Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
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romantisme (suite)

1770-1800

Les peintres de la phase préromantique furent victimes de leur éducation néo-classique, consacrée principalement à l'étude à l'atelier, à celle des moulages antiques et à celle, très approfondie, de l'histoire grecque et romaine. Füssli et Blake en Grande-Bretagne, Girodet en France commencèrent à traiter des thèmes d'un romantisme sauvage et même mélodramatiques, mais ils ne furent pas capables de les traiter dans le style libre approprié. La sculpture exerçait encore son influence tyrannique, comme en témoignent les dessins de Romney, d'inspiration shakespearienne (Cambridge, Fitzwilliam Museum), ou les peintures léchées de Girodet (Endymion, Louvre). Certains tempéraments rebelles, comme Blake ou Girodet, trouvèrent plus simple de dépasser la tradition ; mais même des esprits authentiquement romantiques, comme Friedrich, continuèrent à exploiter un dessin accusé et une palette discrète. Cette phase est surtout romantique par le choix des sujets. Tous les thèmes ont été découverts, mais non la manière de les traiter. En réalité, on doit au préromantisme l'invention de nombreux thèmes qui furent plus largement exploités entre 1820 et 1840, bien qu'avant 1800 la beauté du coloris et celle de l'exécution soient déjà des notions familières.

   Le principal changement dans le choix du sujet concerne à la fois l'aspect historique et l'aspect littéraire. On préféra désormais Shakespeare ou Froissart à Tite-Live, et Ossian à Ovide. En France, Shakespeare devait être au centre du débat entre classiques et romantiques à partir de 1820. La redécouverte de Shakespeare au XVIIIe s. se manifesta évidemment en Grande-Bretagne. La Shakespeare Gallery de Boydell, composée d'œuvres commandées à une trentaine d'artistes à partir de 1786, incita beaucoup de peintres à faire preuve de plus d'imagination dans les costumes et les attitudes, bien que peu d'entre eux pussent se comparer à John Runciman dans son chef-d'œuvre le Roi Lear dans la tempête (Édimbourg, N. G.), exécuté dès 1767. En France, un courant parallèle se développa avec l'initiative du comte d'Angiviller, qui tenta de réveiller l'orgueil national en commandant, tant aux peintres qu'aux sculpteurs, des œuvres consacrées aux héros de l'histoire de France, notamment à Saint Louis, à Henri IV et à Bayard. Le Roi Lear de Runciman peut être comparé à l'Arrestation du président Molé par Vincent (1779, Paris, Palais-Bourbon) ou à la Mort de Léonard de Vinci par Ménageot (1781, hôtel de ville d'Amboise), thème qui parviendra à Ingres sans changements. L'Américain Benjamin West, peut-être l'artiste le plus représentatif de ce moment, prenait ses sources dans l'histoire ancienne, l'histoire moderne et l'histoire contemporaine, mais, très audacieuse sur le plan formel, la composition est morne sur le plan de la couleur et l'exécution sans mérite.

   L'imagination alimenta le fantastique. Le XVIIIe s. avait été la période des drames noirs, dans le roman comme au théâtre, et l'évocation sincère de l'horreur ou de l'effroi envahit les œuvres de plusieurs préromantiques. Le résultat est frappant, même quand l'effet est superficiel et pittoresque comme dans le Nocturne au bord de la mer (Louvre) de Joseph Vernet ou Sadak à la recherche des eaux de l'oubli de John Martin (Southampton, Art Gal.). Parfois, cet aspect s'impose complètement à l'imagination et donne à l'inconscient un rôle prédominant qui affecte à la fois la présentation de l'œuvre et son exécution : le Cauchemar de Füssli (1782, Francfort, musée Goethe) ou les Sept contre Thèbes de Girodet (musée de Montpellier). Cette vision fantastique et noire se libéra tout à fait chez Goya et Géricault.

1800-1824

Le préromantisme avait été dominé par les modes et les formes de la sensibilité anglaise. La maturité du Romantisme est surtout française. La période de 1800 à 1824 vit l'avènement de la peinture d'histoire moderne, l'établissement d'une école paysagiste moderne et la fin de l'hégémonie de la sculpture au bénéfice de celle de la peinture. Tous ces changements sont nets, mais peut-être le plus frappant est-il représenté par les grandes séries de tableaux sur l'histoire moderne exécutées par David, Gros et Géricault. Dès 1823, Stendhal considérait les tableaux épiques de David, dont le réalisme fait appel à l'imagination, comme essentiellement romantiques ; ils incarnaient l'esprit même de la Révolution et étaient immédiatement intelligibles aux " enfants de la Révolution ". David, trop souvent enrôlé dans le camp néo-classique, fit réellement œuvre de peintre moderne en 1793 avec la Mort de Marat (Bruxelles, M. R. B. A.), où la référence à l'art ancien (Caravage ou la Pietà traditionnelle) est totalement mise au service d'un message contemporain. Le Marat de David, œuvre dont le caractère d'affliction porte le poids de l'idéalisme méditatif de l'artiste, domine l'art français de cette période. Le legs de cette vision noire de l'épopée a été recueilli par Gros (Bataille d'Eylau, 1808, Louvre), Géricault (le Radeau de la Méduse, id.), Delacroix (Dante et Virgile, 1822, id.) et même par Daumier et Courbet.

