Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
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marché d'art (suite)

L'amateur éclairé

Si le marché conserve son aspect artisanal jusqu'à la fin de l'Ancien Régime, c'est que l'amateur se considère comme un connaisseur, et, de plus, se déclarant désintéressé des problèmes matériels, il trouve inélégante toute idée de spéculation. Se voulant éclairé, il ne ressent pas le besoin d'être rassuré par la présence de certificats d'authenticité signés par des experts. S'il y a un différend, on fait appel à un artiste ; le banquier Chigi, ayant versé à Raphaël une somme de 500 ducats pour l'exécution des Sibylles, fresque destinée à l'église S. Maria della Pace à Rome, refuse de payer un supplément de 400 ducats. Plutôt que d'entamer un litige, il charge Michel-Ange d'arbitrer l'affaire : " Il faut payer, déclare le sculpteur à la vue de l'œuvre, une seule des figures vaut à elle seule 400 ducats. " Certains veulent bien se prononcer sur l'œuvre, mais non sur sa valeur. Vernet affirme que " les artistes ne sont juges que du mérite des ouvrages relativement aux beautés de l'art et non pas de leur valeur pécuniaire dans le commerce ".

La spéculation

La notion de cote apparaît au XVIIe s. La correspondance entre Fouquet et son frère permet de constater l'existence d'une certaine fièvre aux poussées assez incohérentes.

   Non contents d'acquérir deux ou trois toiles, les amateurs s'efforcent d'amasser toute l'œuvre d'un peintre, qu'ils ne revendent pratiquement jamais. En réalité, l'heure de la grande spéculation n'est pas encore arrivée. Si un homme bien né aime une toile, il l'acquiert. Si un peintre lui plaît, il l'entretient à demeure, et rarement ses œuvres seront considérées comme des marchandises. Un gentilhomme peut peindre pour son plaisir, mais à aucun moment il ne pourra tirer parti de son talent. C'est par une série de subterfuges et de faux témoignages que Philippe IV réussit à conférer à Velázquez le titre de majordome.

   Depuis la Fronde, la passion pour les objets d'art gagne les gens de robe, les grands négociants et les financiers. En 1662, les bibliophiles guettent la dispersion des collections du cardinal de Mazarin.

   D'année en année, le nombre des amateurs s'accroît. À l'époque de Louis XIII, il n'y a guère de villes de province qui n'en abritent au moins une vingtaine. Londres, Paris, Bâle, Nuremberg se disputent la suprématie du négoce des objets d'art. La clientèle s'est démocratisée, et c'est à la bourgeoisie que les marchands ont affaire. Comme à Rome deux millénaires auparavant, les objets sont des accessoires vendus par des négociants dépendant de la corporation. C'est chez les merciers, les orfèvres que l'on trouve les objets d'art. La boutique de Gersaint, peinte par Watteau nous donne une idée de la manière dont devaient se présenter les objets aux yeux des promeneurs. Les amateurs, les gens de la Cour, les bourgeois enrichis, les financiers ont le goût du nouveau et se débarrassent sans complexe des œuvres estimées par la génération précédente. Les choses du passé les laissent indifférents. À cette époque encore, et jusqu'au début du XIXe s., acquérir des " antiquités " reste l'apanage de quelques excentriques, des " anticomanes ", comme les appelle Balzac. Seul un petit nombre de " précieux " éprouvent le besoin de s'entourer d'objets anciens. Nul besoin de négoce pour les trouver. Les précieux se les procurent par milliers sur place : dans les décombres d'Athènes ou de Rome.

Évolution du négoce

Jusqu'au début du XIXe s., ceux qui font profession de vendre des tableaux sont volontiers considérés comme des coquins. Les statuts de l'Académie royale interdisent à ses membres d'ouvrir une boutique de tableaux ou d'exercer tout commerce d'art. Ainsi l'élection de Mme Vigée-Lebrun ne va pas sans difficultés, car celle-ci est l'épouse d'un marchand. Et pourtant les démarches commerciales de Lebrun sont souvent remarquables. Ses méthodes préfigurent celles qui seront utilisées plus tard par Duveen et Wildenstein. Il édite des ouvrages de luxe, sortes de catalogues sous forme de livres, dans lesquels sont reproduits les tableaux qu'il veut vendre et où il vante souvent le talent de grands peintres injustement oubliés.

   Il faudra attendre le XXe s. pour voir, en Grande-Bretagne, le marchand Duveen appelé à la pairie et, en France, Daniel Wildenstein invité à siéger à l'Académie des beaux-arts.

   Sous la Révolution, l'artisanat artistique fabrique des crosses de fusil ou des souvenirs révolutionnaires. Le peu d'empressement mis par les Français à disputer aux marchands et aux collectionneurs anglais les trésors accumulés à Versailles et mis à l'encan prouve que la spéculation sur les œuvres d'art n'est pas encore entrée dans les mœurs.

   Pendant les dernières années du XVIIIe s. les œuvres conçues sous l'Ancien Régime souffrent de la mévente due à la crise financière et à la mode. Pour quelques centaines de francs, il est possible de se constituer une galerie de chefs-d'œuvre. Un Fragonard vaut de 50 à 200 F.

   En mai 1795, Christie adjuge l'Assomption de la Vierge de Murillo pour 46 guinées ; cette toile avait coûté vingt fois plus cher soixante ans auparavant. En 1797, un Raphaël, la Madone au corset rouge, provenant de la chapelle privée de Mazarin et que Trubull avait payé 40 000 livres, est adjugé pour 890 livres.

