Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
G

Giordano (Luca) (suite)

Le séjour en Espagne

Les dernières œuvres napolitaines. Luca Giordano se rendit à la cour d'Espagne en 1692. Les grandes décorations qu'il y exécuta pour Charles II jouèrent un rôle considérable dans le développement de l'art espagnol du siècle suivant, d'autant plus que, grâce à sa sensibilité, il sut recueillir dans son œuvre les aspects les plus modernes de l'art de Velázquez, se faisant ainsi en quelque sorte l'héritier de la grande peinture espagnole du XVIIe s. Il accomplit par ailleurs un remarquable effort de synthèse des différentes orientations dans lesquelles il avait vu s'acheminer, depuis le début de son activité, l'art italien, répondant en cela au goût de Charles II, mais obéissant aussi à sa propre exigence de faire de l'éclectisme une force expressive originale. Entre 1692 et 1694, il décora à fresque la voûte de l'Escalera et celle de l'église de l'Escorial. Dans la première, qui célèbre la gloire de saint Laurent au-dessus d'une frise avec la bataille de Saint-Quentin, l'abandon de toute plasticité des formes en faveur d'un " tachisme " lumineux et chromatique crée des effets d'une prodigieuse légèreté. Dans la seconde, aux images tourbillonnantes des petites coupoles des autels s'oppose la construction statique du système décoratif de la voûte à arêtes, où les personnages se concentrent à la base de la composition, alors que, verticale, la lumière tombe à flots, donnant aux couleurs tantôt des reflets dorés, tantôt des transparences précieuses. Les fresques pour le Buen Retiro et le palais de la reine mère ainsi que les toiles pour le palais d'Aranjuez (v. 1696-97) sont perdues. De la décoration du Cason du Buen Retiro (v. 1697) avec l'Allégorie de la Toison d'or, il ne reste que la voûte, mais à l'origine les murs étaient recouverts de fausses tapisseries, et l'ensemble, inspiré sans doute de la décoration mauresque, devait paraître féerique. Le même parti décoratif, adopté dans l'église de l'Escorial, intervient dans la voûte de la sacristie de la cathédrale de Tolède (1697-98) ; en revanche, on y décèle un retour aux formes plastiques et à un chromatisme intense, dont la contrepartie est représentée par la décoration de la Real Capilla de l'Alcazar, auj. perdue, mais illustrée par des " bozzetti " (Naples, coll. part.) essentiellement antinaturalistes, riches en motifs ornementaux proches du " grand goût " français. Le dernier travail espagnol de Luca Giordano fut la décoration de l'église Saint-Antoine-des-Portugais (1700), dont les " bozzetti " préparatoires (Londres, N. G., Auckland Art Gal. ; Dijon, musée Magnin) semblent préfigurer le style de Goya dans la concision et la puissance expressive du signe. Cette modernité, qui marque la capacité de renouvellement du peintre jusqu'à la fin de sa vie, réapparaît dans les œuvres exécutées après son retour à Naples en 1702, dans lesquelles ses précédentes expériences dans le domaine de l'expression aboutissent à une poésie purement imaginative, tantôt préromantique (toiles pour S. Maria Egiziaca et pour S. Maria Donna Regina ; Décollation de S. Gennaro pour l'église romaine de S. Spirito dei Napoletani ; fresques pour la sacristie de S. Brigida), tantôt lumineuse et fraîche, comme le sera par la suite la meilleure peinture rococo (fresque avec le Triomphe de Judith dans la chapelle du Trésor au couvent de S. Martino, de 1704.)

Giorgione (Giorgio da Castelfranco, dit)

Peintre vénitien (Castelfranco Veneto v. 1477  – Venise 1510).

