Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
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symbolisme (suite)

Gustave Moreau

Gustave Moreau ne pouvait s'y tromper : dès 1864, nourri de mythologies anciennes et de fables orientales, il peint des tableaux raffinés qui ne sont que symboles (les Licornes, Paris, musée Gustave-Moreau). Il projette sa culture, sa misogynie fascinée et ses angoisses intérieures dans ses toiles aux couleurs triturées comme des gemmes ou dans des aquarelles lumineuses (Centaure portant un poète mort, id.). Il s'efforcera sans cesse, sans y arriver, d'unir à l'expression littéraire de son inquiétude la puissance symbolique de son coloris phosphorescent (Salomé dansant devant Hérode, 1876, id.). Gustave Moreau apparut alors comme le précurseur et le maître incontesté du Symbolisme pictural (les Chimères, 1884, id.).

Les sources littéraires

Mais Gustave Moreau n'était pas un isolé ; le Symbolisme littéraire venait en effet de prendre en France une place très importante. Séduits par les Correspondances baudelairiennes, des poètes comme Verlaine (Sagesse, 1881) ou Rimbaud (Illuminations, 1886) transcrivaient leurs confidences ténues ou leurs effarements sensoriels. Les Poésies de Mallarmé (1887), les Amours jaunes de Tristan Corbière et les Complaintes (1885) de Jules Laforgue exhalent une amertume qui se fond en tristesse sourde chez Albert Samain (Au jardin de l'infante, 1893), Maurice Rollinat (les Névroses, 1883), Henri de Régnier (les Sites, 1887) ou Sully Prudhomme. Francis Jammes et Tailhade (Sonnets liturgiques) opposent un catholicisme poétique au satanisme secret des nouvelles de Barbey d'Aurevilly ou de Villiers de L'Isle-Adam (Histoires moroses, 1867). Parmi eux se détachent le groupe des Décadents et les poètes du Mercure de France que Maurice Barrès qualifiera de " sensationnistes ". C'est alors qu'apparurent de nombreuses revues développant des idées spiritualistes : le Décadent, la Pléiade, le Symboliste, la Vogue, la Plume, le Moderniste d'Albert Aurier (1889) et la Revue blanche des frères Natanson (1891). Jean Moréas rédigeait dans le Figaro du 18 septembre 1886 le manifeste du Symbolisme, tandis qu'Albert Aurier, en 1891, dans le Mercure de France, définissait l'œuvre d'art comme " idéiste, symboliste, synthétique, subjective et décorative ". Alors qu'en 1882 Lucien Renout, dans la Vie artistique, célébrait l'" Ontocolorisme ", qui dévoile le monde invisible par les recherches chromatiques, Mellerio commentait en 1896 le Mouvement idéaliste en peinture. Les interférences entre le Symbolisme littéraire et le Symbolisme artistique étaient d'autant plus nombreuses que la plupart des écrivains étaient aussi des critiques d'art passionnés. Et des liens certains unissaient ceux-ci aux expériences musicales de Wagner ou de Debussy (la Revue wagnérienne, 1885-86). Ce besoin de réagir contre le Naturalisme apparaissait aussi chez les romanciers, et J.K. Huysmans reniait Zola. De même, les théories philosophiques se dégageaient du positivisme d'Auguste Comte ou des constructions socialistes de Karl Marx : Schopenhauer se tournait vers le " Pessimisme " et Bergson, dans son Essai sur les données immédiates de la conscience, conseillait l'atteinte de la vérité par l'intuition. Ce sera l'époque d'un renouveau chrétien et de la conversion d'un Huysmans, d'un Bourget et bientôt d'un Claudel. Parfois, la quête de l'esprit s'égare dans des exaltations perverses ou des alanguissements quintessenciés. Des esthètes comme Jean Lorrain ou Robert de Montesquiou sont fascinés par ce spiritualisme désœuvré qui est l'essence même de ce Des Esseintes, ambigu et névrosé, créé par J. K. Huysmans dans À rebours (1884). La déliquescence et l'ésotérisme vont rapprocher l'artiste des paradis artificiels de la drogue et des envoûtements de la magie (Édouard Schuré, les Grands Initiés, 1889). Ainsi, le sâr Peladan fonde l'ordre de la Rose-Croix catholique. Les tendances picturales symbolistes sont en France très diverses avec des épigones un peu anarchiques. Nous trouvons à côté de Gustave Moreau des graveurs comme Bresdin, qui recherche l'expression de la fragilité et de la solitude humaine face à une nature inquiétante et surpeuplée de fantasmes (le Bon Samaritain), et Gustave Doré décrivant avec la même admiration un peu oppressée les forêts luxuriantes de l'Atala de Chateaubriand.

