Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
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photographie et peinture (suite)

Abandon de la peinture imitative autour de 1880

L'expérience de Degas était un aboutissement sans lendemain, et c'est alors qu'apparaît la grande conséquence de la photographie sur la peinture, reconnue par des critiques comme Fénéon, des artistes comme Redon, Gauguin, qui dispense désormais les peintres de la servitude du réalisme objectif. Ce qui n'empêche pas les artistes symbolistes, comme plus tard les abstraits, d'utiliser la photographie. Gauguin s'est servi plusieurs fois de photographies (dont il gardait en général seulement la composition d'ensemble) comme d'un repoussoir pour l'inspiration de ses tableaux : c'est le cas pour le Pape Moe de 1893. Un autre symboliste, le Belge Fernand Khnopff, lui, a travaillé presque exclusivement à partir de photographies (sa sœur était son modèle préféré) qu'il décalquait, non sans épurer au besoin l'imperfection des contours du visage ou du corps. Dans Souvenirs (1900), par exemple, le contraste entre certaines attitudes anticonventionnelles, saisies avec la même acuité qu'un Degas (mais à moindre frais, puisque Khnopff, semble-t-il, décalquait les photos, mais ne dessinait pas), comme dans la jeune fille qui tient négligemment sa raquette de tennis dans le dos, et le contexte mystérieux et immobile du reste du tableau introduit cette note de " sur-réalité " typique du Symbolisme belge.

   Par la suite, tous les peintres ont continué et continuent comme par le passé à chercher dans la photographie soit un motif d'inspiration, soit une méthode de travail.

Influence de la photographie scientifique sur Duchamp et sur les futuristes

Le caractère mécanique de la photographie, qui la rendait suspecte aux artistes du XIXe s., constitua au contraire son attrait aux yeux des artistes au début du XXe s.— en particulier de Marcel Duchamp et, à sa suite, des futuristes (même s'ils ne voulurent jamais reconnaître leur dette envers la photographie). Logiquement, ce fut dans son aspect le plus scientifique que la photographie fut une suggestion pour le peintre. Les découvertes de Muybridge avaient dévoilé pour les artistes comme pour les esprits scientifiques la contradiction existant entre les lois cachées de la nature et l'apparence sensible. Développant Muybridge, la chronophotographie de Marey, dont les premiers exemples furent publiés en 1882 dans la Nature, permettait d'obtenir sur un seul cliché l'évolution en une courbe continue du mouvement humain ou animal. Elle introduisait ainsi dans la représentation à 2 dimensions la notion du temps et de l'espace parcourus lors du déplacement des corps de façon combien plus éloquente et spectaculaire que les images statiques de Muybridge. Déjà, elle offrait une expression plastique des lois scientifiques digne d'attirer l'attention des peintres.

   Peut-être la leçon de Muybridge a-t-elle encouragé Duchamp à tourner le dos définitivement à la représentation du visible au profit d'une esthétique fondée sur la spéculation intellectuelle. Mais c'est bien la chronophotographie de Marey qui a déclenché la rupture. Duchamp s'est inspiré en fait des chronophotographies " partielles " ou " géométriques " que Marey avait obtenues en 1883 au moyen d'un costume noir qui se confondait avec le champ, de même couleur, sauf d'étroites bandes de métal brillant, qui, alignées le long de la jambe, de la cuisse et du bras signalaient exactement la direction des os de ses membres. Dans le Nu descendant un escalier n° 2 (Philadelphie, Museum of Art, coll. Arensberg), la référence à Marey paraît presque littérale. Mais le choix du caractère — totalement désincarné — de la figuration indique que, pour Duchamp, la chronophotographie n'est qu'une étape lui permettant de remonter aux principes sans se soucier de l'enveloppe. Les Nus ouvrent en effet la voie à toute une méditation sur le temps et l'espace, amorcée à propos de la représentation du mouvement, encore aisément perceptible dans le Roi et la reine entourés de nus vites (1912, Philadelphie, Museum of Art, coll. Arensberg), d'une lecture plus complexe dans la Mariée mise à nu par ses célibataires, même (1915-1923, id.), dont le support vitré (d'où le second titre de l'œuvre, le Grand Verre) est une allusion directe à la fenêtre vitrée de l'appareil photographique. On trouve un écho atténué des préoccupations de Duchamp en liaison avec les chronophotographies de Marey dans les toiles de certains membres du groupe de Puteaux : chez Kupka accidentellement et surtout chez Jacques Villon.