On sait peu de chose sur la vie de ce peintre, dont on ignore même le véritable nom (ses contemporains l'appelaient Zorzi, et il ne devint Giorgione, le " grand Georges ", qu'à partir de 1548 avec le Dialogo della pittura de Paolo Pino) et la date de naissance (Vasari la situe en 1477 dans la première édition des Vite et en 1478 dans la seconde). En 1507, il peint une toile (auj. perdue) pour le Palais ducal et, en 1508, il est payé pour les fresques du Fondaco dei Tedeschi. Une lettre du 25 octobre 1510 d'Isabelle d'Este à Taddeo Albano prouve que la marquise a été informée de la mort de Giorgione, et la réponse d'Albano, le 7 novembre, la confirme : " Ledit Zorzi est mort d'épuisement autant que de la peste. " Au dire de Vasari, Giorgione, homme courtois, épris de conversations élégantes et de musique, fréquentait à Venise les milieux raffinés et cultivés, mais assez fermés, des Vendramin, Marcello, Venier, Contarini.

   Reconstituer et classer la production artistique du maître, dont la carrière fut si brève, sont une tâche non moins ardue ; les notices de Marcantonio Michiel, qui de 1525 à 1543 répertoria les œuvres qu'il avait vues à Venise, ont été une aide fondamentale pour les historiens. Mais ce n'est qu'au XIXe s. (avec Cavalcaselle et Morelli) et surtout de nos jours (notamment Berenson, Lionello Venturi, Hourticq, Richter, Fiocco, Suida, Morassi, Longhi, Pignatti, Pallucchini, Ballarin) que l'historiographie a réussi à libérer la personnalité artistique de Giorgione du mythe romanesque qui l'entourait ; ce qui ne signifie d'ailleurs pas que les problèmes soient tous résolus, ni que les spécialistes soient d'accord sur l'œuvre du maître.

   De nombreux historiens estiment que les œuvres suivantes appartiennent à sa première période : Sainte Famille, dite " Madone Benson " (Washington, N. G.), la Vierge et l'Enfant avec sainte Catherine et saint Jean-Baptiste (Venise, Accademia), Adoration des bergers (Washington, N. G. [anc. coll. Allendale]) et la Vierge lisant (Oxford, Ashmolean Museum), plus monumentale. Ces tableaux montrent le peintre encore lié au langage du quattrocento, à celui de Giovanni Bellini surtout, mais aussi à celui de Cima. On y remarque également une certaine influence de Dürer et d'autres artistes nordiques. Mais déjà Giorgione s'intéresse plus qu'eux au paysage, si profond et si ample dans l'Adoration Allendale. Une lumière nouvelle enveloppe cette scène, tandis que le groupe des figures — décentré vers la droite et dégageant ainsi le paysage — émerge et se dissout dans l'ombre profonde de la grotte. Dans le Tramonto de la N. G. de Londres, s'annonce déjà le paysage pur, l'expression du sentiment, de la peinture moderne.

   Ces caractères de la première manière giorgionesque se précisent dans le contenu et dans le style de la Judith (Ermitage) ; la figure, au rythme souple et contrôlé, marquée par la culture d'Ombrie et d'Émilie, et teintée de réminiscences léonardesques, se situe dans un espace limité, au premier plan, qui s'ouvre et s'étend ensuite jusqu'à la ligne estompée d'un horizon rose-orangé. L'union de la figure avec le paysage est réalisée par la lumière qui baigne les couleurs et les pénètre, construisant et révélant les formes qui s'interpénètrent en se fondant dans une poussière d'or.

   Le Portrait de jeune homme (Berlin, musées de Berlin) rappelle Antonello par sa pose de trois quarts et Giovanni Bellini par le motif du parapet, mais ici la lumière ne définit plus, comme chez ces deux maîtres, des zones denses de couleur : elle devient elle-même le rose lilas infiniment raffiné du vêtement, l'ovale du visage rêveur, la chevelure brune gonflée. L'Enfant à la flèche (Vienne, K. M.) émerge au contraire de la pénombre à la manière de Léonard, mais avec plus d'abandon dans le passage des formes imprégnées de lumière.

