Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
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nature morte (suite)

Le XVIIIe siècle : le siècle de Chardin

La France : des buffets aux apprêts du dîner

La nature morte reflète les préoccupations qui passionnnent l'opinion de l'époque (les Arts et les Sciences, dont Chardin, Subleyras, A. Vallayer-Coster ou Jeaurat de Bertry peindront les attributs, remplacent les trophées militaires du XVIIe s.) et le retour à la nature ou à la vie bourgeoise et simple, dont on représentera les objets familiers. La peinture, confinée dans les trumeaux, favorise les œuvres de moyen ou de petit format, et l'accent décoratif, mêlé au goût pour les effets de virtuosité, explique la vogue du trompe-l'œil (Gabriel Gaspard de Gresly, Boilly, Sauvage). Du point de vue technique, la liberté croissante devant l'objet, la disposition de plus en plus naturelle (le Pot de Delft, par Louis Tessier, où un vase de porcelaine trône dans le désordre du bureau de M. de Marigny) se traduisent aussi dans les coloris, moins rompus sur la palette que juxtaposés pour être recomposés à distance.

   La transition du XVIIe au XVIIIe s. est assurée par les Buffets de Desportes et les Fruits opulents de Largillière, d'inspiration flamande, puis par l'art déjà plus sobre d'Oudry, limitant ses natures mortes à un ou deux objets (le Tabouret de laque, 1742 ; le Canard blanc, 1750, Grande-Bretagne, coll. part.) : la ligne précise enserre des coloris encore vifs, quoique fort raffinés, dans des compositions toujours décoratives.

   Chardin consacre progressivement son œuvre aux choses humbles présentées dans une composition simple ; son art évolue d'une inspiration flamande démonstrative (la Raie et le Buffet, ses morceaux de réception à l'Académie, 1728, Louvre) à l'évocation d'une atmosphère intime rendue par des compositions plus sobres d'objets disposés dans une lumière douce, peints avec une matière dense, mais une grande liberté de touche (la Brioche, le Bocal d'olives, Louvre). Roland de La Porte et Jean-Honoré Bounieu le suivent de très près, mais Anne Vallayer-Coster, académicienne à vingt-six ans en 1770, introduit dans le même répertoire une couleur délicate et une matière plus fluide ; elle connaît un très grand succès et " attire la cohue générale au Salon ". Hors de France, en Suisse, Liotard réduit le nombre des objets, solitaires dans un grand espace vide, et allège la matière picturale de son poids et de sa couleur en utilisant le pastel (Pêche et figue, 1789, musée de Genève).

Espagne et Italie : le maintien des traditions

L'Espagne reste fidèle à l'austérité, à la fermeté et à la clarté traditionnelles : Luis Mélendez confère aux objets rustiques et aux fruits une présence intense, due à une lumière crue et à une matière très dense. Goya peint des natures mortes qui appartiennent déjà au XIXe s. par la spontanéité de la vision et l'audace technique. L'Italie semble prolonger sa tradition : Belvedere étale dans le goût napolitain des fleurs décoratives ; Cristoforo Munari, dans la descendance du goût bergamasque, présente ses instruments de musique dans des coloris précieux, une lumière précise, selon un schéma de verticales et d'horizontales ; Bartolomeo Bimbi allie à une abondance baroque une couleur froide et une ligne nette de caractère florentin ; Carlo Magini, peintre de Fano, offre la version ultime, dans une interprétation un peu froide, du Naturalisme caravagesque en pleine époque rococo, pendant qu'à Venise Margarita Caffi annonce Francesco Guardi, dont les fleurs légères et multicolores se déploient en frises décoratives au gré d'un vent imaginaire.