   Au cours de ces années, le Romantisme français est essentiellement une chronique de la Révolution et de l'Empire. De plus, il est dominé par le personnage de Napoléon, qui apparaît comme le héros ou l'anti-héros dans bien des toiles. Aux yeux de David, Bonaparte " traversant le Grand-Saint-Bernard " était le héros d'une ère nouvelle, nimbé de l'aura du génie et du prophète. Pour Gros, plus impressionnable, Napoléon avait un caractère pour ainsi dire messianique (les Pestiférés de Jaffa, 1804, Louvre). Géricault, encore jeune, pressentit avec Gros, sans jamais l'expliciter, que l'esprit de la guerre est assombri par la réalité de la mort, quelle qu'en soit la cause : il a peint son Cuirassier blessé (1814, id.) comme un effet de nuit, avec le même coloris sombre et éloquent du Marat de David, tandis que son Radeau de la Méduse, gigantesque illustration d'un naufrage contemporain dans l'océan Indien, montre une multitude de corps nus luttant dans la même obscurité infernale. Le format de ces épopées modernes semble avoir été élaboré en Angleterre par John Singleton Copley, qui, entre 1770 et 1780, avait peint une extraordinaire série d'œuvres sur des thèmes empruntés à l'histoire moderne : Brook Watson et le requin (1778, Londres, Christ's Hospital), la Mort de Chatham (1779-80, Londres, Tate Gal.) et la Mort du major Peirson (1783, id.). Ces œuvres, quoique tout à fait originales du point de vue de la composition, relèvent à vrai dire d'un art descriptif, car il n'y a aucune tentative de l'artiste pour interpréter ou commenter l'événement. La formule fut exaltée par Goya, dont les sentiments furent si profondément heurtés par les humiliations imposées à son pays qu'il rejeta toutes les règles expressives traditionnelles en faveur de la description brutale, presque caricaturale et même expressionniste qui caractérise le Dos de Mayo (1814, Prado). Il n'est pas certain que cette œuvre ait été connue des artistes français, mais il existe des similitudes frappantes entre Goya et certains romantiques français. Goya devait susciter la profonde admiration de Delacroix et de Baudelaire ; les fantasmes de son tempérament sombre (les Désastres de la guerre, les Proverbes) révèlent à quel point un peintre, témoin de son propre temps, peut dépasser les limites du conscient, ce qui fut réalisé avec un égal courage par Géricault dans ses portraits de fous (exécutés probablement v. 1822).

   Suivant de près ces réalisations, tout en leur étant contemporaine, se situe la quête d'une pureté formelle, surtout inspirée par des intentions morales. Les gravures de Flaxman, d'après les vases grecs, jouèrent un rôle considérable dans la formation d'Ingres, au même titre que les peintures du quattrocento exposées au musée Napoléon. Une douceur archaïque, que les contemporains qualifièrent de " gothique ", imprègne le portrait de Mademoiselle Rivière (1805, Louvre), bien qu'Ingres n'ait pas tenté de se transformer en peintre du Moyen Âge ou de la haute Renaissance. Ce qui fut le cas des Lucasbruder, groupe d'artistes allemands qui, sous la direction de Pforr et d'Overbeck, s'établirent dans le monastère de Sant'Isidoro à Rome en 1810 et s'identifièrent aux premiers peintres florentins, dont ils s'efforcèrent d'imiter les œuvres de façon presque douloureuse (fresques de la Casa Bartholdy, 1805-1816).

   Une autre innovation de l'époque fut la redécouverte d'un style de paysage significatif, libéré des traditions classicisantes comme de l'éclectisme du XVIIIe s. Ce fut surtout le triomphe de l'Angleterre, bien qu'en France on doive citer Georges Michel, inspiré de Rembrandt et de Ruisdael, dans son interprétation de la nature. En Angleterre, cependant, une vigoureuse école provinciale, située dans l'East Anglia et animée par Crome et Cotman, s'attacha à faire revivre en toute liberté la tradition du paysage hollandais en dehors des formules d'atelier ; elle donna naissance, au XIXe s., à l'un des deux courants majeurs de la peinture anglaise. Constable et Turner, les deux grands noms de l'histoire du paysage anglais en général et du Romantisme anglais en particulier, représentent deux versions différentes du monde, mais qui ne s'excluent pas pour autant. Constable demeura un artiste instinctif et autodidacte, profondément attaché à son entourage et mieux inspiré par les régions mêmes de l'Angleterre où il avait été heureux : Suffolk, Salisbury, Brighton et Hampstead. La simplicité absolue de sa vision s'opposait totalement aux goûts " sublimes " de l'époque, qu'il désapprouvait ; Constable se rapprochait davantage du Naturalisme septentrional que de l'Idéalisme méridional et il lui arrivait parfois de saisir un peu de la joie de vivre universelle de Rubens (le Moulin de Flatford, 1817, Londres, N. G.). Sa facture est quelquefois rude, avec des effets de surface brillants, et elle enthousiasma Delacroix lors de l'exposition de la Charrette de foin (id.) au Salon de Paris en 1824. La passion de Constable pour le monde naturel s'exprima de façon plus directe dans les études ou les esquisses de plein air qu'il exécuta pour ses grandes toiles. De telles esquisses, déjà achevées en elles-mêmes, débordent d'une vitalité que ne conserveront pas toujours ses compositions une fois terminées. Turner est un génie plus complexe, et ses chefs-d'œuvre appartiennent à l'apogée du Romantisme. Formé comme aquarelliste dans la tradition de Cozens et de Girtin, il exposa ses premières peintures à l'huile à la Royal Academy en 1797. Ses œuvres de grand format acquirent un caractère monumental quand il subit l'influence de Claude Lorrain, mais l'imagination picturale de Turner transforme le schéma original en une apothéose inédite et traduite pour la première fois en termes de lumière et d'atmosphère.