   L'influence ombro-émilienne se manifeste dans la formule de composition du fameux tableau d'autel de Castelfranco figurant la Vierge et l'Enfant entre saint François et saint Libéral (église S. Liberale), l'une des rares œuvres de Giorgione acceptées par tous les historiens. Au schéma bellinien, Giorgione substitue ici le motif nouveau de la Vierge placée sur un trône très élevé se détachant sur un fond de paysage étendu. La composition s'organise sur deux plans : dans le premier, les deux saints, dont la présentation est aussi d'inspiration émilienne, sont debout sur un pavement quadrillé en perspective ; une tenture de velours rouge, servant de fond au trône où siège, inaccessible, la Vierge, sépare ce premier plan du second, où s'étend le paysage. L'image de la Vierge, vêtue de vert et enveloppée d'un manteau pourpre, est à la fois le sommet de la composition et son épisode sublime. Dans le visage d'une pureté toute hellénique comme dans le vêtement, la lumière acquiert une résonance très chaude, qui semble accentuer la séparation du personnage divin de ceux des saints, recueillis dans une contemplation solitaire. Le paysage, une campagne silencieuse avec un village et des collines, baigne dans la même lumière dorée. Commandé par Tuzio Costanzo en mémoire de son fils Matteo (mort en 1504), le tableau n'a évidemment aucune intention narrative : les figures vivent leur vie méditative personnelle, unies cependant par cet accord de couleur et de lumière, ici froid ou éteint, là doux ou brillant, qui est le vrai élément coordinateur de la composition.

   La plénitude de sa maturité artistique s'épanouit dans la Tempête (Venise, Accademia). La toile, de format modeste, représente un ruisseau, quelques ruines, des arbres et, plus loin, un village sous un ciel orageux zébré des lueurs de la foudre ; à gauche un jeune soldat debout, à droite une femme nue tenant son enfant. Sans chercher les allusions culturelles et les sous-entendus littéraires qui ont certainement poussé Giorgione vers ce thème nouveau, et qui a donné lieu à un grand nombre d'interprétations on peut affirmer que le véritable protagoniste de la Tempête est la nature, avec ses phénomènes spontanés et son renouvellement perpétuel et inquiétant, dont l'homme fait partie au point d'en être seulement l'un des aspects changeants, l'homme que le frisson de l'ouragan menaçant ne distrait pas de son perpétuel colloque avec lui-même.

   De 1506 (comme l'indique une inscription au dos du tableau) date le portrait dit " de Laura " (Vienne, K. M.). Son exécution simple, d'une grande puissance synthétique, démontre que Giorgione s'est maintenant libéré de toutes les influences et de la " timidité géniale " qui caractérisaient ses premières œuvres. Des fresques peintes en 1508 sur la façade du Fondaco dei Tedeschi, qui comportaient des figures et des éléments décoratifs, ne subsistent plus auj. que des lambeaux de figures à peine lisibles. Mais une de celles-ci, une Femme nue (Venise, Accademia), permet de penser qu'elles obéissaient aux mêmes exigences de monumentalité et de coloration vive. À propos des Trois Philosophes (Vienne, K. M.), il a été souvent question des courants philosophiques du début du cinquecento et des tendances prédominantes de l'université de Padoue, que Giorgione connaissait certainement. Le critique A. Ferriguto (1953) voit dans ce tableau les trois phases successives de l'aristotélisme. Grandioses et solennels, les trois savants se tiennent immobiles dans un décor composé d'une anfractuosité de rocher, d'un arbuste au léger feuillage naissant, d'un arbre dépouillé se découpant sur le ciel pur et d'un buisson touffu, rappels symboliques des trois âges de la vie de l'homme (ce thème est également traité, de manière différente, dans le fameux tableau du Palais Pitti, attribué aujourd'hui à Giorgione par de nombreux historiens et qui serait antérieur, au moment òu le jeune artiste est marqué par son admiration pour Léonard de Vinci). Et sur tout cela pèse le silence mystérieux de qui attend la réponse à une question urgente et redoutable, vibre la spiritualité nouvelle qui peut naître d'un thème non plus religieux mais profane et triomphe l'esprit cosmique découvert et restauré par l'humanisme néo-platonicien.

