marché d'art (suite)
Le grand marchand
Depuis un demi-siècle, les marchands sont enfin tenus en estime. Durand-Ruel, Kahnweiler, Maeght sont associés dans l'esprit des amateurs à la réussite de Renoir, de Picasso, de Chagall. Ce n'est qu'à la fin de la crise mondiale de 1929 que le grand nombre découvre des œuvres reconnues depuis vingt ans par les initiés. Et les grands peintres contemporains ne gagnèrent l'estime du public qu'à la veille de 1939. Les rapports entre marchands et artistes ont changé ; plutôt que de signer des contrats, ils s'arrangent dans la confiance et l'amitié. Kahnweiler et Picasso illustrent ce genre de rapports. Les grands marchands se spécialisent. Petit se consacre au Surréalisme, Denise René au Cinétisme ; d'autres s'occupent d'un seul peintre.
Des marchandises
Si jamais époque n'a manifesté un tel intérêt pour la peinture, jamais non plus il n'y a eu tant de peintres, de sculpteurs, de marchands, de galeries et de spéculateurs.
L'objet d'art est devenu un produit qui s'impose à une clientèle sans cesse grandissante. Jusqu'en 1973, il a été, pour le négoce et les spéculateurs, une source de bénéfice souvent considérable. Depuis lors, une baisse brutale et importante de la peinture dite moderne a remis quelques " valeurs " à la place qu'elles méritaient.
En 1977, les promoteurs de l'art usent de procédés en usage dans l'industrie et le commerce. Publicité journalistique, émissions de radio et de télévision, préfaces de catalogues signées de noms prestigieux, tout est bon pour lancer un nouveau produit : pour faire connaître le nouveau Cézanne. À en croire leurs thuriféraires, il en surgirait une dizaine par mois.
Aux moins fortunés, on offre les " multiples ", les " sérigraphies ", les sculptures tirées à des milliers d'exemplaires. On trouve de l'art jusque dans les magasins à succursales multiples. Mais tout cela n'est pas neuf. Au XIXe s., les marchands de tableaux et de cadres — tel le monsieur Arnoux de Flaubert — offraient déjà les reproductions des chefs-d'œuvre tirées à des milliers d'exemplaires.
Les sociétés d'investissement
Dernières-nées, voici les sociétés financières qui, pour attirer les capitaux, promettent de transformer les billets de banque en chefs-d'œuvre et les chefs-d'œuvre en or. Puis un brillant conseil d'administration où l'on trouve les noms des grands amateurs d'art prêts à négocier leur bon goût et à rechercher à travers le monde l'occasion que le " fund " revendra dans un délai si possible rapide. La difficulté consistera notamment à faire admettre aux spéculateurs que leur placement ne pourra rapporter de bénéfice qu'après de nombreuses années.
L'entreprise est audacieuse, car elle suppose chez les membres du conseil une très grande pertinence, un sens des mouvements de la mode, une connaissance remarquable des œuvres, évidemment assortis d'une parfaite honnêteté. C'est exiger beaucoup. Les années à venir permettront de porter un jugement.
Depuis 1939, une partie de la fortune internationale est investie en œuvres d'art, contemporaines pour la plupart. L'un des soucis principaux est de découvrir le jeune talent, et d'acquérir ses œuvres. Les critères se sont modifiés, les amateurs sont souvent plus sensibles aux origines prestigieuses qu'à la qualité, à la valeur financière qu'à la véritable beauté. Le créateur qui travaille à sa guise bénéficie de droits d'auteur et d'une législation le protégeant des faussaires ou des marchands qui pourraient l'exploiter. Les artistes se sont singulièrement enrichis, bien qu'ils manifestent tous un mépris apparent pour la fortune. Les plus grands sont devenus des personnages éminents du monde contemporain.
