Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
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collections et collectionneurs (suite)

Princes, curieux, connaisseurs

Les collections se développent en France assez tardivement, car le roi préfère investir dans l'architecture pour rendre visible son mécénat et déployer sa symbolique du pouvoir, et c'est le " Premier ministre " — Richelieu, Mazarin, Fouquet ou Colbert — qui comprend la raison d'État du collectionnisme. Vers 1630, une première génération de collectionneurs, liés à l'Italie par des ambassades (Créquy) ou les finances (Particelli-La Vrillière), lance à Paris cette mode qui doit vaincre une certaine réticence des hommes de lettres envers la peinture. Poussin réussit à trouver dans la capitale des amateurs qui lui laissent une grande liberté de création (Chantelou, Pointel), avant même que Louis XIV ne devienne un grand collectionneur. En 1661, le roi achète une partie de la collection Jabach, avec des chefs-d'œuvre provenant de la collection des Gonzague et de Charles Ier, comme la Mort de la Vierge de Caravage ou les Travaux d'Hercule du Guide, mais il ne manifeste un intérêt pour sa collection qu'après 1680. La fréquence des ventes après décès explique les passages des œuvres dans diverses collections : vers 1700, gens de cour et gens de ville collectionnent à peu près les mêmes peintures, des Carrache à Rubens. Car ces petits cénacles de curieux sont aussi le lieu de discussions sur les attributions, dont Loménie de Brienne s'est fait l'écho, ou de débats artistiques, qui se répercutent à l'Académie : vers 1670, la seconde collection du duc de Richelieu (publiée par de Piles en 1677) est axée autour de Rubens et défendue par les coloristes ; en 1715, le cercle du Régent et du financier Pierre Crozat soutient Watteau.

   Au XVIIIe siècle, Paris devient la capitale européenne de cette " culture de la curiosité " (K. Pomian). Mais la croissance du nombre des collectionneurs (150 en 1700 et 1720, 500 dans la seconde moitié du siècle), la modification de leur sociographie (disparition de la noblesse de robe) et la multiplication des ventes aux enchères, dont les catalogues sont rédigés par des marchands (Gersaint, Mariette...), expliquent l'apparition d'un nouveau type de collectionnisme autour de 1750. L'ancien collectionneur, qui s'attachait dans l'œuvre à la disposition de l'histoire, la finesse des idées, est remplacé par le curieux, qui regarde la manière et la touche, la " finesse du pinceau ". Selon Blondel d'Azincourt (la Première Idée de la curiosité, 1749), le plaisir du curieux est un privilège mondain ; il repose non plus sur une lecture du tableau, mais sur le brillant de son faire. Les peintres nordiques sont dès lors préférés aux peintres italiens, " qui n'offrent que des sujets tristes " ; les œuvres doivent être disposées en pendant pour favoriser un effet d'ensemble agréable à l'œil. On achète désormais des œuvres originales, dont le prix s'élève fortement, et dans cette science de l'attribution, une nouvelle figure de connaisseur émerge, le marchand de tableaux.

   Suivant l'exemple de Louis XIV, les princes d'Europe amassent des collections dans leurs palais : Auguste III à Dresde ; Fréderic II à Berlin, qui passe de la peinture française contemporaine aux maîtres nordiques ; Catherine II, qui achète des collections en bloc (Crozat, 1762 ; Brühl, 1769) et construit l'Ermitage pour abriter ses tableaux. Quelques grandes ventes européennes (Conti, Verrue, Blondel de Gagny...), le rôle de conseilleurs internationaux (Tronchin, Diderot, Bianconi), la dispersion du patrimoine de grandes familles italiennes (vente de la collection des Este en 1744) expliquent que, de Paris à Londres et à Saint-Pétersbourg, les grands peintres flamands et hollandais du XVIIe siècle, les maîtres classiques de la Renaissance italienne, la génération des Carrache, Poussin et les peintres français contemporains sont les plus cotés. Ce même goût se retrouve en Angleterre, chez le médecin Richard Mead († 1754) ou chez le duc de Devonshire (la collection, actuellement à Chatsworth, était alors présentée à Londres), alors que les nobles anglais peuvent passer commande aux peintres italiens contemporains, lors du Grand Tour, ou grâce à des intermédiaires eux-mêmes collectionneurs, tel le consul Smith à Venise, l'agent de Canaletto.