   À la suite de Duchamp, qu'ils connaissaient depuis 1911, les futuristes ont tiré un parti esthétique des découvertes de Marey. Ils se sont familiarisés avec elles par l'intermédiaire des frères Anton (1890-1960) et Bruno Bragaglia, photographes, qui adaptèrent les méthodes de Marey dès 1910. En 1911 et 1913, les 2 frères exposèrent à côté des futuristes à Rome, tandis qu'ils travaillaient en association étroite avec Balla. Mais, après la publication du livre d'Anton Bragaglia Fotodinasmismo futurista, en 1913, résumé de ses recherches chronophotographiques, les futuristes expulsèrent ce dernier du groupe et désavouèrent publiquement dans la revue Lacerba le photodynamisme et la photographie en général, malgré leur volonté déclarée d'introduire la machine dans la peinture. Mais de nombreux tableaux de Balla, comme par exemple la Fillette courant sur le balcon (1912), aussi bien que l'inspiration de certains titres futuristes, tel Trajectoire d'un appareil volant décrivant une sinueuse dans l'air, ou que des conceptions comme celle de la " forme-force " de Boccioni, sont là pour témoigner de cette inspiration. Duchamp a défini non sans justesse le Futurisme comme " un impressionnisme du monde mécanique " ; comparée à l'approche très cérébrale et rigoureuse de Duchamp (chez qui le goût du canular n'est qu'une déformation de plus de l'esprit mathématique), l'utilisation de la chronophotographie par les futuristes obéit à un propos plus vague, encore du domaine de l'effusion sensuelle : peintres avant tout, ils se sont contentés d'y trouver une expression visuelle convaincante de leur conception du dynamisme (surtout Balla et Boccioni), pour se complaire parfois simplement à son jeu graphique (certains tableaux de Balla, comme le Rythme de l'archet, 1912, coll. part.).

   À côté de la chronophotographie, bien d'autres formes de photographies scientifiques, aériennes, télescopiques, microscopiques ont fourni aux peintres abstraits tout un répertoire de formes, notamment à Paul Klee et à Malevitch ; ce dernier y fait allusion plusieurs fois : lorsqu'il publie dans Die gegenstandslose Welt (le Monde sans objet) [1927] des photos de vol d'escadrille qui l'ont stimulé ; déjà, dans le photomontage du Diagramme pédagogique n° 16 (New York, M. O. M. A.), il explique au moyen de photos les sources du Cubisme, du Futurisme et du Suprématisme (pour ce dernier, ce sont essentiellement des vues aériennes).

Dada : la photographie comme matériau du peintre

PHOTOMONTAGE.

La photographie de presse, source d'inspiration du pop art dans les années 1960

L'héritage dada est évident dans l'art pop et il est significatif qu'on voie le point de départ du mouvement dans un photomontage de Richard Hamilton exposé en 1956 à la Whitechapel Art Gal. de Londres lors d'une manifestation sur la culture de demain : " Qu'est-ce qui rend les intérieurs d'aujourd'hui si différents, si séduisants ? ", où, dans un cadre moderne encombré d'une télévision et d'un magnétophone bien en vue, sous les yeux d'une pin-up, un athlète pour magazine pseudo-culturiste brandit en guise d'haltère une sucette gigantesque où est écrit " pop ". Dans cette tendance qui se veut le reflet à la fois complice et moqueur de la société de consommation, la photographie est omniprésente. Surtout, elle offre les sujets où domine le gros plan publicitaire ; chez Andy Warhol (les célèbres boîtes de conserve de soupe Campbell), James Rosenquist, Wesselmann, dont le style a la vulgarité voulue et racoleuse des affiches peintes d'après des photographies, les faits divers (Carcrash d'Andy Warhol) et surtout les vedettes de la presse du cœur, véritables héroïnes du pop art : Jackie Kennedy, Elvis Presley (Andy Warhol) et Marilyn Monroe (Warhol et Hamilton). Enfin, dans l'art pop, la photographie, sous la forme de reproduction photomécanique, sert aussi, mais de façon non exclusive, de modèle esthétique et de technique : Andy Warhol est le cas limite ; voulant, de son propre aveu, être une machine, il se contente de choisir ses modèles dans les journaux, les fait sérigraphier sur écran de soie, où le grain de la trame photomécanique, agrandi, est mis en évidence comme élément stylistique, et répète l'image comme pour un panneau publicitaire. Robert Rauschenberg, lui, cherche à créer une tension entre la surface peinte de la toile, plane, et l'espace illusionniste suggéré par les reproductions tirées de magazines que d'abord il imprimait sur la toile par simple frottage, puis qu'il faisait sérigraphier. En Europe, les thèmes de prédilection sont empruntés à l'information politique (chez les Espagnols Eduardo Arroyo et Erro, lequel entreprend en 1964, avec les Quarante-Sept Années, au titre énigmatique, une sorte d'épopée comparée en images de l'Amérique et de la Russie depuis le début du siècle), à la culture proprement " pop " : les musiciens noirs ou américains (Bernard Rancillac, autour de 1973-74), ou à cette ultime forme de consommation offerte par la société que sont les chefs-d'œuvre des musées (Alain Jacquet). La technique utilisée rejoint les thèmes : Arroyo, Erro et Rancillac adoptent l'exagération caricaturale de la photographie de presse chère à la bande dessinée, tandis qu'Alain Jacquet, partisan du " Mec'Art ", singe avec une ironie impassible la reproduction iconographique (Thomas Eakins : swimming hole, 1966-1968).

   L'Anglais David Hockney, du moins à partir de 1965-66, et l'Italien Michelangelo Pistoletto illustrent avec subtilité et raffinement par la technique et le choix des sujets des aspects caractéristiques de notre société. Le premier peint sur des photographies de type instantané, projetées sur la toile (The Bigger Splash), le second décalque des agrandissements à l'échelle humaine d'hommes ou d'animaux sur du papier pelure qu'il colle alors sur un miroir ou une grande feuille de plastique transparent et peint de la façon la plus illusionniste possible, créant une ambiguïté entre l'espace du tableau et l'espace réel où se meut le spectateur.