Le XIXe siècle : la mort d'un genre

Presque tous les peintres français du XIXe s. ont pratiqué la nature morte, mais celle-ci a perdu ses caractères propres avec ses lois, son répertoire et ses spécialistes ; elle renaîtra avec Cézanne. Dans la suite de l'art décoratif du XVIIIe s., et en exploitant le dessin précis et le faire lisse du Néo-Classicisme (Boilly), se situent Berjon, peintre de fleurs à Lyon, puis Redouté, le " Raphaël des fleurs ", et Desgoffe, peintre d'objets d'art.

   La Nature morte au homard de Delacroix (1824, Louvre) est unique dans l'œuvre de l'artiste, qui peindra plus tard des fleurs. Mais au milieu du XIXe s., les natures mortes de Courbet peintes à Saintes ou à Sainte-Pélagie (gibier, poissons, fleurs et fruits), exécutées dans une matière riche, des couleurs brun-vert et restituées au cœur d'une atmosphère chaude, témoignent, dans un somptueux style réaliste, du goût pour la " tranche de vie " qu'affectionneront les impressionnistes. Bonvin et Bai témoignent de l'engouement pour la peinture hollandaise, et Théodule Ribot allie l'influence espagnole à celle des Pays-Bas dans ses natures mortes, où les clairs-obscurs violents révèlent avec sensualité la matière des objets représentés : pots de grès, fruits veloutés ou triviale poêle à frire. Fantin-Latour représente la dernière phase du Réalisme sous une vision plus mouvante : des fleurs, un coin de table rendus par une touche encore précise, des couleurs claires sur fond souvent sombre, une atmosphère qui dilue les contours.

   L'art simplificateur de Manet pose les fondements de l'art moderne : abandon de l'atmosphère, couleur de moins en moins rompue, liberté dans le choix du sujet (une asperge ou une pivoine sont aussi nobles qu'une vaste composition), tons purs, touche libre. Pour l'Impressionnisme, le problème essentiel est l'étude de la lumière ; la nature morte accompagne alors les figures (le Déjeuner sur l'herbe, en 1865, par Manet, ou le Déjeuner de canotiers, v. 1883, par Renoir) et sera l'un des champs d'expérience, mais non privilégié, de l'esthétique nouvelle. Le ton fondamental et le dessin perdent de leur importance, et, sur le double plan de la technique et de l'inspiration, la réaction en faveur de la peinture pure va ramener vers la nature morte Émile Bernard (Pommes et pot de grès, 1887, musée d'Orsay), Gauguin et Bonnard. La nature morte retrouve également une place de choix dans le Symbolisme et favorise l'évasion onirique : bouquets étranges et précieux d'Odilon Redon. Dans la lignée du goût passionné pour la nature exprimé par le groupe de Barbizon, mais un peu à part, on rencontre Monticelli, initié par Diaz et qui retint l'attention de Van Gogh ; les natures mortes de Monticelli sont peintes dans une matière épaisse et coruscante, au service d'une inspiration baroque. À côté de la tranche de vie impressionniste, le besoin d'expression formelle et psychologique de Van Gogh lui fait donner à la nature morte une grande place dans son œuvre : les objets, compagnons quotidiens, les fleurs sont restitués avec amour et vérité par le grand solitaire (Fauteuil et Tournesols, 1886, Amsterdam, Stedelijk Museum). Ensor fait passer en revanche son ironie féroce dans sa Raie (1892, Bruxelles, M. R. B. A.).

Le XXe siècle

Les bases d'un art nouveau : Cézanne

Cézanne appartient chronologiquement au XIXe s., mais, par la nouveauté de sa vision, il introduit à la révolution cubiste. Les pommes et les oranges sont surtout pour lui un champ d'application à ses théories : " réduction des apparences à trois formes élémentaires, le cylindre, le cône et la sphère " et définition de la forme par la couleur (" Quand la couleur est à sa richesse, la forme est à sa plénitude "). Son œuvre débute par une couleur sombre, une ligne impétueuse et baroque, puis tend à se discipliner et à se construire (la Pendule noire, 1869) ; l'éclaircissement de la palette mène ensuite à une ascèse de la matière picturale (Nature morte au panier, Paris, musée d'Orsay), puis à une synthèse inédite où de fines pellicules de couleur, empiétant plus ou moins les unes sur les autres, modulent l'objet dans un espace bleuté souplement articulé (Nature morte aux oignons, id.).