   On retrouve la synthèse nature-figure dans la Vénus endormie (Dresde, Gg), dans la ligne ondulée et très pure du nu qu'accompagne la courbe molle des collines. La jeune fille est endormie au sein du paysage, dont elle est un élément, baignée dans la lumière du couchant, qui adoucit les rythmes de son corps chaste et en réchauffe les chairs. Titien, qui, à cette époque, est déjà l'élève de Giorgione, a rompu ce silence en ajoutant au paysage un groupe de maisons et sans doute, au premier plan, la draperie aux reflets argentés. L' œuvre est même considérée comme entièrement de la main de Titien par certains historiens (Hourticq, Longhi, Ballarin). Autre sujet de controverses passionnées, l'attribution au jeune Titien d'un groupe de trois œuvres traditionnellement données à Giorgione : le Concert champêtre (Louvre), la Femme adultère (ou Suzanne et Daniel, musée de Glasgow) et la Vierge à l'Enfant avec saint Antoine de Padoue et saint Roch du Prado. Aujourd'hui, une majorité d'historiens a pris parti en inscrivant ces œuvres dans le catalogue de Titien. Dans le Concert champêtre, tous reconnaissent pourtant que le fluide mystérieux qui lie les musiciens absorbés et les deux belles indifférentes au paysage alangui sous le soleil couchant d'une journée trop chaude est d'ascendance giorgionesque.

   Les problèmes posés par les portraits et les " figures de caractère " attribuables à Giorgione ne sont pas moins discutés. Si l'émouvant Portrait d'homme du musée de San Diego paraît bien authentifié par une inscription au revers du panneau et si la majorité des historiens s'accordent pour lui donner la fameuse Vieille de l'Accademia de Venise et le Portrait d'homme en armure avec son serviteur de Vienne, ainsi, de façon moins consensuelle, que le Portrait de jeune homme du musée de Budapest, il n'en est pas de même pour d'autres figures fort remarquables qui lui sont attribuées avec autorité par certains spécialistes. Il s'agit d'une part de l'Homme en armure avec un page des Offices et du Double portrait du musée du Palazzo Venezia de Rome, dont l'intériorité est traduite avec une rare subtilité, et d'autre part de trois grandes toiles représentant des musiciens (Concert, coll. part. Chanteur, Joueur de flûte, Rome, Gal. Borghese), qui illustreraient la dernière manière, monumentale et expressive, de l'artiste.

   De ses débuts, chargés d'influences et de suggestions culturelles, au dépassement de celles-ci grâce à une imagination capable de les libérer de l'emprise académique, Giorgione a formulé un nouveau langage. Pour compenser peut-être la brièveté de sa vie et la rareté de ses œuvres, ce langage a eu d'innombrables filiations ; et même si elles diluèrent ou transformèrent le sens original de la poésie du maître, elles marquèrent cependant la naissance de la peinture moderne.

   Parmi les artistes qui subirent une influence directe et déterminante de Giorgione, il faut au moins mentionner, outre Titien et sans doute le vieux Giovanni Bellini lui-même, Catena, Sebastiano del Piombo, Palma Vecchio, Cariani, Romanino, Savoldo, Pordenone et Dosso Dossi ainsi que le dessinateur et graveur Giulio Campagnola, dont les estampes contribuèrent largement à la diffusion du " giorgionisme ". On a récemment proposé de rendre à Giorgione certains des admirables dessins (généralement des paysages arcadiques) qui avaient été attribués à Campagnola (Louvre, Offices). Le seul dessin reconnu par tous comme de Giorgione est la Vue du château de San Zeno de Montagnana de Rotterdam (B. V. B.).

   D'autre part, il n'est pas inutile de rappeler que les tableaux suivants sont également le plus souvent attribués à Giorgione : l'Adoration des mages (Londres, N. G.), l'Épreuve de Moïse et le Jugement de Salomon (en partie seulement ; Offices), la Vierge à l'Enfant dans un paysage (Ermitage), le Jeune Berger à la flûte (Hampton Court).