Odilon Redon

Cette traduction de l'angoisse de l'homme devant l'inexorabilité de la nature se retrouve chez Odilon Redon. Dans ses œuvres en noir et blanc, dessins et gravures, qu'il appelait " mes ombres ", il imagine des fantômes blafards, des fleurs dangereuses (Fleur de marécage, Otterlo, Kröller-Müller) et des bêtes effrayantes (l'Araignée, 1881, Paris, Orsay). Mais il rêve aussi en couleurs de paysages irisés, de coquillages opalescents (la Naissance de Vénus, Paris, Petit Palais), de Pégases solennels et de regards intérieurs (les Yeux clos, 1890, Paris, Orsay). Comprise des poètes, admirée des Nabis, son exposition d'ensemble chez Durand-Ruel en 1899 fut un véritable manifeste. Les visions morbides de Redon s'égarèrent alors jusqu'aux limites de l'inconscient et du Surréalisme, mais l'artiste n'oublia jamais la leçon flamboyante de Gustave Moreau. Celle-ci avait de même marqué profondément les silhouettes sombres, soulignées de blancs, des aquarelles de Rodin, spectres anxieux inspirés par l'Enfer de Dante et les Fleurs du mal de Baudelaire.

Le Symbolisme académique

De nombreux peintres participants des salons officiels en furent imprégnés : bien des aquarelles d'Élie Delaunay, conservées au musée de Nantes, ont une résonance symboliste ; les femmes épuisées de Hébert, les figures silencieuses de Lévy-Dhurmer, les énigmatiques visages byzantins d'Edgar Maxence, les flottantes apparitions d'Henri Martin (Chacun sa chimère, 1891, musée de Bordeaux) ou de Maurice Chabas, les fugitives évocations d'Ernest Laurent et d'Henri Le Sidaner sont les expressions plus traditionnelles d'un semblable mal de vivre. On retrouve des songeries identiques dans les églogues vaporeuses d'Alphonse Osbert et les idylles antiques de René Ménard, dans les portraits sereins d'Aman-Jean (la Jeune Fille au paon, 1895, Paris, musée des Arts décoratifs) comme dans les thèmes préraphaélites d'Elysabeth Sonrel, d'Armand Point ou de Rochegrosse (le Chevalier aux fleurs, 1893, Paris, Orsay). L'exposition du Symbolisme dans les collections du Petit Palais (1988) a permis de découvrir toutes les tendances de ce symbolisme plus ou moins " pompier ". L'Art nouveau est né de ce goût du languide, du végétal exubérant, des artifices, des fleurs enroulées et des chevelures dénouées. Il ne fut la plupart du temps qu'un art purement décoratif, jouant des arabesques de la ligne, mais quelquefois, chez Mucha ou Grasset, il retrouva son contenu spiritualiste : les illustrations de Mucha pour Ilsée de Robert de Flers (1897) et pour le Pater (1899) en sont le meilleur exemple.

Puvis de Chavannes

Parallèlement apparaît une nouvelle forme du Symbolisme, qui, au contraire, renonce à l'étrange pour poursuivre, dans la simplicité et l'équilibre de la composition, la transfiguration intérieure de l'œuvre d'art. Puvis de Chavannes peignit en vastes fresques des allégories paisibles dont les figures délicates gardent une immobilité attentive (Inter artes et naturam, 1890, musée de Rouen). L'harmonie de ces décorations irréalistes est renforcée par la modulation très sensible des tons assourdis : c'est par l'extrême sobriété des couleurs que Puvis de Chavannes exprime le mieux son sentiment intime si raffiné. Ses toiles religieuses ont une sérénité triste, tout éclairée de dévotion intérieure (la Madeleine à la Sainte-Baume, 1869, Otterlo, Kröller-Müller). Ses collaborateurs Paul Baudouin et Alexandre Séon seront fidèles à sa vision du mur, mais Baudouin s'orientera vers l'allégorie " réelle " tandis que Séon recherchera des sujets idéalistes très raffinés. Le Symbolisme intimiste d'Eugène Carrière (Jeanne d'Arc, 1899, Paris, Orsay) et de Fantin-Latour (Prélude de Lohengrin, 1902, Paris, Petit Palais) est moins abstrait, plus nuancé d'amour humain et de douceur attendrie. Il se traduit par l'ascétisme du coloris et la suppression du contour.