Dürer (Albrecht) (suite)
Les chefs-d'œuvre et le second voyage italien
Au cours de ces années et surtout à partir de 1500, l'intérêt de Dürer pour les fondements rationnels de l'art va grandissant. Son premier voyage italien lui avait fait prendre conscience de l'impossibilité d'une création artistique totale sans connaissances théoriques : la rencontre de Jacopo de' Barbari et la découverte, en 1503, des dessins de Léonard lui en donneront la confirmation. C'est dans cet état d'esprit qu'il réalise, entre 1502 et 1504, le fameux Retable Paumgartner (Munich, Alte Pin.). Le panneau central porte une Nativité conçue selon les normes gothiques traditionnelles, mais, pour la première fois, Dürer rationalise la construction du décor en lui appliquant très rigoureusement les lois de la perspective. De même, les sévères volets latéraux, portraits de Lucas et Stephan Paumgartner en saint Georges et saint Eustache, sont le fruit de savantes études de proportions. Plus remarquable encore est l'Adoration des mages, peinte en 1504 pour Frédéric le Sage (Offices) et dans laquelle l'étude de la perspective et des proportions est menée avec une précision difficilement surpassable, la direction du point de fuite étant orientée diagonalement, selon un mouvement qui sera caractéristique de l'art baroque. Par la composition savante des contrastes et le dialogue naturel des personnages avec leur environnement, Dürer dépasse cette espèce de chaleur mystique qui imprégnait la Déploration sur le Christ mort ou, plus encore, le Retable Paumgartner et parvient ici à une synthèse limpide qui évoque Léonard.
À l'automne de 1505, il reprend la route de Venise, fuyant la peste qui sévit dans sa ville natale, mais aussi parce qu'il ressent l'impérieuse nécessité d'aller travailler sa couleur dans la ville des peintres par excellence. Sa renommée de dessinateur-graveur l'y avait précédé, et il fut reçu comme un seigneur dans les milieux culturels et politiques vénitiens. Seuls les peintres, à l'exception de Giovanni Bellini, lui manifestèrent de la jalousie, voire une franche hostilité. Souffrant de voir ceux-là même qui copiaient ses motifs graphiques le critiquer sur le plan du coloris, Dürer leur lance une sorte de défi avec la première commande qu'il reçoit en arrivant : la Fête du Rosaire pour l'église de la colonie allemande (1506, musée de Prague), œuvre qui, en constituant l'achèvement et la synthèse de son évolution antérieure, est sans doute l'ouvrage majeur de sa carrière. La composition, encore une fois, dérive très largement des " sacre conversazioni " de Bellini, mais Dürer substitue au côté solennel, angélique et méditatif des représentations traditionnelles de ce thème une atmosphère d'effervescence, ordonnée, comme dans les compositions de Stephan Lochner, autour de la pyramide centrale — Vierge, pape et empereur — et équilibrée poétiquement par le paysage éthéré ouvert à l'arrière-plan. Plus encore que la structure, c'est ici la couleur qui donne à la composition son ordre suprême. Traitée en souplesse, toute en modelés flexibles et en suggestions lumineuses, elle réalise le contraste et l'unité profonde de son éclat " vénitien " et du lyrisme grandiose, hérité des peintres rhénans du XVe s., qui commande le cérémonial de la scène. À côté de ce chef-d'œuvre, d'autres pièces, de moindre ampleur mais non de moindre qualité, retiennent l'attention. Mentionnons : la Vierge au serin (1506, Berlin), témoignage de l'attention que portait Dürer au problème de la couleur-lumière ainsi que de l'ascendant qu'avait sur lui Giovanni Bellini ; Jésus parmi les docteurs (1506, Madrid, fondation Thyssen-Bornemisza), contraste expressif entre la beauté juvénile du Christ et la vieillesse parfois caricaturale des docteurs ; la Jeune Vénitienne (1505, Vienne, K. M.), inachevée, mais d'une délicatesse et d'une chaleur de ton rappelant Carpaccio ; enfin un portrait en clair-obscur sur fond marin lumineux, la Femme à la mer (v. 1507, Berlin). Sur le plan théorique, ce second séjour à Venise fut d'une importance capitale. Ayant découvert la puissance autonome de la couleur et son pouvoir d'expression, Dürer chercha à élaborer une couleur absolue, transcendant ce que le " chiaroscuro " vénitien conservait à ses yeux de trop particulier, de même qu'il s'efforçait, à l'aide d'Euclide, de Vitruve et de nombreuses études du corps humain, de percer le secret mathématique de l'idéal formel classique. Point culminant de ces recherches, l'Adam et l'Ève du Prado (1507), qui peuvent être considérés, dans leur incomparable harmonie abstraite, comme la synthèse durérienne de l'idéal de beauté.