   Mais l'importance accordée à la main et au nom du créateur implique de nouvelles règles d'accrochage : l'amateur doit être aussi un connaisseur et savoir disposer ses tableaux par écoles, sans les mélanger. Dès 1770, une élite de collectionneurs, suivant l'exemple de Lalive de Jully et souvent conseillés par le marchand-peintre Lebrun, réservent une galerie de leurs hôtels à l'école française contemporaine. Cet accrochage des Lumières se retrouve dans les galeries princières allemandes (Vienne) et correspond à celui prôné par l'érudition (Lodoli) : il est, après quelques vicissitudes, adopté par le Louvre en 1796.

" La norme et le caprice "

En Italie, les années 1780 sont également une période de rupture : les collections princières se transforment en musées, support d'une histoire de l'art (Lanzi) ; les grandes familles nobles bolonaises (Sampieri) souhaitent associer leur patrimoine à la pinacothèque de l'Académie et conforment leurs collections modernes sur le modèle du panthéon européen. Les bouleversements créés par la Révolution et les conquêtes napoléoniennes (1789-1815) engendrent en fait une phase de réaction. La vente à Londres de la collection d'Orléans, l'arrivée sur le marché de célèbres collections italiennes (Giustiniani) ou la dispersion du patrimoine de l'Italie, mises à profit par les marchands, comme Lebrun et Buchanan, renforcent les valeurs de la " vieille école ". Celles-ci dominent dans la collection de Lucien Bonaparte ou dans les 3 000 tableaux amassés par le cardinal Fesch, l'oncle de Napoléon. C'est à cette époque que la noblesse anglaise (duc de Bridgewater), déjà éprise de Poussin et de Claude Lorrain, acquiert des ensembles prestigieux de maîtres italiens et hollandais que Waagen recense une génération plus tard. L'Espagne est également pillée par les Français (Soult, Aguado) et les Anglais, mais ce sont les toiles de Murillo ou des artistes italiens qui sont prisées. Encore en 1838, la Galerie espagnole de Louis Philippe, formée par le baron Taylor, ne servit qu'à renforcer la célébrité des noms déjà connus.

   L'attitude de la noblesse italienne semble avoir été plus originale : Sommariva achète des tableaux d'artistes néoclassiques, le comte Costabili rassemble des tableaux de primitifs italiens, auxquels il reconnaît une valeur artistique. Les collections de primitifs sont d'abord constituées par des érudits collectionneurs (Lazzara), dans un but historique et dans un contexte fortement local. Le développement d'une histoire de l'art qui s'intéresse au style (Winckelmann, Séroux d'Agincourt), d'un courant artistique, le néoclassicisme, qui privilégie la ligne, expliquent la multiplication de ces collections (W. Ottley, Artaud de Montor), favorisée par les difficultés que connaît l'Italie, sans que ce goût ne devienne encore européen. François Cacault, ambassadeur à Rome, achète aussi bien des primitifs italiens que des La Tour (sous le nom de Seghers et de Murillo). Un même encyclopédisme faustien caractérise Vivant Denon, dans ses acquisitions pour le Louvre ou pour sa propre collection. À Berlin, Solly achète des tableaux hollandais du siècle d'or comme marchandise et collectionne des primitifs italiens et nordiques dont l'authenticité et la provenance sont dûment vérifiées par des commissions de spécialistes. Nationalisme et romantisme nourrissent la formation de ces collections de primitifs, comme pour les Boisserée à Cologne, dont la galerie de maîtres allemands du XVe siècle marquera Goethe.

