caravagisme (suite)
Caravagisme napolitain
Caravage, qui séjourna deux fois à Naples, délivra la peinture locale de son caractère provincial avec d'autant plus d'efficacité que la tradition du XVIe s. n'y avait pas de racines profondes. L'école napolitaine surgit antérieurement et parallèlement au cercle romain : malgré ses rapports avec ce dernier, elle fut foncièrement indépendante, grâce au naturalisme presque obsesseur, traduit en de puissantes masses plastiques et dynamiques, de G. B. Caracciolo (Battitello), qui représente, dès la première décennie, l'une des plus hautes manifestations du Caravagisme européen. En 1620 arrive à Naples, de Rome, J. Ribera, qui contribue non seulement à accentuer brutalement le réalisme caravagesque, mais aussi à acheminer sur des voies d'origine culturelle différente les élèves de Caracciolo, tels P. Finoglio et A. Vaccaro, et à provoquer un glissement du robuste naturalisme napolitain vers le précieux éclectisme luministe de B. Cavallino et de M. Stanzione, vers les hésitations académiques d'A. Gentileschi (à Naples depuis 1630) et vers le retour à un luminisme quelque peu empirique mais toujours puissamment naturaliste de F. Fracanzano, de F. Guarino, de B. Passante et de G. B. Spinelli. Il appartiendra à Mattia Preti, après son séjour à Rome entre 1630 et 1640, de récupérer, à travers l'étude de Caracciolo, le Caravagisme napolitain, pour le concilier avec l'exubérante imagination baroque. Entre-temps, A. Falcone se spécialise dans des scènes de bataille analogues aux bambochades romaines et crée une tradition qui sera reprise et divulguée par S. Rosa, le dernier des peintres italiens, avec L. Giordano, à avoir connu des débuts caravagesques.
Par ailleurs, avec Luca Forte, Paolo Porpora et G. B. Ruoppolo, il se forme à Naples, aux environs de 1630-1640, une école de nature morte liée à son début à la vision rigoureuse de Caravage. Soumise ensuite à des influences différentes, elle finit par élaborer un langage local et spécialisé qui se prolongea jusqu'au XVIIIe s.
Pays-Bas
Hollande
La constitution des Provinces-Unies des Pays-Bas au début du XVIIe s. et la scission consécutive entre les Flandres et le nouvel État protestant eurent autant d'importance dans le domaine artistique que sur le plan politique. En effet, la Hollande, délivrée de la contrainte du catholicisme de la Contre-Réforme, s'empressa de créer un art national attentif aux aspects les plus variés de la vie quotidienne et aux exigences d'une bourgeoisie solide et florissante. Le message de liberté lancé par Caravage ne pouvait y trouver meilleur accueil : le premier divulgateur en fut Ter Brugghen, qui, après son séjour à Rome (1604-1614), où il fut en rapport étroit avec O. Gentileschi, Saraceni et Manfredi, jeta à Utrecht les bases du Caravagisme hollandais. On caractérise Ter Brugghen (1588-1629), et on l'a reconnu de son temps, comme le meilleur disciple de Caravage. Avec Van Baburen — l'un et l'autre comme leur maître moururent jeunes —, il échappe en effet à la reprise pure et simple des thèmes formels imaginés par l'artiste roman et sait pénétrer sa dévotion profonde, son sens du coloris (Saint Sébastien secouru par les Saintes Femmes, 1623, Oberlin A. M. Art Museum), sa démarche parfois agressive, en recourant même à un populisme très voulu et dont la Crucifixion mystique (New York, Métropolitan Museum) donne l'exemple ; cet art, à la fois fort et brillant, a été particulièrement bien mis en lumière par une exposition récente. À l'opposé de cet art grave et sévère, celui de Van Honthorst, très apprécié en Italie — où on l'a surnommé Gherardo delle Notti —, se caractérise par un réalisme paisible et parfois joyeux, ainsi que par une pertinente définition psychologique des personnages (portraits) et des situations (scènes d'intérieur), qui suppose la reprise de certains motifs du Naturalisme flamand traditionnel. Le retour de G. Van Honthorst à Utrecht en 1620 provoqua la naissance d'une école qui ne tarda pas à atteindre d'autres foyers comme ceux de Haarlem, de Leyde et de Delft. Dans une atmosphère plus détendue, le peintre s'adonne à l'illustration de sujets gais et plaisants (qui aboutiront à la peinture quasi humoristique de J. Van Bylert), dans lesquels, à la force sobre et synthétique du dessin et de la lumière, se joint une vive caractérisation physionomique. Son exemple sera déterminant, à Haarlem, pour la formation de F. Hals et de son élève J. Leyster. On pourrait mentionner de nombreux peintres appartenant à l'école d'Utrecht ou en étant issus et qui ont adhéré plus ou moins strictement au Caravagisme italien (c'est le cas de D. de Haen et de W. de Geest, de W. P. Crabeth, de Gouda et de P. F. de Grebber). Mais la leçon caravagesque, telle que l'avaient entendue Ter Brugghen et Honthorst, M. Sweerts ou les " petits maîtres " issus d'Elsheimer, était destinée à donner ses meilleurs fruits dans ce que A. Moir a défini comme la " zone périphérique " du Caravagisme, ce domaine de la création artistique où l'expérience du maître lombard conserve intacte sa force révolutionnaire et sollicite de nouvelles recherches. La plus haute réponse à cette sollicitation fut donnée par ce visionnaire de la réalité que fut Rembrandt. À ce domaine appartiennent aussi, d'une part, les paysagistes italianisants liés au cercle des bamboccianti, tels Poelenburgh, Breenbergh, Swanevelt ou Berchem, d'autre part la peinture d'intérieur de Ter Borch, de Steen, de P. De Hooch et surtout de Vermeer de Delft, ce poète de l'intimisme lumineux.