Le mécénat de Maximilien Ier, le voyage aux Pays-Bas, le testament spirituel
De retour à Nuremberg, il exécute un retable sur un thème très populaire en Allemagne à cette époque, le Martyre des Dix Mille (1508, Vienne, K. M.), puis une Adoration de la Sainte-Trinité (1511, id.). Ces œuvres ont en commun une composition fondée sur la multiplication des personnages et, notamment dans la Sainte-Trinité, sur la construction sphérique — copernicienne — de l'espace, ce qui leur donne un caractère visionnaire qui annonce Altdorfer, Bruegel, Tintoret et les maîtres du Baroque. Elles ne marquent cependant pas un progrès notable dans l'évolution de Dürer. En effet, en dehors du climat vénitien, il a tendance à revenir au support graphique des œuvres antérieures, et ses couleurs perdent un peu de leur éclat et de leur souplesse. D'ailleurs, à partir de 1510, il se consacra surtout à la gravure, qu'il considérait comme une " hygiène " par rapport à la peinture. C'est alors que paraissent la Grande et la Petite Passion, la Vie de la Vierge, puis, en 1513-14, ses chefs-d'œuvre, le Chevalier, la Mort et le Diable et la Mélancolie. Ayant trouvé, dès 1512, un nouveau mécène en la personne de l'empereur Maximilien Ier, il sera chargé par le Petit Conseil de Nuremberg de fréquentes missions diplomatiques. C'est ainsi qu'il assiste en 1518 à la diète d'Augsbourg et exécute à cette occasion un certain nombre de portraits dans la grande tradition augsbourgeoise (Maximilien Ier, 1519, Vienne, K. M.). Sainte Anne, la Vierge et l'Enfant (1519, Metropolitan Museum) est l'œuvre la plus remarquable de cette période pauvre en peintures. Avec sa composition délicate en tonalités blanches assourdies, elle engage Dürer sur une voie maniériste qui s'était déjà manifestée à partir du " style décoratif " (Panofsky) de Saint Philippe et de Saint Jacques (1516, Offices). La mort de Maximilien et la perspective de difficultés financières le conduiront en 1520 à la cour de Charles Quint pour faire renouveler sa rente. Il restera presque une année aux Pays-Bas, rencontrant Charles Quint, Marguerite d'Autriche, Christian II, mais surtout Érasme, Quentin Metsys, Patinir, Lucas de Leyde, B. Van Orley, et étudiera les maîtres flamands, les Van Eyck à Gand, Van der Weyden et Van der Goes à Bruxelles, la Madone de Michel-Ange à Bruges.
Cependant, son activité créatrice se ralentit. La mort de Maximilien marquait la fin de la " grande époque " de Dürer, que l'explosion de la Réforme (v. 1519), puis de la guerre des paysans, en 1525, acheva de bouleverser ; " Dürer est en mauvaise forme ", note alors son ami Pirckheimer. Il avait pris parti pour Luther et, lorsque lui parvint la fausse nouvelle de l'assassinat du grand réformateur, il mit tous ses espoirs en Érasme, non sans trembler pour l'avenir : dans sa Vision de rêve (aquarelle, 1525, Vienne, K. M.), l'humanité est emportée par les flots d'un second déluge. Le travail de Dürer, dès lors, se ressentira profondément de cet état d'esprit et il sera l'un des premiers apôtres de l'art selon la théologie simple et austère des réformés. " Lorsque j'étais jeune, confie-t-il à Melanchthon, je gravais des œuvres variées et nouvelles ; maintenant [...] je commence à considérer la nature dans sa pureté originelle et à comprendre que l'expression suprême de l'art est la simplicité. " Dans cette perspective, sa dernière œuvre monumentale, les Quatre Apôtres (1526, Munich, Alte Pin.), prend une valeur de testament spirituel. Ensemble, les quatre personnages incarnent l'homme, ses âges et ses humeurs : au volet gauche, Jean, jeune et sanguin, accompagné de Pierre, flegmatique, le dos courbé par les ans ; à droite, le bouillant Marc avec Paul, grave et inébranlable. La couleur, toute en modulations plastiques, complète le message ésotérique de l'œuvre par un contraste entre les accords complémentaires chauds, rouge-vert, bleu-or, et les tonalités froides, blanc et gris-bleu. Apparitions intemporelles, ces figures sont à la fois l'incarnation, les piliers et les garants d'une foi et d'une morale nouvelles, de cet idéal universel qui fut celui du maître de Nuremberg.
Dürer est l'auteur d'un certain nombre de traités théoriques conçus à partir de 1512-13 et mis au point durant les dernières années de sa vie : Instruction pour mesurer à la règle et au compas, paru en 1525, Traité sur les fortifications (1527) et les Quatre Livres des proportions du corps humain, publiés six mois après sa mort. Ces ouvrages, que Panofsky compare en importance à la Bible de Luther, devaient faire partie d'une encyclopédie théorique de l'art qui se serait intitulée Nourriture des apprentis peintres donnant un ordre, fondé sur l'ordre universel de la nature, à la pratique, à la connaissance et à la signification de l'art. L'œuvre gravé, très important, conservé à Paris, musée du Petit Palais, a été présenté dans cette institution, en 1996.