L'établissement de la cote
Ceux qui doivent établir les cotes et la valeur de tels peintres ou de telles œuvres ont une tâche difficile. En effet, pour tout objet à vendre, le calcul du prix de vente s'effectue en additionnant le prix de revient au bénéfice ; or, en ce qui concerne l'objet d'art, il ne suffit pas d'évaluer la matière première, le salaire, l'amortissement, le bénéfice et le talent. De nombreuses notions entrent en jeu, telles que la mode, le goût des amateurs, le savoir-faire du marchand, les différentes adjudications prononcées dans les années précédentes, l'" époque " de l'œuvre, de sorte que l'établissement du prix sera sans cesse remis en question. Ces notions étant fluctuantes, la sagesse consistera à établir deux prix, l'un dit " raisonnable ", l'autre dit " élevé ". L'évaluation du prix " raisonnable " dépendra des adjudications prononcées dans les six ou douze mois passés, de la date de l'œuvre ou de sa " période " et de son pedigree, c'est-à-dire de sa provenance.
Les prix pratiqués par les marchands ne dépendent pas de la cote telle que nous l'avons définie, mais des barèmes de ces derniers et de leurs méthodes personnelles. Leur habileté pouvant leur permettre de vendre une toile infiniment plus cher en vente qu'à l'encan.
Depuis 1935 l'évolution de la cote était en constante hausse, mais depuis 1975 tout devient fluctuant. Les ventes publiques, véritables miroirs des cotes d'œuvres, révèlent combien la spéculation sur les œuvres d'art est incertaine. Il est vrai que certaines enchères atteignent des niveaux surprenants — tels un portrait de Velásquez adjugé à 30 millions de francs ou un Titien emporté à la moitié de ce chiffre —, mais ces résultats ne sauraient cependant constituer des Bourses car les fluctuations du cours des objets d'art sont fondamentalement différentes de celles des valeurs boursières.
Les ventes aux enchères
Elles restent depuis des millénaires l'un des systèmes d'échange les plus prisés. Jusqu'au IVe s., elles font de Rome la capitale du commerce méditerranéen.
À Paris, au Moyen Âge, ces ventes connaissent tant de succès que certaines corporations tentent de restreindre leurs activités. L'intérêt suscité est tel que les enchères seront poussées même pendant les plus graves crises, que ce soit la Fronde, la Révolution ou la banqueroute de Law. Au XVIIIe s., le rythme des ventes est fort lent. En 1770, il faut trois jours pour écouler 40 objets provenant de la collection du duc de Guiche. Le système est précaire. Les huissiers-priseurs sont accusés des pires méfaits et font preuve d'une totale incompétence. Les catalogues sont rédigés de façon fantaisiste. Tout est mêlé : l'original au faux, le pastiche aux œuvres repeintes. L'exposition est trop rapide, le désordre est complet. Les amateurs réclament des garanties. À partir de 1740, quelques spécialistes, parmi lesquels Mariette et Gersaint, acceptent de rédiger des catalogues.
De grands critiques, tel Diderot, éduquent les amateurs. Mais la véritable réorganisation du marché date de 1830. Pour redonner confiance à la clientèle et la protéger, les catalogues sont gratuits et on innove en garantissant l'authenticité des objets.
En Angleterre, le système des ventes publiques n'a guère changé depuis trois siècles. James Christie lui donna sa véritable impulsion. Ami de Reynolds et de Gainsborough, il reconnut l'importance de la presse et de la publicité.
Depuis 1860, l'extension de la curiosité, l'augmentation du nombre des amateurs, la nationalisation des œuvres d'art rendent chaque jour plus difficile la formation de grandes collections. Les objets se raréfient et les fondations disposent de moyens considérables pour les acquérir.
On a peine à imaginer ce qu'il adviendra du négoce des objets. Tout dépendra des systèmes politiques, financiers et sociaux. Dans un monde capitaliste en expansion, la cote des " beaux " objets n'ira qu'en augmentant, mais, en revanche, l'évolution des modes sera plus rapide et plus brutale. L'œil et le jugement seront de plus en plus asservis à l'envahisseur audio-visuel. Des fortunes investies en tableaux s'édifieront, d'autres s'évanouiront, car, si la toile prend plus aisément le vent que l'or, elle risque, par contre, d'entraîner fâcheusement l'embarcation.