Le Cubisme

C'est en 1907, année de la rétrospective Cézanne, que naquit le Cubisme, esthétique illustrée surtout par trois peintres : Braque, dont la nature morte fut le thème d'élection, Picasso et Gris. Le problème par excellence du Cubisme, celui des rapports entre la forme et l'espace, va être résolu en particulier au moyen de nombreux tableaux de natures mortes. Entre 1908 et 1914, l'évolution de Braque et de Picasso est parallèle, à partir d'un style cézannien où les formes sont solides, la couleur sobre, posée par touches obliques parallèles (Braque, Instrument de musique, 1908) ; puis, v. 1910-11, le Cubisme analytique conduit à une décomposition du motif en facettes modulées dans une seule couleur ; l'hermétisme est évité par l'introduction de " clefs " du sujet : détail éloquent (crosse d'un violon), lettres ou autres signes (Braque : As de trèfle, 1913, Paris, M. N. A. M.) ; les cubistes réintroduisent dès 1912 la réalité sous forme de couleur ou de matière dans une technique nouvelle, le papier collé. La Première Guerre mondiale marque la dispersion des artistes et la fin du Cubisme proprement dit, mais Picasso, comme Braque, poursuit ses recherches à travers le thème de la nature morte, exploité avec bonheur dans le Cubisme dit " synthétique " et dans le style plus éclectique qui s'est épanoui dans les années 1920. Tous les peintres qui ont été en contact avec le Cubisme ont exécuté des natures mortes, et certains, comme La Fresnaye, leur doivent leurs meilleurs sujets (Nature morte aux trois anses, 1912, Paris, M. A. M. de la Ville). Pour Braque, la nature morte est surtout l'instrument de musique, qui lui " plaît parce qu'on l'anime en le touchant ", mais aussi, à partir de 1918, le guéridon avec ses lignes sinueuses, les " cheminées " monumentales et les " tables " que recouvrent des nappes de couleur. La moitié de l'œuvre de Gris est constituée de natures mortes, souvent dans des tons rompus à dominante gris-bleu avec quelques rehauts et révélant un certain classicisme (1910-1915, le Petit Déjeuner, Paris, M. A. M. de la Ville).

   Dans une quête délibérée de simplification, dès 1918, le Purisme d'Ozenfant et de Jeanneret affirma l'autonomie des objets, choisis parmi les plus usuels, et en fixa l'essence au moyen d'un style ascétique où le dessin est une épure.

   Léger a été un moment le compagnon de route des puristes, dont il enrichit le répertoire par des emprunts au monde de la machine ou en associant des éléments humains aux objets (Nature morte au bras, 1927, Essen, Folkwang Museum). En Allemagne, certains peintres de la Nouvelle Réalité, marqués par Cézanne et le Cubisme, firent preuve d'une belle rigueur constructive, en particulier Alexandre Kanoldt (Nature morte à la guitare, 1926, Stuttgart, Staatsgal.). Ces différents développements se situent dans l'évolution logique du Cubisme. Il y eut d'autres courants, entre 1918 et 1930 env., notamment celui d'un Néo-Réalisme assez lourd, dont le champion fut Dunoyer de Segonzac et que l'éclectisme de Derain cautionna également. Un courant expressionniste assez marginal est principalement représenté par Soutine (Bœuf écorché, 1926, musée de Grenoble) et par Fautrier, sur un mode plus sombre et austère (Lapins pendus, 1927).