   Avec la Restauration, c'est également par réaction que les grands collectionneurs nobles perpétuent l'engouement du XVIIIe siècle pour la peinture de genre hollandaise alors que le Salon désigne les artistes qu'il faut acheter aux collectionneurs officiels et aux hommes d'affaires qui, imitant les nobles du XVIIIe siècle, se constituent généralement des collections. Schneider rassemble des maîtres hollandais et des toiles de Delaroche ; Maupassant campe cruellement, dans Bel-Ami, le collectionneur de Bouguereau et des peintres pompiers. Excepté Greuze, premier achat du baron James de Rothschild, les peintres du XVIIIe s. sont désormais bien oubliés. Leur redécouverte vers 1840 est due à une certaine bourgeoisie, en rupture avec l'art contemporain, en rapport non plus avec des peintres-marchands mais des historiens-marchands (Thoré), et qui inscrit l'individualité de sa curiosité dans l'histoire par des donations aux musées (legs du docteur Lacaze au Louvre). Le modèle de cette curiosité, à la fois chineuse et érudite, célébrée par les romanciers (le Cousin Pons de Balzac) et les historiens (Trésors de la curiosité de Charles Blanc en 1857-58) est alors en train de s'établir. Bruyas est lui aussi un collectionneur particulier, mais il lègue au musée de Montpellier une collection de Courbet, dont il fut l'ami, et de Delacroix. À ce même genre de collectionneurs appartiennent la plupart des fondateurs ou donateurs des musées de province. Beaucoup sont des artistes (Paris à Besançon, Bonnat à Bayonne), lesquels perpétuent une tradition ancienne qui se continue jusqu'à Degas et Picasso : collection de modèles historiques (Vasari), collection ennoblissante, sur le modèle nobiliaire (la Rubenshuis à Anvers), collection d'artistes amis, dont on partage les valeurs artistiques (Caillebotte).

   Les redécouvertes sont alors rapidement intégrées dans les normes du collectionnisme. Thoré décrit chez les banquiers Pereire, où les tableaux ont une fonction décorative, des œuvres de Carpaccio, de Rembrandt, de Van Dyck et de Velàzquez, de Fragonard, Leopold Robert et Rousseau. Cet éclectisme, qui exclut la grande peinture d'histoire du XVIIe italien et français, se retrouve dans la plupart des collections : les Pourtalès (qui, en passant des maîtres du XVIIe aux primitifs, manifestent un goût artistique), l'industriel anglais Francis Cook ou, une génération plus tard, les premiers grands collectionneurs américains (Henry Frick, Isabella Stewart Gardner). Les branches françaises puis anglaises des Rothschild collectionnent principalement à partir de 1840 ; pour des raisons religieuses, les primitifs italiens sont rares, et ils préfèrent rassembler des chefs-d'œuvre de l'époque de Rembrandt, de Fragonard et de Gainsborough, comme le marquis de Hertford (la future collection Wallace). L'école de Barbizon séduit les amateurs étrangers (Mesdag à La Haye, les riches Bostoniens dès 1850), et les hommes d'affaires étrangers (Carl Jacobsen à Copenhague, Adolphe E. Borie à Philadelphie) ou français (Chauchard, Boucicaut, Thomy-Thiéry) auxquels succèdent naturellement, une génération plus tard, les collectionneurs des impressionnistes (Étienne Moreau-Nélaton, l'ingénieur H. Rouard, le banquier Isaac de Camondo). Cependant la faillite du Salon donne une place de plus en plus importante aux marchands (le père Tanguy, Durand-Ruel) et aux critiques ou aux amis des peintres (Caillebotte). Très souvent, ces collections sont léguées au musée qui apparaît donc vers 1900 comme un monde plein. La collection privée doit alors être celle d'un spécialiste (après 1870, Edmond de Rothschild rassemble un célèbre cabinet d'estampes qu'il donne au Louvre), même si D. David-Weill continue une certaine tradition française par un éclectisme où brillent Chardin et Watteau. D'autres collectionneurs se mettent à privilégier systématiquement l'avant-garde, en s'appuyant sur le nouveau système marchand-critique.