Rubens (Petrus Paulus) (suite)
Le retour à Anvers et la naissance du " style rubénien " (1609-1615)
À son retour à Anvers, la situation politique du pays flamand a considérablement évolué : après plus de quarante années de guerre, la trêve de Douze Ans a ramené la paix, et les artistes sont sollicités de toute part pour restaurer et décorer les bâtiments religieux et publics. Dès 1609, Rubens est nommé peintre de cour de l'archiduc Albert et de son épouse Isabelle, avec la permission exceptionnelle de pouvoir s'installer à Anvers au lieu de devoir séjourner à Bruxelles. À Anvers même, il trouve un appui sûr en la personne de Nicolaes Rockox, échevin et plusieurs fois bourgmestre de la ville. En 1609 également, il épouse Isabelle Brant, fille de l'avocat Jan Brant, secrétaire de la ville d'Anvers, et, en 1611, il met la dernière touche à son installation bourgeoise en acquérant une somptueuse demeure, qu'il fait peu à peu transformer en un palais à l'italienne et où il installera ses précieuses collections d'œuvres d'art.
L'affluence des commandes suit cette ascension sociale : à peine est-il de retour que la ville d'Anvers lui commande une Adoration des mages (Prado) pour décorer la chambre des États : cette œuvre importante et, plus encore, le grand triptyque de l'Érection de la Croix (Anvers, cathédrale ; esquisse au Louvre), réalisé en 1610-11 pour l'autel majeur de l'église Sainte-Walburge, montrent à quel point est forte l'emprise de l'art italien et en particulier celui de Caravage : intensité du luminisme, naturalisme de la vision, mais aussi monumentalité des figures et composition déjà largement baroque. Les œuvres religieuses restent tout au long de cette première période anversoise l'essentiel de la production de l'artiste, et le renouveau religieux apporté par le mouvement de la Contre-Réforme trouve en Rubens un chantre exceptionnel ; le retable de la Descente de croix (Anvers, cathédrale), commandé en 1611 par la corporation des arquebusiers, est à cet égard un exemple frappant : le corps du Christ, baigné d'une large coulée lumineuse, jaillit avec intensité des ténèbres, entouré d'un halo de personnages qui sont autant de taches en tons chauds et froids alternés. La vigueur des oppositions colorées vient s'allier à l'intensité du luminisme pour créer un langage neuf et immédiatement perceptible.
Cependant, l'activité de Rubens au cours de cette période ne se réduit pas à l'exécution de grandes œuvres religieuses, et les thèmes profanes trouvent largement droit de cité dans son abondante production : ainsi le Couronnement du héros vertueux (Munich, Alte Pin.) ou la Vénus frigida (musée d'Anvers), ou encore Jupiter et Callisto (musée de Kassel). Ces œuvres, peintes pour le décor des chambres de métier ou des demeures de la haute société anversoise, rivalisent d'harmonie et montrent un artiste muni d'une langue neuve et riche, pouvant illustrer, avec des audaces plastiques qui se mêlent à un colorisme subtil, les thèmes éternels de l'humanisme tout autant que les allégories les plus raffinées. Un tableau de la National Gallery de Londres, Samson et Dalila (v. 1609), semble réunir toutes les audaces nouvelles du peintre, aussi bien dans le mouvement, emporté et lyrique, que dans les coloris, où Rubens utilise à profusion une couleur à laquelle les artistes ne recourent presque jamais, car elle est difficile d'emploi, le violet.
L'épanouissement du style de Rubens et le développement de son atelier (1615-1626)
Très vite, Rubens s'est imposé comme le chef de file de l'école anversoise. Ce succès rapide, l'afflux incessant des commandes l'amènent à créer un véritable atelier, dans lequel des peintres, la plupart du temps déjà formés (Antoon Van Dyck, Jacob Jordaens, Frans Snyders), vont lui servir de collaborateurs, chargés de traduire le plus fidèlement possible les schémas créés par le maître. Le rôle de cet atelier a été parfois minimisé ou au contraire exagéré. Tout porte aujourd'hui à croire à l'existence effective de ce " studio " entre 1615 et 1625 environ, mais il n'en reste pas moins vrai que la plupart des grandes compositions sont de la main même de l'artiste et que le travail des collaborateurs à partir des esquisses de Rubens était sans cesse contrôlé par le maître, qui n'hésitait pas à corriger sur-le-champ telle ou telle erreur, comme un chef d'orchestre au milieu de ses musiciens.
Parmi tant d'œuvres exceptionnelles nées au cours de cette période, on citera : le Christ à la paille (musée d'Anvers), où le réalisme du détail vient s'unir à la plasticité de la forme dans une vision dramatique intense ; le Coup de lance (id.), une des toiles de Rubens les plus chargées de pathétique ; l'Ixion trompé par Junon (Louvre), large frise de nus clairs et sculpturaux ; l'Enlèvement des filles de Leucippe (Munich, Alte Pin.), véritable morceau de bravoure, d'un dynamisme déconcertant, sorte d'hymne à la plénitude physique, où se traduit avec la plus belle évidence cette " furia del pennello " dont parlait Giovanni Bellori dans ses écrits.