   Au lendemain du Directoire, la reprise s'amorce ; les manutentionnaires, les agioteurs, les acquéreurs de biens nationaux se manifestent bruyamment dans les ventes publiques. En 1801, les 158 tableaux provenant de la collection Toyolan — c'est la première vente importante effectuée depuis la Révolution — atteignent le prix respectable de 336 000 F. En revanche, les prix de la peinture " moderne " ne cessent de baisser. Les commandes se raréfient. Ce n'est que dans les premières années de l'Empire qu'un renouveau se dessine.

Les nouveaux amateurs

À dater des guerres du Premier Empire, la société bourgeoise qui, depuis plus d'un demi-siècle, fréquentait les Salons, se pique d'apprécier les arts et d'en connaître la valeur. Balzac et Flaubert ne sont pas toujours indulgents à l'égard de ces banquiers, de ces parfumeurs ou de ces bonnetiers à la recherche du " Beau ". Sauf pour quelques peintres officiels, la situation de la plupart des artistes reste difficile, sinon tragique.

   Sous la Restauration, ce n'est plus l'argent qui fait défaut mais le goût. La clientèle recherche des tableaux intimistes et bien " léchés ". Véron décrit ainsi ces " amateurs " : " L'un est fier d'un tableau quand il l'a payé très cher ; l'autre ne s'enorgueillit d'un tableau que lorsqu'il l'a payé très bon marché ; l'orgueil de l'un, c'est de s'y connaître assez pour avoir su mettre beaucoup d'argent sur une toile ; l'orgueil de l'autre, c'est d'être assez fort en peinture pour avoir découvert dans ce qu'on croyait une croûte un chef-d'œuvre de maître. "

La grande spéculation

Jusqu'en 1850, le promeneur trouve dans les échoppes des brocanteurs de quoi assurer la fortune d'un de nos contemporains. Villes et campagnes regorgent d'épaves du passé qui feraient frémir d'émoi les collectionneurs du XXe s. La société bourgeoise, européenne et américaine, qui profite de l'évolution économique et industrielle, découvre à son tour les bienfaits sociaux et financiers de la peinture moderne. L'œuvre d'art devient une " valeur " qui a une cote. Il n'est plus bon d'être un " indépendant ".

   À partir de 1840, les gens s'occupant de l'achat ou de la vente des objets prirent le nom d'antiquaires, mot qui a perdu le sens primitif d'érudit occupé à résoudre des problèmes d'archéologie. Les antiquaires se divisent en deux catégories : les spécialistes et ceux qui vendent de tout. C'est Durand-Ruel qui, le premier, comprit le rôle d'un marchand dans cette société en mutation. Reprenant la méthode du mécénat pour la transposer sur un plan commercial, il risqua sans cesse sa fortune pour faire triompher ses goûts et ses idées. Ses méthodes bouleversèrent les mœurs traditionnelles ; avec lui, le goût de l'amateur cesse d'être un critère, il doit adapter sa vision à celle du marchand. En 1869, Durand-Ruel écrit : " Un véritable marchand de tableaux doit être en même temps un amateur éclairé, prêt à sacrifier au besoin son intérêt, et préférant lutter contre les spéculateurs que s'associer à leurs agissements. " Contrairement à ses prédécesseurs, Durand-Ruel écoute les peintres, mais ne leur donne aucun conseil sur le plan esthétique ou technique. En 1866, il acquiert 70 toiles de Théodore Rousseau pour 36 000 F, puis, en 1871, pour 51 000 F d'œuvres de Manet, 500 F d'œuvres de Renoir. En 1884, il est endetté d'un million de francs, et les marchands de tableaux à la mode en profitent pour le menacer de réaliser en une seule fois, à l'hôtel Drouot, tous les tableaux impressionnistes qui sont sur le marché. Les négociants espèrent ainsi dévaloriser l'énorme stock de leur concurrent. Durand-Ruel meurt presque ruiné, avec, dans ses réserves, 800 Renoir et 600 Degas.

   Vers le milieu des années 1980, on n'en finit pas d'aligner des records d'un jour à l'autre, au cours des ventes, dans un marché saisi par le vertige et la spéculation, ce qui ne permet pas, dans de nombreux cas, l'acquisition d'œuvres majeures par les musées. Celles du XIXe s. atteignent ainsi des niveaux de prix exceptionnels (Van Gogh : Les Iris, 315 millions de F en 1987 ; Portrait du docteur Gachet, 458 millions de F en 1990 ; Renoir, Moulin de la Galette, 450 millions de F, 1990). Quelque 300 millions de F sont atteints en 1989 pour les Noces de Pierrette de Picasso et les œuvres du passé sont en voie de suivre cette pente ascendante : un dessin de Raphaël, Tête d'homme, 42 millions de F (1985) ; une Adoration des mages de Mantegna, 97 millions de F (1985). Plus récemment le Portrait d'un hallebardier (Cosme I er de Médicis), de Pontormo, a été adjugé pour 235 millions de F au musée Getty de Los Angeles (1989). Et la peinture contemporaine n'est pas en reste : Andy Warhol, Marilyn Monroe, 66 millions de F (1988), etc. Il n'est pas étonnant qu'après ces sommets le marché s'assainisse et que les prix soient largement à la baisse depuis 1991-92, même si les œuvres exceptionnelles connaissent encore de belles enchères, comme cette aquarelle gouachée de Matisse (la Danse, 1910) adjugée à quelque 9 millions de F (Drouot, 1995).