; découpés à coups de serpe, les corps s'enflent en extrémités monstrueuses ou rassemblent leurs miettes de la façon la plus burlesque (l'Aubade, 1942, Paris, M. N. A. M.). L'occupation allemande n'est évidemment pas faite pour rasséréner Picasso, qui ne quitte pas Paris de 1940 à 1944. Elle ne ralentit d'ailleurs en rien l'activité de l'artiste : portraits, sculptures (l'Homme au mouton), natures mortes faméliques qui évoquent parfois avec une force tragique incomparable la tristesse de l'époque (Nature morte au crâne de bœuf, 1942, Düsseldorf, K. N. W.).

Après la Libération

La détente arrive avec la paix. Le Charnier (1944-45, New York, M.O.M.A.) est la dernière œuvre tragique de Picasso, et celui-ci, qui rend publique à l'automne de 1944 son adhésion au parti communiste, ne semble pas avoir mis une conviction particulière à exécuter les grandes œuvres historiques à programme que ses amis politiques attendaient peut-être de lui (Massacre en Corée, Paris, 1951, musée Picasso). La colombe qui illustre l'affiche du congrès mondial de la Paix à Paris en 1949 est peut-être le témoignage le plus efficace de l'engagement de l'artiste, celui aussi qui a le plus contribué à faire de lui une figure légendaire et universellement connue. Mais l'œuvre de Picasso au lendemain de la guerre est celle d'un homme heureux ; Picasso vit avec une jeune femme, Françoise Gilot, qu'il a rencontrée en 1945 et qui lui donnera deux enfants, lui fournissant ainsi le thème de nombreux tableaux de famille robustes et charmants. Il s'éloigne de Paris, découvre le Midi, les joies du soleil, de la plage, de la mer, s'installe à Vallauris (1948), puis à Cannes (1955), achète en 1958 le château de Vauvenargues et se retire définitivement au mas Notre-Dame-de-Vie à Mougins en 1961. Les œuvres de 1945-1955, très méditerranéennes d'accent, se caractérisent par leur atmosphère d'idylle païenne et un renouveau de la veine antiquisante, qui trouve sa meilleure expression dans les tableaux et les dessins exécutés à la fin de 1946 dans les salles du musée d'Antibes, devenu depuis musée Picasso (la Joie de vivre). Mais c'est l'abandon à la verve décorative et la recherche de moyens nouveaux d'expression qui marquent le plus fortement cette période de l'activité de Picasso : gravures, lithographies que l'artiste exécute en très grand nombre chez l'imprimeur Mourlot (près de 200 grands formats entre novembre 1945 et avril 1949), sans parler d'un ensemble considérable d'affiches, de gravures sur bois et linoléum, de poteries et de céramiques, de sculptures enfin. À l'automne de 1947, Picasso commence à travailler à Vallauris à la fabrique " Madoura " : passionné comme il l'est toujours par les problèmes de métier et le travail manuel, il réalise lui-même quantité de plats, d'assiettes décorées, de cruches anthropomorphes ou de statuettes représentant des animaux (le Centaure, 1958), d'un archaïsme parfois un peu superficiel, mais toujours plein de charme et d'esprit.

   Les sculptures sont les plus importantes qu'ait réalisées Picasso depuis Boisgeloup (la Femme enceinte, 1950). Certaines d'entre elles (la Chèvre, 1950 ; la Guenon et son petit, 1952, plâtres originaux à Paris, musée Picasso), exécutées avec des matériaux de fortune (le ventre de la chèvre a été fait avec un vieux panier), comptent parmi les chefs-d'œuvre de l'" art de l'assemblage ".

   En 1953, Françoise Gilot et Picasso se séparent. C'est le début pour l'artiste d'une grave crise morale dont on trouve l'écho dans une remarquable série de dessins exécutés entre la fin de 1953 et la fin de l'hiver de 1954, où Picasso a exprimé à sa manière, de façon déconcertante et ironique, son amertume devant la vieillesse et son scepticisme à l'égard de la peinture elle-même. En 1954, il rencontre Jacqueline Roque, qui deviendra son épouse en 1958 et lui inspirera un très bel ensemble de portraits. Il est très difficile d'analyser la production des quinze dernières années de l'artiste tant elle est diverse et, il faut bien le dire, inégale, malgré d'incontestables réussites (l'Atelier de Cannes, 1956, Paris, musée Picasso). On peut cependant noter la résurgence de l'inspiration espagnole (Portrait d'un peintre d'après le Greco, 1950) et tauromachique (peut-être parce que la vogue des courses de taureaux dans le midi de la France a fait de Picasso un aficionado passionné), comme le montre la très goyesque suite de dessins et de lavis du Romancero du picador (1959-1968), un des meilleurs témoignages que l'artiste nous ait laissés de ses dons de conteur romantique. Mais il n'est sans doute pas de manifestation plus remarquable de l'insatisfaction permanente de l'artiste, de sa voracité culturelle, de son orgueil, de l'équilibre toujours instable qui s'établit entre un " passéisme " peut-être foncier et une d'autant plus provocante modernité que la série des interprétations et des variations qu'il a réalisées depuis la guerre à partir de tableaux célèbres : les Demoiselles des bords de la Seine, d'après Courbet (1950, musée de Bâle) ; les Femmes d'Alger, d'après Delacroix (1955) ; les Ménines, d'après Velázquez (1957) ; le Déjeuner sur l'herbe, d'après Manet (1960). Aucun critique n'est parvenu à donner une explication satisfaisante de ces entreprises étranges et insolentes qui aboutissent parfois à un fort beau tableau (les Ménines, 17 août 1957, Barcelone, musée Picasso). La ville de Barcelone a pu ouvrir un musée Picasso grâce à une donation de l'artiste en 1970. C'est par l'effet d'une dation en paiement de droits de succession que le musée Picasso fut inauguré à Paris en 1985 dans l'hôtel Salé, comprenant un ensemble de peintures (plus de 200), des sculptures (158), des tableaux reliefs, papiers collés et des milliers de dessins, d'estampes et de documents, ainsi que la collection personnelle de Picasso. Le musée organise régulièrement des expositions consacrées aux aspects les plus divers de l'art et des curiosités de l'artiste. Une seconde dation répartie dans divers musées a été acceptée par l'État en 1990. Elle comprend peintures, sculptures, céramiques, dessins carnets de dessins, gravures et lithographies.