Les grandes séries des années 20
Grâce à l'organisation efficace de son atelier, Rubens put mener à bien rapidement l'exécution de séries cycliques de peintures, où, dans un style clair et ample, il va renouveler complètement le problème de la grande décoration picturale. Une première commande de ce style lui est offerte vers 1617, lorsque des nobles génois lui demandent les cartons pour une série de 6 tapisseries illustrant l'Histoire de Decius Mus, consul romain qui se sacrifia pour permettre à son armée de vaincre dans son combat contre les Latins (cartons à Vaduz, coll. Liechtenstein). Avec ce premier cycle, d'une clarté de lecture exemplaire, Rubens parvient à insuffler un rythme à l'ensemble des compositions, ne traitant pas chacun des thèmes pour lui-même mais en vue de l'effet qu'il produira lorsqu'il sera intégré dans la série. En 1620, Rubens reçoit une importante commande des jésuites d'Anvers : leur église, dédiée à saint Charles Borromée, s'achève (peut-être construite sur des projets de Rubens), et sa décoration picturale (3 retables et 39 peintures de plafond) serait une des entreprises les plus considérables de l'artiste si le feu n'avait malencontreusement détruit tout ce décor en 1718, ne nous laissant pour en juger qu'un grand nombre des esquisses. Celles-ci (Louvre ; musées de Gotha, Quimper, Prague ; Vienne, Akademie ; Londres, Courtauld) témoignent de la virtuosité de l'artiste, qui réalise pour la première fois en Europe septentrionale une série de plafonds à la mode vénitienne, dans lesquels les effets de raccourci, la lisibilité de chaque scène et l'équilibre des masses marquent le triomphe de l'illusionnisme baroque à Anvers.
La renommée de Rubens dépassait les limites de son pays et, en France, la reine Marie de Médicis, veuve d'Henri IV, lui demanda en 1621 de bien vouloir décorer une des galeries de son palais du Luxembourg, nouvellement construit. Dans les 24 toiles racontant sur le mode allégorique la Vie de Marie de Médicis (Louvre ; esquisses à l'Alte Pin. de Munich, à l'Ermitage et au Louvre), Rubens développe là encore un style large, clair, plastique, rythmant chacun des murs de compositions alternativement dynamiques et statiques. Le succès remporté par cette décoration dans un milieu parisien qui n'était pas spécialement favorable aux envolées baroques l'aurait amené à réaliser quelques années plus tard (v. 1627) la décoration d'une seconde galerie au Luxembourg sur le thème de laVie d'Henri IV (deux grandes toiles inachevées aux Offices ; esquisses au musée de Bayonne, à Londres [Wallace Coll.]) si l'antagonisme qui régnait entre Louis XIII et la reine mère, suivi de l'exil de celle-ci en 1631, n'avait fait avorter un projet plein de promesses. À la même date encore, en 1622, Rubens reçoit commande d'une suite de cartons pour 12 tapisseries illustrant l'Histoire de Constantin pour le roi Louis XIII (esquisses à Londres, Wallace Coll., et à Paris, coll. part.).
Les mêmes qualités se retrouvent dans les œuvres isolées peintes entre 1620 et 1628 : l'Adoration des mages (musée d'Anvers) est un des sommets de cette période, et la couleur sonore et fluide y devient l'essentiel de la composition ; citons encore, parmi tant de chefs-d'œuvre, la Thomyris et Cyrus (Louvre), la Fuite de Loth (Louvre, signée et datée 1625), le Mariage de sainte Catherine (Anvers, église des Augustins) ou encore l'Adoration des mages (Louvre), qui sont tous des créations de la maturité de l'artiste et dans lesquels la couleur triomphe dans un lyrisme étonnant.
Au cours des années 20 naissent également de nombreux portraits, en rapport avec les personnalités européennes rencontrées par l'artiste au cours de ses voyages et de ses missions diplomatiques, comme le superbe Portrait de Marie de Médicis (Prado), aussi sobre que monumental, celui du Baron de Vicq (Louvre) ou celui, équestre, du Duc de Buckingham (Osterley Park). Enfin, un dernier cycle clôt cette période, sans doute la plus féconde de l'artiste : celui de 21 cartons de tapisseries sur le thème du Triomphe de l'Eucharistie, tapisseries réalisées entre 1625 et 1627 et destinées au couvent des Carmélites déchaussées de Madrid sur une commande de l'archiduchesse Isabelle (esquisses au Prado ; à Chicago, Art Inst. ; à Cambridge, Fitzwilliam Museum).