Flandres
Dominées par Rubens et Van Dyck, la Flandre n'offrait pas un terrain favorable au Caravagisme ; les nombreux peintres qui avaient fait le voyage de Rome et y avaient connu une période caravagesque changeaient généralement de style à leur retour en se pliant au goût du jour. Cependant, Rubens lui-même était un grand admirateur de Caravage : par son intermédiaire arrivait à Anvers, peu après 1617, la Madone du rosaire, œuvre riche en implications susceptibles d'être interprétées sur le mode baroque ; elle devait attirer l'attention des peintres flamands et les mettre en contact direct avec les préceptes caravagesques de composition et d'éclairage. En 1621, J. Janssens revenait de Rome pour développer à Gand un style réaliste de très haute qualité, parallèlement à celui, plus rustique et violent, de l'Anversois Jordaens ; par la suite, le Néerlandais Brouwer, formé à Haarlem, s'installait à Anvers et y divulguait une peinture " de genre " proche de l'orientation donnée au Caravagisme par F. Hals et son école et que D. Téniers prolongea. Par ailleurs, la Flandre, où Sweerts était sans doute retourné après son séjour romain et avant de quitter l'Europe, connaissaient, entre 1620 et 1630, le cas surprenant de Van Loon, considéré comme une sorte de Serodine flamand.
France
Dès le début du XVIIe s., la cour de France, suivant l'exemple du milieu artistique officiel romain, avait adopté l'idéal classique, qui devait être consacré avec la fondation de l'Académie en 1648. Le Caravagisme était donc condamné en France à un certain isolement et, dans ses grandes lignes, il apparaît comme un phénomène essentiellement provincial, dépassant rarement le niveau de l'activité individuelle ; il est caractérisé en outre, en raison de sa nature épisodique, par sa grande variété, en dépit même de la perspective toute particulière dans laquelle l'art de Caravage semble s'être imposé aux yeux de ses adeptes français : ne peut-on l'interpréter comme un moyen de récupération de l'humanité et de la rigueur expressive des " primitifs " en opposition aux formules du Maniérisme tardif, ressenties à la longue comme le funeste héritage d'un style d'importation ? Ce retour à la tradition, qui confère une saveur archaïque aux meilleurs fruits du Caravagisme français, ne fut pas une attitude réactionnaire : au contraire, il garda à l'abri de tout compromis la force du mouvement, développé avec une pureté d'intentions qui n'eut d'égale que chez un Zurbarán ou les plus convaincus des caravagesques italiens. Ce fut un Flamand, L. Finson de Bruges, qui introduisit Caravage en France ; meilleur connaisseur et collectionneur que peintre, il apporta avec lui à Aix-en-Provence, en 1613, des copies d'après le maître lombard et sans doute des tableaux de l'école napolitaine. Par ailleurs, ses propres œuvres, imprégnées d'un Caravagisme flagrant un peu lourd et pénible dans sa réalisation, semblent avoir été assez stimulantes pour orienter le choix des peintres français qui faisaient le voyage de Rome. Les Toulousains fondèrent un foyer régional qui interpréta librement, avec une austérité de conception toute française, la " manfrediana methodus " et les expériences toscanes ; celles-ci sont particulièrement sensibles dans les œuvres de Chalette et se retrouvent aussi dans l'œuvre de Guy François, en Auvergne. Le représentant le plus personnel de l'école toulousaine fut N. Tournier, savant constructeur de volumes dans un profond clair-obscur relevé par des blancs lumineux qui " obscurcissent ceux de Zurbarán " (Longhi). Cette tradition se prolongea jusqu'à A. Rivalz, à la charnière des XVIIe et XVIIIe s. Mentionnons seulement les caravagesques de Bourgogne, tels P. Quantin et J. Tassel, moins engagés dans la pénétration des principes naturalistes que dans l'imitation d'un style séduisant, ainsi que les auteurs de natures mortes dont l'appartenance au Caravagisme reste difficile à préciser (c'est le cas de Baugin, de Stoskopff, de Louise Moillon). Il faut en revanche mettre en relief la stupéfiante compréhension de l'art de Caravage par deux peintres à qui, selon toute probabilité, la leçon du maître ne parvint qu'indirectement, leur présence en Italie n'étant pas attestée. À Lunéville, cette leçon fut peut-être transmise à G. de La Tour par Leclerc à son retour en Lorraine (rappelons également que l'Annonciation de Caravage se trouvait dans la cathédrale de Nancy dès cette époque) et, surtout, par des contacts avec Ter Brugghen et Honthorst. Cependant, et en cela réside à la fois son originalité et sa directe parenté spirituelle avec Caravage, il fut animé par un sens ardent de la religion, qu'il exprima par des moyens formels simplifiés, volumes réduits à leur structure géométrique, palette sobre tendant à des effets de monochromie. L. Le Nain, par contre, actif à Paris jusqu'au milieu du siècle, approfondit, dans ses claires " paysanneries ", sa connaissance des milieux humains les plus humbles, exerçant dignement leur labeur quotidien dans une atmosphère de rusticité qui rappelle certains aspects du Caravagisme napolitain. La culture du peintre de Laon fut d'ailleurs fort complexe : sa connaissance du paysage néerlandais est certaine et O. Gentileschi, à la cour de Marie de Médicis v. 1625, dut aussi l'influencer (même des artistes officiels comme Ph. de Champaigne et La Hyre furent marqués par la peinture d'Orazio).
Et pourtant, à travers cette culture, c'est encore la solennité française archaïque qui impose et qui, tout en payant tribut à la révolution picturale du siècle, choisit sa vérité au nom d'une conscience nationale sans doute unique en ces temps.