   Le Fauvisme, qui a précédé de quelques années le Cubisme, s'est peu intéressé à la nature morte ; le souci de la construction plastique s'est pourtant manifesté chez Derain et surtout chez Matisse, qui l'a traduit en termes de couleurs, et la leçon de Cézanne est explicite dans les grandes natures mortes de 1908 et de 1911. L'évolution du style de Matisse le conduisit à la fin de sa carrière aux audaces de la Nature morte au magnolia (1941, Paris, M. N. A. M.), où la couleur pure, posée en aplats, est vivifiée par le cerne noir. Chagall a simplifié ses volumes par l'intermédiaire du Cubisme, mais c'est un indépendant fidèle seulement au surnaturel ; l'étrangeté du Miroir (1916), reflétant une lampe, vient de la différence d'échelle entre divers éléments et annonce le Surréalisme en appelant le rêve et en faisant naître l'insolite de la juxtaposition arbitraire d'éléments banals. La nature morte a pu être le support du rêve soit sur le mode ironique avec Dada, générateur du Surréalisme, soit sur le mode sérieux, dans la peinture métaphysique de De Chirico, classique par la forme et romantique par l'inspiration ; dans l'Incertitude du poète (1910, Londres, anc. coll. Penrose), un torse sculpté de femme et des bananes solitaires dans une sèche architecture relèvent d'un évident symbolisme sexuel. L'œuvre de Morandi, surtout consacrée à la nature morte, s'inscrit d'abord dans la ligne futuriste de Carrà, puis se rapproche de la métaphysique de De Chirico et enfin, apr. 1940, acquiert un style propre : sérénité émanant de quelques objets ordinaires et de volumes simples, blottis les uns contre les autres au centre du tableau et peints dans une matière dense, des coloris clairs.

   Les surréalistes tirèrent d'une description minutieuse des objets en trompe l'œil un effet de fantastique ; c'est le dernier avatar de la peinture objective avec Ernst, Tanguy, Roy et surtout Dalí : le monde réel est mort, mais les fantasmes de ces artistes s'expriment à travers des objets tronqués dans leur réalité quotidienne (téléphone sans fil de Dalí) ou dans leurs propriétés physiques (montres de métal visqueux épousant un angle de table de Dalí). Après la Seconde Guerre mondiale, tandis que s'affrontaient tenants de l'Abstraction et de la Figuration, la nature morte connut encore quelques interprétations inédites grâce à de Staël et à Fautrier, le premier restituant le motif (bouteille, vase) dans une vigoureuse plasticité colorée, le second traduisant la forme de manière beaucoup plus allusive, la niant aussitôt qu'affirmée (exposition des Objets, Paris, 1955). Braque développait vers la même époque une ample et ultime réflexion sur l'espace plutôt que sur les choses (le Billard, 1944, Paris, M. N. A. M. ; 9 versions de l'Atelier à partir de 1949). Dans la thématique très étendue que couvrent ses recherches, Dubuffet a rencontré la nature morte, dans un sens parfois proche de la tradition (Table aux objets, 1951, Paris, musée des Arts décoratifs) ; plus fréquemment, à partir de l'Hourloupe, il a restitué une morphologie véhémente et hagarde (le Lit, 1964 ; Théière, 1966, id. ), contemporaine du pop art et du Nouveau Réalisme.

   L'Américain Stuart Davis fut un des précurseurs du pop art dans sa suite de peintures inspirées par le paquet de cigarettes Lucky Strike (1921). Les objets de la vie courante sont projetés sans transposition dans le pop art des années 60, qui " vient de la vie et reflète ses problèmes ", selon Rauschenberg (Grand Nu américain de Wesselmann, Boîte de Campbell Soup de Warhol).

   Le Nouveau Réalisme, qui s'est épanoui en Europe parallèlement au pop art, a suscité un regain d'intérêt analogue pour l'objet, qui occupe tout le champ de la toile et reflète un univers aliéné, déshumanisé (téléphones de Klapheck, pneus de Stampfli, robinetterie et bustes féminins de Klasen).